CATHOLICI semper idem (CSI)

« Il veut régner sur la France
et par la France sur le monde. »

5 juillet 2005

Mgr Delassus


L’AngliCampos de l’abbé Ratzinger

Les réseaux internationaux et les doctrines de la « réforme de la réforme »

L’Abbé Ratzinger, Robert Moynihan, Catherine Pickstock, l’abbé Barthe, Mr A.Nichols

Radical Orthodoxy et Cambridge

Les théoriciens de l’”Eucharistie oecuméniste”

Avertissement

Encore un dossier important, à lire avec attention

Cette étude comprend un volume important d’annexes

Pour bien comprendre le contexte actuel de l’AngliCampos, nous recommandons à nos lecteurs de lire également le dossier qui démontre l’invalidité des sacres des évêques conciliaires (rite Rampollo-Montinien du 18 juin 1968) ainsi que notre étude « L’Opération Rampolla » [1]

Il y a le plan de construction (coagula) de la religion universelle confié à l'abbé Lustiger et qui imposera la religion noachide, mais ce sera la phase finale, programmée dans un second temps.

Entre temps il y a la phase de destruction (solve) confiée aux Maçons rose-croix de la High Church qui est

1° de détruire les canaux de la grâce dans le rite latin (ce qui est fait progressivement depuis le 18 juin 1968 par les rituels invalides des sacres montiniens et fait d'une manière irréversible)

2° d’achever de neutraliser le reste de résistance catholique de la Tradition par l’AngliCampos de 2005

3° d’étendre par Ratzinger cette éradication des rites valides de sacres aux orthodoxes, aux rites orientaux et à l’Eglise chinoise par la réunion des 3 branches (opération Rampolla)

Alors la succession apostolique ayant été définitivement et irréversiblement éradiquée de la surface de la terre, le champ sera libre pour le Coagula de la religion universelle.

 

L’AngliCampos de « Catherine de Cambridge »

Alors qu’il va bientôt se mettre en place, à l’initiative de l’abbé Ratzinger, un super-Campos international qui regroupera les mutins de la FSSP, les mutins de la FSSPX et les communautés Ecclesia Dei, cette initiative s’inscrit dans un cadre idéologique plus large et d’inspiration anglicane. Depuis 7 à 10 ans, un groupe d’universitaires anglicans de la mouvance tractarienne a développé une thématique d’apparence anti-moderne et néo-platonicienne, favorable aux formes traditionnelles de la liturgi, sur le thème de l’Eucharistie. Cette thématique semble correspondre parfaitement au programme de « réforme de la réforme » de l’abbé Ratzinger.

Nous avons baptisé cette nouvelle structure du nom d’AngliCampos, ce qui en caractérise bien l’esprit et l’origine.

Il est plus que probable que derrière ces influences se trouvent des milieux gnostiques et des réseaux de l’ombre qui en constituent les véritables centres directeurs. Nous avons des raisons de penser que l’abbé Barthe jouerait un rôle important dans cette affaire.

Nous nous étonnons qu’aucune revue de la Tradition catholique (Sel de la terre,Fideliter, Sodalitium, SisiNono,…) n’ait jusqu’à présent étudié cette mouvance aux ramifications développées.

Ce groupe d’anglicans de Cambridge qui ont partie liée avec l’équipe de Ratzinger ont développé une thématique moderno-gnostique sur l’Eucharistie, qui va devenir le socle théologique d’une fédération œcuménique afin de parvenir à la réunion des 3 branches chère au pasteur Pusey (vers 1850).

L’abbé Ratzinger va vraisemblablement développer dans les prochains mois ce thème de l’Eucharistie à mesure que progressera son plan de réunion œcuménique de l’Eglise conciliaire, nouveau patriarcat latin, avec les anglicans et les orthodoxes.

Il accomplira ainsi son travail de vigneron homicide dans les vignes du Seigneur. L’image de la vigne fut chère à Pusey, et Ratzinger la repris, en forme de clin d’œil pour initié, depuis le balcon de la basilique Saint-Pierre au soir de son élection le 19 avril 2005.

 

Avec le départ des abbés Bruno Le Pivain, Fabrice Loiseau, de Mentque et de deux séminaristes de la Fraternité Saint-Pierre, commence peut-être publiquement la mise en place d’une structure internationale de type Campos afin d’attirer les traditionalistes du monde entier sous la coupe de l’abbé Ratzinger. Il est sûr que les 16 signataires de la lettre du 29 juin 1999 contre l’abbé Bisig seront partants pour cette nouvelle manipulation. A Ecône, le 29 juin 2005, Mgr Fellay a déclaré à ses prêtres que la FSSP est sur le bord de l’explosion et a aussi fait état d’une prochaine création d’une structure internationale qui pourrait prendre la forme d’une prélature personnelle, d’une administration apostolique ou encore une autre forme. Depuis hier, c’est l’abbé Thuillier qui part de la FSSPX. A-t-il été travaillé par cette bande romaine ? Lui a-t-on promis une place dans la nouvelle structure ? Les abbés déjà exclus sont acquis à la cause ratzinguérienne (Aulagnier, Laguérie, Héry, Guelfucci, Forestier). L’abbé Lorans, au rôle bien trouble, va-t-il suivre ?

Quels sont les soubassements organisationnels de ce super-Campos, quels en sont les fondements doctrinaux ?

Nos travaux de recherche nous ont conduit sur le premier point à faire ressortir des connexions internationales entre l’abbé Ratzinger, des revues de l’Eglise conciliaire (Communio, Catholica, Kephas, First Things, Inside the Vatican,…), un dominicain de Cambridge très prolifique (Aidan Nichols), des maisons d’éditions (Homme Nouveau, Ad solem de Grégory Solari), des abbés des milieux Ecclesia Dei (abbés Barthe, abbé Bruno Le Pivain), des laïcs (Bernard Dumont pour Catholica, Robert Moynihan pour Inside the Vatican, Denis Sureau pour les Editions de l’Homme Nouveau) et un groupe d’universitaires anglicans (Catherine Pickstock, John Milbank, Graham Ward) de Cambridge. Ces penseurs anglicans développent depuis plus de 10 ans, un mouvement théologique à prétention universaliste, appelé Radical Orthodoxy. Michael Davies et Una Voce ne semblent pas innocents dans cette affaire, si l’on en croit quelques confidences que nous citerons dans un autre message CSI.

C’est pourquoi, cette opération de fédération des forces traditionnelles catholiques (nées en réaction au concile Vatican II) en connexion avec les milieux conservateurs conciliaires, apparaît comme une concrétisation d’un discours relayé depuis plusieurs années dans les milieux Ecclesia Dei, par des figures anglicanes. Elle bénéficie du soutien de l’abbé Ratzinger, l’un des leaders de la révolution contre l’Eglise. Nous avons déjà eu l’occasion, dans les analyses et les documents de CSI, de montrer la continuité historique du plan anglican des milieux tractariens depuis le pasteur Pusey, en passant par Lord Halifax et les conversations de Malines en 1927 en vue de la subversion de l’Eglise et de la destruction de la succession apostolique. Actuellement, le dominicain Adrian Nichols, de Cambridge, joue un rôle de premier plan dans l’élaboration des principes de cette fédération. Cette destruction de la succession apostolique de rite latin est à l’œuvre depuis 37 ans, le rite invalide et néo-anglican de consécration épiscopale ayant été promulgué par Paul VI le 18 juin 1968.

Nous avons pour cette raison appelé ce projet l’AngliCampos.

Cet AngliCampos qui serait une structure tradi-conservatrice bénéficierait du soutien des milieux conservateurs anglo-saxons qu’ils soient conciliaires, épiscopaliens ou anglicans. Elle mettrait une forte pression sur Mgr Fellay et la FSSPX afin de les entraîner à rallier. Elle surgirait aussi sur la scène publique au moment où le plan Pike est sur le point de concrétiser une étape politique décisive par l’attaque contre l’Iran à l’initiative des néo-conservateurs américains. Ce serait le point de départ d’un enchaînement prévisible vers le clash des civilisations entre l’Occident d’un côté et l’islam de l’autre. La réalisation d’une telle structure contribuerait donc, par sa contribution sur le plan religieux, à atteindre les objectifs du plan Pike, sur le plan géo-politique.

La High Church et les loges illuministes Rose-Croix qui pilotent ces évènements et ces diverses initiatives poursuivraient ainsi leur destruction et de la civilisation chrétienne et de la succession apostolique abolissant ainsi le vrai sacrifice et l’Ordre de Melchisedech, toutes choses qui sont l’objet de leur haine séculaire.

Comment un abbé Célier, si au fait de tout à Paris, n'aurait-il jamais parlé de tout cela avec ses amis les abbés de Tanoüarn et Barthe ?

Rien sur les éditions Ad Solem, dont pourtant la politique et les auteurs méritent depuis longtemps une étude attentive, préférant promouvoir par des éloges injustifiés des romancières comme Gabrielle Cluzel. Sachant que cet abbé n'est pas un sot, il est évident qu'il fait objectivement le jeu de l'ennemi.

Reste-t-il à Suresnes, pour les informer ? Nous savons depuis longtemps que son "jeu" a été

1° de ne pas informer de la vérité ;

2° après l'avoir occulté, de déformer ses lecteurs pendant plus de quinze ans.

Le moins qu'on puisse dire est que dans toute société du monde du travail, un tel comportement méritait un renvoi pour faute professionnelle grave.

Mais ne le garde-t-on pas pour continuer ce "jeu" de déformation des fidèles ?

Pendant que l'ennemi travaille sans arrêt, des abbés Célier, aux postes si importants, s'amusent ...jusqu'à la catastrophe.

Nos lecteurs, mieux informé et formés ne se posent plus de questions et sur le rôle nocif de cet abbé et sur le silence des supérieurs. Ils n'ont plus aucune illusion.

Nous remarquons en plus qu'une équipe bordelaise sédévacantiste, reprend le relais de la désinformation, entraînant ses "supporters" dans des voies de garage. Ils refusent eux aussi de parler et des origines de la crise (refusant de faire connaître Mgr Delassus) et des plans qui se mettent en place. Bien sûr, ils n'ont aucun enseignement sur la solution voulue par Dieu et "pouffent" de rire dès que l'on parle du Christ Roi de France. Laissons les pouffeurs pouffer.

 

Qu’est-ce que Radical Orthodoxy ?

Il s’agit d’un mouvement théologique lancé par des universitaires anglicans de Cambridge vers le début des années 1990, et qui depuis n’a cessé de s’étendre dans des milieux religieux très divers et suscite aujourd’hui une fédération de défenseurs entre les anglicans et des figures de la mouvance conservatrice ou Ecclesia Dei de l’Eglise conciliaire.

« La circulation en 1997 de deux manifestes au titre provocateur, "Radical Orthodoxy : Twenty-Four theses" ( !) et "Radical Orthodoxy : Twenty more theses", ainsi que la publication en 1998 d’un recueil intitulé "Radical Orthodoxy - A new theology" [2] ont provoqué une controverse dans le monde universitaire et ecclésiastique anglophone qui peut surprendre à une époque pauvre en adversité et riche en indifférence. Ecartée par les uns pour son arrogance et son orientation prétendue réactionnaire et saluée par les autres comme le plus grand mouvement depuis la "nouvelle théologie", Radical orthodoxy se pose elle-même comme le seul mouvement théologique contemporain capable de rendre à la théologie le statut qui lui revient, à savoir celui de « revendiquer le monde en situant ses préoccupations et activités dans un cadre théologique [...] c’est-à-dire en termes de Trinité, de christologie, d’Eglise et d’Eucharistie [... et], face à l’effondrement séculier de la vérité [...], de reconfigurer la vérité théologique ». [3] Si ses avocats et ses opposants s’accordent sur une chose, c’est que c’est là le mouvement théologique contemporain le plus débattu en terres anglo-saxonnes. (…)

Le réalisme théologique professé par Radical orthodoxy se veut nouveau, en ce qu’il entend reprendre et approfondir la philosophie chrétienne historiciste et pragmatique (dans le sillon de Maurice Blondel) et la ’nouvelle théologie’ (dans le sillon de Marie-Dominique Chenu, Henri de Lubac et Hans Urs von Balthasar), tout en rejetant la voie de la théologie naturelle telle qu’elle s’est déployée depuis l’époque de Jean Duns Scot (1266-1308) et Guillaume d’Ockham (ca. 1288/89-1349). (…)

Radical orthodoxy revêt un double intérêt pour la théologie et la philosophie catholique contemporaine. D’une part, ce mouvement se positionne avant tout par rapport à la production philosophique et théologique française contemporaine, en premier chef la phénoménologie de Jean-Luc Marion et de Michel Henry. D’autre part, il vise à renouer avec, et à approfondir, la pensée de Maurice Blondel et de la "nouvelle théologie" dont l’héritage, selon les auteurs "radical-orthodoxes", n’a pas été assimilé par la théologie catholique du XXe siècle. » Adrian Pabst, Introduction à la théologie de John Milbank et à « Radical Orthodoxy » (Annexe E)

 

Historique

«Après sept siècles de dérive culturelle, trois siècles d'enténèbrement spirituel, (…) éclosent des fleurs aussi fraîches qu'au premier matin du monde. La foi de Radical Orthodoxy, née à Cam­bridge pour l'honneur de l'Eglise an­glicane et réunissant de plus en plus de penseurs de différentes confessions chrétiennes, en témoigne » J.P.Maisonneuve (Catholica N°84 – été 2004) (Annexe D)

« Le mouvement (Radical Orthodoxy) a été lancé par moi-même, John Milbrank (mon directeur de thèse) et Graham Ward, qui était à l’époque doyen de Peterhouse. » Catherine Pickstock (Annexe A)

 

Doctrine

« Nous nous inscrivons dans le mouvement amorcé par la Nouvelle Théologie dans la mesure où nous croyons qu'il existe chez tous les esprits créés, angéliques aussi bien qu'humains, un désir naturel inné pour le surnaturel. Et nous allons jusqu'à prétendre (ce que laissait déjà entendre la théologie d'Henri de Lubac) qu' il n'existe aucun être libre et rationnel qui n'ait pour finalité la vision béatifique. Nous estimons en plus qu'un tel être, libre et rationnel, manifeste (ne serait-ce que par une sorte de nécessité esthétique) le caractère aporétique de la Création - à savoir le fait que la Création provient entièrement de l'être divin tout en existant réellement dans son ordre propre. (…) Sans une telle ontologie, il ne peut pas y avoir de véritable valorisation du «temporel » et de l'«incarné ». La matière se trouve de la sorte paradoxalement évacuée, vidée de sa substance pour révéler le néant auquel elle faisait écran. La temporalité et la matière trouvent leur juste valeur seulement lorsqu'on leur a retiré toute autonomie propre, pour ne les faire dépendre que de l'éternité dont elles reçoivent leur être par participation. La reconnaissance de cette participation métaphysique constitue également le véritable fondement de la participation sociale. Car si nous croyons que nous avons une origine commune et une finalité commune, alors il devient ontologiquement possible aux êtres humains de vivre ensemble en harmonie. »

Critique de la modernité

« La modernité se définit par un certain mode de théologie que nous réfutons et qui a ses racines dans le Moyen-Âge. Cette théologie attribue aux êtres humains deux fins bien distinctes : l'une naturelle, l'autre surnaturelle, ce qui a engendré, comme Henri de Lubac l'a d'ailleurs relevé, à la fois un humanisme dénué de religion et une religion coupée de tout prolongement et de tout enracinement dans le domaine culturel. Pour un humanisme dénué de religion, le réel finira par être réduit exclusivement à ce que l'homme peut pleinement contrôler. Faute de se donner à lui-même une raison suffisante pour se valoriser, cet humanisme aboutira tout naturellement à une forme d'anti-humanisme de caractère nihiliste. De la même manière, une religion dénuée de culture se fera une idée purement formelle et extrinsèque du salut, et sera tentée de ne voir dans l'Église qu'une sorte d'organisation visant à administrer la médecine de la grâce. Nous ne voyons rien d'inéluctable dans le phénomène de la sécularisation de la société, et nous ne nous résignons pas à cet état de choses. Pour nous, la sécularisation est l'enfant naturel d'une fausse théologie et d'une fausse ecclésiologie. Il est au pouvoir de la théologie d'inverser ce processus, qui en dernière analyse est intellectuel, même si la mentalité engendrée par ses modes de pensée est profondément enracinée dans la praxis sociale. » John Milbank, interview donné à l’Homme Nouveau, n° 1320

 

« C'est en quelque sorte, en 443 pages JOHN MILBANK, Theology & Social theory. Beyond secular reason [Théologie et théorie sociale. Au-delà de la raison laïque], Blackwell, Oxford, 1990, le programme initial du courant Radical Orthodoxy et qui en indique le principal objectif : affronter le support opérationnel de la sécularisation que constituent les sciences humaines, et leur substituer la pensée sociale chrétienne conçue comme une sorte de théologie de la libération de type occidental et assurément non marxiste. J. Milbank récuse la conception cléricale de l'Eglise (qu'il appelle l'intégrisme), s'en prend à la sociologie de la religion fondée sur le positivisme — surtout celle de Talcott Parsons et de ses disciples —, et rejette la version rahnérienne de ce qu'il nomme l'intégralisme (nature et grâce), qui s'est dévoyée dans la théologie politique germanique et latino-américaine. Pour lui, Rahner est à écarter en raison de sa négation du surnaturel, tandis que la « version française » de l'intégralisme peut constituer la base d'une véritable conception de la cité alternative (« the other City »). Il se place ainsi sous le patronage de Blondel, de Lubac et Urs von Balthasar (mais non de Congar qui le laisse un peu perplexe). Bien qu'il y ait beaucoup à discuter sur tout cela, on retiendra avant tout l'intention : « Ce livre [...] est pensé pour surmonter le pathos de la théologie moderne [...], la fausse humilité, un défaut nécessairement fatal, car si la théologie ramène sa prétention à n'être qu'un métadiscours, elle devient incapable d'articuler la parole du Dieu créateur et se transforme en oracle d'une idole finie, telle que l'étude historique, la psychologie humaniste ou la philosophie transcendentale ». Bernard Dumont (Catholica N°70 – été 2004) (Annexe C)

« Le mouvement Radical Orthodoxy, né à Cambridge, a conquis en dix ans une importance capitale dans le monde théologique anglo-saxon. Alors que l’intelligence catholique française semble anémiée, affaiblie, incertaine, l’effort intellectuel audacieux de nos amis d’outre-Manche brille par sa perspicacité et sa profondeur. Avec eux nous pensons que le monde est avant tout malade de la sécularisation, et que seule une critique « radicale » d’ordre théologique permettra de dessiner des chemins pour en sortir.

Le processus de sécularisation a été déclenché il y a plus de six siècles. L’orthodoxie radicale en repère très tôt les premières expressions chez certains théologiens médiévaux, puis en scrute avec lucidité l’évolution. Au point de départ, le projet de penser l’ordre naturel, l’homme et la société indépendamment (puis, dans un second temps, contre) la révélation de l’ordre surnaturel. Ce programme prend de multiples formes : depuis la progressive marginalisation de la théologie jusqu’à la reconstruction abstraite d’un homme coupé de sa vocation surnaturelle dans une société qui apprend à fonctionner comme si Dieu n’existait pas. Cela implique, comme Péguy l’avait entrevu, de mutiler l’homme concret avec toute la richesse de ses expériences. Dieu est ainsi expulsé de tous les domaines de la vie. Mais puisque Dieu est partout, l’absence de Dieu est le néant. Concevoir la création sans la participation à l’être divin qui la fonde conduit directement au nihilisme.

Saint Thomas d’Aquin a cette formule qui mérite d’être longuement méditée : tout ce qui se dit de vrai vient du Saint-Esprit. En langage plus technique, John Milbank et ses amis rappellent que, dans la grande vision patristique et médiévale, foi et raison supposent une participation à l’intellect de Dieu. C’est pourquoi seule la foi peut restaurer notre raison naturelle ; et, réciproquement, un bon usage de la raison est impossible sans une foi au moins implicite.

Ce rappel est sous-jacent au thème de l’évangélisation de la culture. Dans les années trente, les jocistes avaient pour idéal de « refaire la société chrétienne ». Cela implique aussi de « refaire une culture chrétienne ». Cela est vrai au sens étroit que l’on donne aujourd’hui au mot culture : les arts et lettres. A cet égard, il faut se réjouir de formidable succès de La Passion du Christ, le film de Mel Gibson, et des multiples oscars attribués au dernier film de la trilogie tirée du Seigneur des Anneaux, l’étonnante épopée de Tolkien qui peut contribuer à réévangéliser l’imaginaire. Mais c’est encore plus vrai de la culture au sens large. C’est ainsi qu’il importe, en particulier, de refaire une économie chrétienne : une économie intégrant le don, l’exercice des vertus – dont une justice soucieuse des pauvres - et la poursuite d’autres objectifs que la production et la consommation de richesses matérielles. Cette démarche suppose au préalable une critique radicale des pseudo-sciences sociales (à commencer par la prétendue « science économique » moderne) qui ne sont que des théologies hérétiques.

Qui dit culture dit culte. Si toute culture n’a de sens que comme participation à Dieu, la société humaine se doit de rendre un culte à son Créateur et Rédempteur. Un ordre véritablement chrétien est un ordre liturgique. Une civilisation véritablement chrétienne – et par là même authentiquement chrétienne – est imprégnée de rites et de rituels. « Donnez-nous des rites ! » s’exclamait le poète Rilke. La liturgie n’est pas un loisir du dimanche : elle est l’activité humaine par excellence, au cœur de la cité, au centre de nos vies. L’importance que nous lui reconnaissons est un autre point de rencontre avec les théologiens radicaux-orthodoxes : « Le culte liturgique n’a pas pour but premier d’améliorer la qualité de notre vie collective, il est le couronnement même de cette vie collective. Nous travaillons, que nous le voulions ou non, à l’édification d’une société fondée sur la justice quand du surplus de notre production nous faisons collectivement une œuvre de beauté, visible au regard de Dieu » (Catherine Pickstock, préface à Radical Orthodoxy, Ad Solem 2004).


Cette confrontation avec les angoisses et les questions de nos contemporains est un axe clé. Car il ne s’agit pas d’être « antimoderne » ou « postmoderne », « conservateur » ou « progressiste » : il s’agit, en partant des ressources propres de notre foi, de montrer que seule une théologie fortement enracinée dans le meilleur de sa tradition patristique et médiévale est capable de discerner le positif du négatif dans la modernité. Ce programme était déjà celui des thomistes de la première moitié du vingtième siècle. Il est fort différent des tentatives successives et impuissantes de théologiens qui pensent pouvoir s’appuyer sur la modernité et ses avatars (les sciences sociales, l’expérience des croyants etc.) pour repenser la foi.

Contrairement à ce que l’on pourrait craindre, l’affirmation volontaire de la puissance de la foi ne produit pas une crispation identitaire mais, au contraire, relance l’œcuménisme. Non l’œcuménisme par le bas de la recherche du plus petit commun dénominateur. Mais un œcuménisme par le haut, où les points de divergence apparus depuis la Réforme sont remis à leur place. Particulièrement prometteuse à cet égard est la redécouverte, par des théologiens protestants, de l’œuvre de saint Thomas d’Aquin. Dès l’origine, comme le souligne Catherine Pickstock, l’orthodoxie radicale s’est découverte comme œcuménique : « Ses premiers adeptes étaient des anglicans et des catholiques romains. Mais elle compte maintenant des sympathisants venus de tous les horizons de la famille chrétienne, orthodoxes orientaux, méthodistes, baptistes, presbytériens. L’intérêt de ces derniers venus a de quoi surprendre dans la mesure où notre Mouvement s'affiche comme ouvertement catholique. Il est cependant à noter qu'aujourd'hui de nombreuses Églises protestantes cherchent à retrouver une plus large catholicité. Ceux qui ont critiqué, un peu à la légère, ce qu'ils ont appelé l'«antiprotestantisme» du Mouvement ignorent la pertinence de ses visées oecuméniques. Il invite protestants et catholiques à examiner les points qui les divisent et à se demander dans quelle mesure leurs différends ne résultent pas d'interprétations erronées de certaines tendances extrêmes qui ont vu le jour au crépuscule flamboyant de la pensée scolastique. Cette proposition n'a rien de particulièrement original en soi. Elle sous-tend une bonne partie de la réflexion théologique du XXe siècle, aussi bien protestante que catholique. Nous cherchons simplement à la rendre plus explicite » (id.).

Un autre point de convergence avec le catholicisme social est la volonté affirmée par Radical Orthodoxy de démontrer comment la participation en Dieu implique nécessairement une participation sociale sur le plan terrestre. Comme l’écrit Catherine Pickstock, « le christianisme qui veut renouveler l’homme individuel, l’homme intérieur, a aussi pour tâche de renouveler la communauté humaine elle-même » et c’est « l’Eglise elle-même qui doit être le site initial de cette communauté renouvelée » (id.). Cette perspective nous passionne. Pas vous ? Denis Sureau, Président des éditions de l’Homme Nouveau

Catherine Pickstock écrit : « le culte liturgique n'a pas pour but premier d'améliorer la qualité de notre vie collective, il est le couronnement même de cette vie collective. Nous travaillons, que nous le voulions ou non, à l'édification d'une société fondée sur la justice quand du surplus de notre production nous faisons collectivement une oeuvre de beauté, visible au regard de Dieu.

"Nous avons besoin de retrouver le sens d'un véritable rituel liturgique, c'est-à-dire le sentiment de quelque chose de beau et de constamment répété, quoique d'une manière chaque fois différente. Nous avons besoin de retrouver le sentiment que notre travail et notre vie collective ne peuvent trouver leur accomplissement que dans une offrande liturgique à Dieu. Et par-dessus tout, nous avons besoin de nous pénétrer de ce sentiment que la charité (…) n'est en fin de compte qu'un échange de dons; car si le travail humain produit plus que le nécessaire, cette abondance, loin de servir à remplir les coffres d'un vieil avare, doit être joyeusement offerte à Dieu, à ce Dieu qui nourrit le jeu de cet échange de dons entre le divin et l’humain. C’est uniquement de cette façon que nous pourrons retrouver le radicalisme de l’orthodoxie » Catherine Pickstock, préface à Radical Orthodoxy, Ad Solem, 2004

 

 

Quelques figures principales de Radical Orthodoxy

John Milbank

 

« Père fondateur du mouvement Radical Orthodoxy, John Milbank est depuis septembre 2004 professeur de religion, politique et éthique à l'université de Nottingham (Grande-Bretagne). Né en 1952 au nord de Mondres, cet anglo-catholique a enseigné aux unversités de Lancaster, Cambridge et Virginia (aux Etats-Unis.

Son livre capital "Theology and Social Theory" a lancé une réflexion profonde sur la sécularisation et l'alternative offerte par la théologie chrétienne. » Denis Sureau Président des éditions de l’Homme Nouveau

 

Catherine Pickstock

 

Théologienne anglicane de la branche tractarienne de la Haute Eglise, la branche anglo-catholique (voir Annexe A).

« Je suis née à New York, mais j’ai été élevée à Islington, puis à Highbury, au nord de Londres, et je suis allée à l’école à Highgate. Je suis fille unique. Mon appartenance religieuse est complexe : selon la convention juive, je suis entièrement juive. Mais du côté de mon père, nous sommes d’une lignée de socialistes et de syndicalistes méthodistes du Derbyshire. Mes grands-parents paternels m’ont introduite très jeune à la liturgie dans la tradition anglicane » Catherine Pickstock

« Nous sommes tous les trois, c’est certain, des héritiers des traditions de la High Church anglicane comme de celles du mouvement d’Oxford, et nous percevons Radical Orthodoxy comme relevant d’une tentative de revigorer la pensée anglo-catholique[2], quoique en alliance avec beaucoup de catholiques romains. Une grande partie des thèmes de notre ouvrage constituent le prolongement de tendances antérieures de la théologie anglo-catholique : le sacramentalisme, par exemple, et l’incarnationnisme, ainsi que l’intérêt pour Platon, l’insistance sur le fait que le salut consiste en l’appartenance à l’Église conçue comme la société véritable, et l’engagement dans la politique socialiste » Catherine Pickstock

« Je ne soutiens en aucun cas la position de Monseigneur Lefebvre, qui est loyale vis-à-vis des traditions de la Contre-Réforme et politiquement très conservatrice. » Catherine Pickstock

« La position de Monseigneur Mannion et du Père Nichols a toute ma sympathie » Catherine Pickstock

« Je suis favorable à l’ordination des femmes ainsi qu’à leur participation intégrale à chaque aspect de la liturgie » Catherine Pickstock

« Cette jeune théologienne et philosophe anglo-catholique britannique, ancienne élève de John Milbank, enseigne à Cambridge.

Spécialiste de Platon et de saint Augustin, elle est l'auteur d'une thèse (After writing, à paraître en français sous le titre de Lettre morte) qui montre comment l'eucharistie offre une réponse définitive aux problèmes de la philosophie du langage (notamment ceux soulevés par Jacques Derrida).

A la cité « laïque » qui coupe l’homme de sa participation en Dieu, elle oppose la vision chrétienne-sociale d’une cité liturgique. La participation en Dieu implique une participation sociale. Le renouvellement de l’homme intérieur s’accompagne du renouvellement de la communauté humaine, à partir de l’Eglise conçue comme le site initial de cette communauté renouvelée. Or c’est par la liturgie que l’homme et partant la société fait l’expérience de la participation en Dieu et rompt la monotonie de la vie séculière. » Denis Sureau Président des éditions de l’Homme Nouveau

 

William T. Cavanaugh

 

« Jeune, laïc et théologien

L’Amérique nous étonnera toujours. Pour preuve William T. Cavanaugh. Première originalité : ce jeune théologien professionnel est un laïc, marié, père de trois enfants, Finnian, Declan et Eamon. Une originalité vu de France, où les théologiens de métier sont presque tous clercs et où les bacheliers ne se lancent pas dans des études universitaires de théologie. Or c’est ce qu’a fait Bill, de façon brillante, en collectionnant les diplômes et les prix d’excellence, d’abord à l’University de Notre Dame (dans l’Indiana), puis à Cambridge, en Angleterre, où il a passé deux ans et découvert les britanniques joies de l’aviron.

Deuxième originalité : Bill ne se contente pas de défendre de défendre un catholicisme actif dans la cité. Il le vit. Avant de retourner au pays pour achever ses études, il a décidé de partir pour les bidonvilles de Santiago-du-Chili, afin d’aider à la construction de logements. Il a découvert là-bas une Eglise confrontée à la misère et à la violence. De cette expérience naîtra son premier livre, Torture et Eucharistie (traduction française à paraître ces jours-ci chez Ad Solem), une réflexion passionnante de théologie politique.

Troisième originalité : le catholicisme de Bill est universel. S’il enseigne maintenant à l’Université Saint-Thomas, à Saint-Paul, dans l’Etat du Minnesota, son second livre est paru en français aux éditions genevoises Ad Solem : "Eucharistie et mondialisation". Sa version anglaise remaniée est parue ultérieurement chez un éditeur écossais sous le titre "Theopolitical Imagination" (T & T Clark 2002). L’Eglise transcende les frontières. Passionné par ces travaux, l'archevêque de Grenade s'apprête à les publier en espagnol.

Quatrième originalité : la réflexion théologique de Bill progresse en interaction permanente avec les théologiens des autres confessions, tel son ancien directeur de thèse, Stanley Hauerwas, un Mennonite. Et il est un compagnon de route des penseurs anglicans du mouvement Radical Orthodoxy (Milbank, Pickstock, Ward).

En 2003, Bill a signé avec plus d’une centaine de théologiens américains un appel contre la guerre en Irak. Son prochain livre démontera le Mythe de la violence religieuse. Et si le renouveau théologique au XXIe siècle venait d’outre-atlantique ? » Denis Sureau Président des éditions de l’Homme Nouveau

 

Quelques publications importantes des principaux auteurs de Radical Orthodoxy

John Milbank, Theology & Social theory. Beyond secular reason [Théologie et théorie sociale. Au-delà de la raison laïque], Blackwell, Oxford, 1990

John Milbank, Catherine Pickstock, Graham Ward (dir.), Radical Orthodoxy, Routledge, Londres et New York, 1999 Douze auteurs britanniques et américains, dont cinq catholiques, ont participé à la rédaction d'un volume au titre de manifeste

Catherine Pickstock, Thomas d’Aquin et la quête eucharistique, Ad Solem, 2001

William T.Cavanaugh, Eucharistie et mondialisation, Ad Solem, 2001

Adrian Pabst, Olivier-Thomas Venard, Radical Orthodoxy. Pour une révolution théologique, Ad Solem, coll. Angles vifs, Genève, mars 2004. Le livre, écrit par deux auteurs catholiques, est préfacé par Catherine Pickstock.

John Milbank, Christologie poétique, Ad Solem, 2005 (à paraître)

 

Principaux livres de John Milbank

John Milbank, Theological Perspectives on God and Beauty. (Avec Graham Ward et Edith Wyschogrod. Trinity Press International, 2003.

John Milbank, Being Reconciled: Ontology and Pardon. Routledge, 2003.

John Milbank, Radical Orthodoxy: A New Theology (sous la direction de John Milbank, Catherine Pickstock et Graham Ward), Routledge, 1999

John Milbank, Truth in Aquinas. (Avec Catherine Pickstock) Routledge, 2001.

John Milbank, The Word Made Strange: Theology, Language, Culture. Blackwell, 1997.

John Milbank, The Religious Dimensions in the Thought of Giambattista Vico, 1668-1744.

Part 1. The Early Metaphysics. Lewiston: E. Mellen Press, 1991.
The Religious Dimensions in the Thought of Giambattista Vico, 1668-1744.

Part 2. Language, Law and History. Lewiston: E. Mellen Press, 1992.

John Milbank, Theology and Social Theory. Blackwell, 1990.

 

Principaux livres de Catherine Pickstock

Catherine Pickstock, A Short Guide to Plato. Oxford: Oxford University Press, 2004

Catherine Pickstock  Ascending Numbers. Oxford: Westview Press, 2001.

Catherine Pickstock Thomas d'Aquin et la quête eucharistique. Ad Solem, 2001.

Catherine Pickstock Truth in Aquinas (avec John Milbank). 2000. routledge, 2001.

Catherine Pickstock After Writing: On The Liturgical Consummation of Philosophy. Oxford: Blackwell, 1998.

 

Principaux livres de William T.Cavanaugh

William T.Cavanaugh, The Myth of Religious Violence (à paraître chez University of Notre Dame Press)

William T.Cavanaugh, Theopolitical Imagination: Discovering the Liturgy as a Political Act in an Age of Global Consumerism. T. & T. Clark, 2002

William T.Cavanaugh, traduction française: Eucharistie et Mondialisation: La liturgie comme acte politique. Ad Solem, 2001

William T.Cavanaugh, Torture and Eucharist: Theology, Politics, and the Body of Christ. Blackwell Publishers, 1998.

William T.Cavanaugh, traduction française: La Torture et L'Eucharistie. Ad Solem, 2005.

                                                        

 

 

Les réseaux d’influence de Radical Orthodoxy

L’entrisme de Catherine Pickstock dans les milieux conservateurs conciliaires et Ecclesia Dei

Une bonne illustration nous est fournie par la promotion de Catherine Pickstock lors du colloque de Christi fideles le 15 mai 1999 à New York. Organisé par la mouvance Ecclesia Dei favorable au rite tridentin, le Père Mole, âgé de 83 ans, introduit Catherine Pickstock comme la « Catherine de Cambridge » qui pourrait sauver le rite traditionnel comme sainte Catherine de Sienne a restauré la Papauté à Rome. Puis le cardinal O’Connor, présent au congrès, la présente dans son sermon à Saint Patrick comme la « John Henry Newman de notre temps ». Son livre « « Après avoir écrit : la consommation liturgique de la liturgie » (1998) est présenté comme la défense la plus rigoureuse et la plus fidèle du rite Romain depuis une génération. (Voir Annexe F).

Puis toujours lors du même congrès le frère Perricone, organisateur de Christi fideles, annonça le désir du cardinal O’Connor de rencontrer Catherine Pickstock, et transmit également le message que le cardinal Ratzinger voulait également la rencontrer et discuter sa thèse à la première occasion possible (Voir Annexe F).

Pour Catherine Pickstock, les réformateurs liturgiques de Vatican II ont « non seulement détruit la beauté et le mystère et l’import théologique de la messe mais ont aussi contribué à détruire la civilisation que la liturgie du Rite Romain avait construite ». Critiquant les réformateurs de 1969, qui avait seulement « considéré la Messe comme un texte qui nécessitait un bon éditeur », elle affirma que la Messe est un « poème doxologique remplit d’une finalité transcendente par laquelle l’homme se bat avec la réalité choquante de l’incarnation et du sacrifice ». Un tel jargon moderniste est devenu courant dans les milieux conciliaires, il traduit les progrès des influences gnostiques qui ont recouvert les vestiges de culture théologique catholique précise et rigoureuse qui a toujours été celle de l’Eglise jusqu’à sa subversion et son éclipse par l’Eglise conciliaire.

Bien que critiquant les réformateurs de 1969 et du NOM, Catherine Pickstock ne soutient pas le retour à l’ancien rite tridentin. En effet, selon elle, « lorsque les néo-traditionnalistes aujourd’hui parlent de rétablir l’ancien Rite Romain, ils doivent comprendre que le rite dans la culture d’aujourd’hui prendra une forme différente et aura un impact différent de ceux qu’il avait lorsqu’il était la norme. ». (Voir Annexe F). Il s’agit donc d’une réforme de la réforme que fut le NOM et non d’un rétablissement du rite catholique Tridentin. Sur ce point, les déclarations publiques de Catherine Pickstock à New York sont identiques aux propos que le cardinal Ratzinger tenait à Robert Moynihan en 1995 à Rome dans son bureau de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi. Notons au passage que cette idée d’une réforme qui serait plus traditionnelle sans revenir à la Tradition de l’Eglise, est également développé sur un plan plus générale, et pas simplement liturgique, par l’abbé Barthe dans le numéro 747 (14 mai 2005) de Monde et Vie, lorsqu’il déclare :

« Benoît XVI est prêt à accorder la « liberté » ou une grande liberté au rite tridentin, à condition que les tridentins reconnaissent la légitimité du rite montinien… Il faudra donc, à mon sens, que les traditionalistes répondent en substance à Benoît XVI : nous sommes prêts à célébrer un rite « paroissial » et même à le favoriser au maximum, à condition qu’il ne s’agisse plus du rite réformé, mais d’une réforme du rite réformé, par exemple avec canon romain, offertoire sacriifciel et messe « face à Dieu » ». Abbé Barthe

Déjà au printemps 2004, dans un article de Catholica intitulé « Transition pour une sortie », l’abbé Barthe donnait les grandes lignes de l’application de ces théories partagées avec Catherine Pickstock :

« Il s'agit de se guérir par étapes de l'esprit qui a présidé à la confection de la nouvelle liturgie. Ce projet d'évolution du rite réformé vers le rite non réformé gagne d'ailleurs du terrain dans les esprits sous le thème de « réforme de la réforme ». Chez ceux qui l'évoquent, elle consisterait, comme l'expression l'indique, à réformer le rite de Paul VI en fonction de la tradition liturgique ro­maine, c'est-à-dire concrètement en direction du rite de saint Pie V, qui reste la référence obligée. »

« Il faut que l'intention poursuivie, la « retraditionalisation » du rite, qualifie positivement les étapes qui, con­sidérées en elles-mêmes, pourraient apparaître comme marquées par une trop grande sécularisation. Ces étapes seront parfaitement admissi­bles pour tous, en fonction de la fin recherchée, c'est-à-dire le retour à un rite redevenu lex orandi, profession de foi cultuelle. Une liturgie en cours de « traditionalisation » est déjà une liturgie traditionnelle. »

Cet état d’esprit n’est pas catholique et cette formule anti-catholique fera date : « une liturgie en cours de retraditionalisation est déjà une liturgie traditionelle » devant ce Lego liturgique irrespectueux de Dieu, Dom Guéranger doit se retourner dans sa tombe !

Puis l’abbé Barthe poursuit dans le même article son application des principes de Catherine Pickstock :

« En soi, cette reconnaissance par les responsables ecclésiaux, ou du moins cette partie des responsables que nous avons par ailleurs qualifiés de « déçus du Concile »(…), pourrait paraître inacceptable : dans la mesure où les contraires seraient admis à égalité cela semblerait entériner le fait que l'Eglise est en état d'œcuménisme. Ce serait en effet le cas si cela se faisait toutes choses restant en l'état, dans une maison commune où les propositions incom­patibles (…) auraient de soi droit d'existence et d'expression. Mais précisément l'essence de tout processus de transition est d'être un passage voulu vers un autre état, en l'espèce une nouvelle situation ecclésiale. » Abbé Barthe.

Ainsi nous les principes de Radical Orthodoxy visent à entraîner les catholique fidèles à la Tradition, vers un ailleurs indéterminé, mais qui ne serait en aucun cas le retour à la Tradition.

L’écho de Radical Orthodoxy en France dans la revue Catholica (abbé Barthe)

L’abbé Barthe et Bernard Dumont sont sans doute ceux qui ont le plus relayé en France les auteurs et les idées de Radical Orthodoxy. Nous reproduisons ici plusieurs articles parus dans leur revue Catholica.

Le sujet étant très dense, il nous faudra revenir plus tard dans un autre message de CSI sur le cas de l’abbé Barthe.

Déjà apparu au premier plan parmi les mutins qui ont essayé de subvertir la FSSPX à Paris d’août 2004 à l’échec du congrès des mutins le 6 février 2005 à la Mutualité, l’abbé Barthe a développé tout un réseau d’influence au sein des milieux parisiens. Après avoir été écarté de la FSSPX pour sédévacantisme au début des années 80, l’abbé Barthe a participé avec Bernard Dumont à la très curieuse aventure de l’Institut Cardinal Pie (ICP) (voir le mémoire d’Anne Perrin intitulé « Autorité et charisme », dirigé par Jean Bauberot et soutenu en présence d’ Emile Poulat en 1999). Il semble qu’à partir des années 1998, il se soit fait le relai des idées Ratzinguériennes et de Radical Orthodoxy en France, à savoir la « réforme de la réforme ». Il s’est proclamé Una Cum lors de la récente élection de l’abbé Ratzinger, et a été immédiatement propulsé sur la scène nationale par les ‘Hors Série’ du Figaro (Michel de Jaeghere) et Monde et Vie (Olivier Pichon). Signalons que Michel de Jaeghere vient de prendre récemment le contrôle de l’association Saint François de Sales qui gère tout un patrimoine immobilier parisien et dispose d’un pactole financier appréciable.

Voici quelques uns des articles de Catholica consacrés à Radical Orthodoxy :

·        ‘Entretien : liturgie et philosophie’ Catherine Pickstock (Catholica N°61 – automne 1998)

·        ‘Deux contributions’ Catherine Pickstock dont son intervention au congrès de Christi Fideles el 15 mai 1999 à New York (Catholica N°65 – automne 1999) (Annexe A)

·        ‘Programme de Radical Orthodoxy’ par Russel R.Reno (publié en anglais par First Things en février 2000, puis repris en français par Catholica en janvier 2001 dans le N°70) (Annexe C)

·        ‘Radical Orthodoxy’ Jean-Paul Maisonneuve (Catholica N°84 – été 2004) (Annexe D)

 

Les éditions Ad Solem de Grégory Solari, éditeur genévois des auteurs gnostiques (J.Borella) et des auteurs anglicans de la High Church (C.Pickstock)

Les éditions Ad Solem ont publié des ouvrages qui développent des influences très ciblées. Tout d’abord nous remarquons la présence de Jean Borella au catalogue. Dénoncé par Jean Vaquié dans un Cahier Barruel (L’école moderne de l’ésotérisme chrétien), Jean Borella est connu pour être un écrivain gnostique, adepte du système ternaire et des diverses théories propres à l’ésotérisme. Le scandale provoqué en septembre 2003 par la parution de « La paille et le sycomore » sous la plume de l’abbé Grégoire Celier, agent infiltré des milieux ésotéristes au sein de la FSSPX, a fait connaître à nos lecteurs l’entrisme de Jean Borella à l’Institut Saint Pie X, à l’époque de l’abbé Lorans. Il fallut une intervention de Mgr Lefebvre pour mettre un terme à cette infiltration.

Parmi les autres auteurs au catalogue d’Ad Solem figure le Père Gitton, préfacé par le cardinal Ratzinger. Le Père Michel Gitton a dirigé la revue Résurrection, où se formèrent les fondateurs de l’édition française de Communio. Cette revue développe la pensée du théologien allemant Hans Urs von Balthazar, apprécié de Ratzinger et aussi des tenants de Radical Orthodoxy. Parmi eux figure Jean-Luc Marion, philosophe français et qui collabore avec John Milbank à divers travaux. Il est proche de Radical Orthodoxy.

Ad Solem publie aussi Newman et Maître Eckhart, et bien entendu les auteurs de Radical Orthodoxy (Catherine Pickstock,…). Ad Solem présente aussi à son catalogue un ouvrage du dominicain Aidan Nichols, de Cambridge.

 

L’écho de Radical Orthodoxy en France dans la revue Kephas (abbé Bruno Le Pivain)

L’abbé Bruno Le Pivain dirige la revue Képhas qui se veut une revue intellectuelle de bonne tenue du milieu Ecclesia Dei. Il est lié à Grégory Solari.

« Kephas – Abbé Bruno Le Pivain

Vous publiez également beaucoup autour de la liturgie. On peut notamment signaler l'ouvrage du Père Aidan Nichols, Liturgie et modernité, la version française de L'esprit de la liturgie du Cardinal Ratzinger, qui fit grand bruit, et récemment encore ce livre du Père Gitton, Initiation à la liturgie romaine, mais aussi Pierre Gardeil et Olivier Thomas Venard, bien connus des lecteurs de Kephas. Est-ce exagérer que d'imaginer votre travail d'éditeur, mutatis mutandis, comme une « quête eucharistique », expression empruntée à l'ouvrage de Catherine Pickstock autour de saint Thomas d'Aquin et de l'eucharistie ?

Grégory Solari

Dixit et facta sunt ! Que la parole réalise ce qu'elle dit, que le mot fasse être devant le lecteur ce qu'il lit : c'est au fond le désir secret de tout éditeur, en tout cas le mien ! Dans le livre que vous citez, Catherine Pickstock montre admirablement comment le langage, et donc toute parole, participe des paroles de la consécration. Dans les paroles du Christ, le langage humain — et en lui toute la culture humaine — fusionne avec le Logos divin et nous rend « co-célébrants dans toutes les paroles que nous prononçons ».

À cet égard, Pierre Gardeil et Olivier-Thomas Venard ont une place à part dans notre catalogue. Chacun à leur manière, ils ont cherché à montrer la dimension « eucharistique » de la culture. Pierre Gardeil en visitant de grandes œuvres littéraires, théatrâles ou cinématographiques dans ses Quinze regards sur le corps livré et Mon livre de lectures. Olivier-Thomas Venard en dégageant la poétique de la théologie de saint Thomas d'Aquin, faisant en trois mouvements (qui correspondront à trois volets — littéraire, philosophique, théologique — de son livre) s'enrouler la prose de la Somme autour de l'axe diaphane de l'Adoro te devote. Voilà pour l'aspect « théorique », au sens de la theoria des Pères.

Mais l'eucharistie contemplée dans ses extraordinaires implications culturelles (voire politique dans le livre de William Cavanaugh, Eucharistie et Mondialisation) c'est aussi et avant tout celle qui est célébrée aujourd'hui dans la liturgie. Et là, force est de constater qu'il y a un écart, une dénivellation entre la praxis et la theoria. La ligne liturgique que vous mentionnez essaie de contribuer à la réduction de cet écart dans la pratique, sans opposer rite contre rite, bien qu'avec David Jones et tous les artistes, poètes, écrivains qui adressèrent une supplique au pape Paul VI dans le Times du 6 juin 1971, nous croyons que le maintien, ou la possibilité, de la célébration du rite dit « traditionnel » dans les grandes villes ou les grands sanctuaires de l'Église d'Occident est la seule manière pour l'Europe de ne pas perdre complètement sa mémoire, et donc la spécificité de sa culture. Là aussi j'espère qu'un jour ce que le cardinal Ratzinger, parmi d'autres, a dit soit fait... » (Kephas – février 2004) (Annexe J)

 

Un personnage actif : Robert Moynihan, directeur de la revue anglophone Inside the Vatican

Ancien étudiant de l’université de Yale (université connue pour être le berceau des Skull & Bones dont la famille Bush et John Kerry sont membres), Robert Moynihan a réalisé une thèse de doctorat sur « L’influence de Joachim de Flore sur les premiers franciscains ». Il a d’ailleurs donné des conférences sur ce thème à l’université de Yale en 1984, et à l’American Academy de Rome en 1986. Joachim de Flore est connu pour être apprécié des milieux gnostiques.

Correspondants de médias américains (CNN, Time Magazine,…), il dirige la revue Inside the Vatican qui a son siège à Rome, et se veut très bien informée sur les questions qui se discutent au sein de la Curie romaine.

R.Moynihan est également l’auteur d’un travail : « Une nouvelle Inquisitio ? Une histoire de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi sous le cardinal Joseph Ratzinger ». A ce titre, il a été amené à rencontrer très souvent Ratzinger et des contacts privilégiés se sont créés.

Dès 1995, l’abbé Ratzinger explique à Robert Moynihan qu’il vient de recevoir une note qui semble avoir ses faveurs et qui préconisent une réforme liturgique pour corriger la situation catastrophique née de la mise en œuvre du Novus Ordo Missae de Montini.

« Ratzinger a, de façon répétée, déclaré sa grave préoccupation au sujet de la pratique liturgique catholique romaine (…) et son espoir que les problèmes seraient traité un jour par une « réforme de la réforme »

« La position de Ratzinger n’est pas que le concile Vatican II fut une erreur ou lui-même la cause des abus et des scandales liturgiques qui ont suivis, mais que le concile Vatican II a été, par des voies substantielles, trahi. »

« Ratzinger avait déclaré au journaliste catholique italien, Vittorio Messori, en 1984, que « dans ses décisions officielles, dans ses documents authentiques, Vatican II ne pouvait pas être tenu pour responsable de cette évolution qui, au contraire, contredisait radicalement à la fois l’esprit et la lettre des Pères conciliaires » »

« ratzinger dit qu’il avait été beaucoup impressionné par un article qui lui avait été récemment envoyé pour qu’il le revoie. L’article appelait à un « nouveau mouvement liturgique » et à une « réforme de la réforme » du concile Vatican II ».

« Mais l’auteur affirmait qu’il simple retour à l’ancienne Messe, comme proposé par la Fraternité Saint Pierre et les autres, ne constituait pas la solution au problème ». Ratzinger continua. « Il dit que nous devons, finalement, poursuivre la réforme liturgique comme cela était désiré précisément par le concile. Car, il argumentait, la réforme liturgique effectuée par le Concilium post-conciliaire (la commission spéciale sur la liturgie mise en place par Paul VI pour réaliser la réforme liturgique) ne correspond pas à la Constitution sur la liturgie du concile ».

« Puis il explique ce qu’une réforme liturgique serait si elle était développée selon les lignes du texte conciliaire. Ses idées sont très intéressantes, et très précises »

« Et il argumente que cela pourrait, potentiellement, apporter la paix entre les courants libéraux et conservateurs dans l’Eglise (…) C’est un projet qui mérite une étude plus approfondie, je dirais… » Ratzinger, propos du 4 juillet 1995 rapportés par Robert Moynihan (Voir Annexe I).

Ainsi dès 1995, Robert Moynihan est mis au courant par Joseph Ratzinger de ce qui va devenir l’après Jean-Paul II. Deux à trois ans plus tard, l’équipe de Cambridge, surtout Catherine Pickstock, commence à publier sur ce thème et se trouve rapidement médiatisée par le congrès de Christi fidelis, puis par différentes revues, notamment la revue Catholica de l’abbé Barthe.

Robert Moynihan s’est aussi distingué en titrant, dans Inside the Vatican, sur « L’amant des amants » dès le lendemain de l’élection de l’abbé Ratzinger. Il a aussitôt publié des articles qui montraient les rapides changements d’attitude des orthodoxes envers Rome en faveur de l’œcuménisme. Il rejoignait en cela les travaux du dominicain de Cambridge, le Père Adrian Nichols, dont le numéro de mai 2005 publie le dernier article au sujet d’une réunion de l’Eglise conciliaire avec les orthodoxes. Dans cet article, Nichols va même jusqu’à détailler la forme que pourrait prendre la Curie romaine, en cas de rabaissement de la papauté au rang d’un patriarcat latin, et dans une fédération avec les orthodoxes et les anglicans.

Robert Moynihan, est donc un membre actif et en pointe du réseau de Ratzinger et de ses ramifications anglicanes de Cambridge.

 

Une première offensive de l’AngliCampos : le site Sacrosanctum Concillium

Voici qu’apparaît un site favorable aux thèses Radicalement Orthodoxes, Ratzinguériennes et Barthiennes. Nous reviendrons plus longuement sur cette initiative dans un message de CSI.

Le but de ce site est évidemment d’expliquer que la Tradition « fixiste » c’est-à-dire l’Eglise de Jésus-Christ, n’est pas la solution, mais qu’il faut revenir au véritablement esprit du concile qui aurait été trahi par l’équipe de Bugnini.

Encore une nouvelle initiative qui prépare le terrain à l’AngliCampos

www.sacrosanctum-concilium.org

 

 

Annexes

 

Annexe A -  ‘Interview de Catherine Pickstock’ par Stratford Caldecott publiée par Inside the Vatican (Robert Moynihan) en 2001

Annexe B -  Curriculum Vitae de Robert Moynihan

Annexe C -  ‘Programme de Radical Orthodoxy’ par Russel R.Reno (publié en anglais par First Things en février 2000, puis repris en français par Catholica en janvier 2001 dans le N°70)

Annexe D -  ‘Radical Orthodoxy’ Jean-Paul Maisonneuve (Catholica N°84 – été 2004)

Annexe E -  ‘Introduction à la théologie de John Milbank et à « Radical Orthodoxy »’ Adrian Pabst (http://www.catho-theo.net/article.php3?id_article=31)

Annexe F -  ‘Le colloque Christi fideles pousse le mouvement pour le rite traditionnel’ par Jeff Tucker (Inside the Vatican – 2001)

Annexe G -  Curriculum Vitae de William T. Cavanaugh

Annexe H -  ‘Liturgie conciliaire – Texte de conférence au colloque Christifideles de 1999’, ‘La musique de l’âme – Introduction à l’œuvre du luthérien Jean Brun’ Catherine Pickstock (Catholica N°65 – automne 1999)

Annexe I -    ‘Restore the sacred’ – Entretien de Robert Moynihan avec le cardinal Ratzinger (Inside the Vatican – Septembre 1995)

Annexe J -   ‘Editeur catholique à Genève : pour une culture eucharistique’ – Entretien de Grégory Solari avec l’abbé Bruno Le Pivain (Kephas – Février 2004)

Annexe K -  ‘Deux contributions’ Catherine Pickstock dont son intervention au congrès de Christi Fideles el 15 mai 1999 à New York (Catholica N°65 – automne 1999)

Annexe L -   Bibliographie de Radical Orthodoxy (Juin 2004 - 28 pages)

 


CATHOLICI semper idem (CSI)

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Annexe A

‘Interview de Catherine Pickstock’ par Stratford Caldecott publiée par Inside the Vatican (Robert Moynihan) en 2001

Radical Orthodoxy
Stratford Caldecott
(including an interview with Catherine Pickstock)

The intellectual movement calling itself "Radical Orthodoxy" started among a group of Cambridge theologians – all Anglicans – gathered around John Milbank, but soon stirred interest, and considerable support, among Roman Catholics (as represented, for example, by the range of contributors to the 1998 anthology Radical Orthodoxy from Routledge, and the respectful attention accorded to it by both New Blackfriars and Communio).

Catherine Pickstock’s brilliance in defence of transubstantiation and the medieval Roman rite of Mass in After Writing: On The Liturgical Consummation of Philosophy (Blackwell, 1998) as central to the development of Western thought won her many admirers. Liturgical language, she argued, "is the only language that really makes sense" - because "language exists primarily, and in the end only has meaning as, the praise of the divine." The Classical Catholic liturgy of the West in her view represents the most perfect expression of this divine praise, and the reform of the Roman Rite after the Second Vatican Council was an act of barbarism, representing a capitulation to the worst aspects of the Enlightenment. On this basis she suggests "directions for the restoration of the liturgical order" that have profound implications for the "reform of the reform". Along the way she demolishes a whole range of modern philosophers from Descartes to Derrida, and establishes a new "doxological" reading of Plato.

In some ways radically traditional, in other ways radically postmodern, "Radical Orthodoxy" appears at times to be too radical to be truly orthodox. It has been criticized for lacking an "ecclesiology": for, indeed, avoiding the whole issue of the Church as the legitimate context for theology. The movement seems more comfortable with the much looser notion of "Tradition". This can hardly be unconnected from the fact that the Virgin Mary - the living heart of the Church - is so far missing from this theology. Yet the movement is non-homogeneous, and nothing if not creative in response to the intellectual challenges that it delights in provoking on every side. Anyone trying to come to grips for themselves with what Radical Orthodoxy represents will be assisted by a book that recently emerged from a conference at Heythrop College in London under the editorship of Laurence Paul Hemming, Radical Orthodoxy? - A Catholic Enquiry (Ashgate, 2000). It includes essays by Hemming himself, David Burrell SJ, John Milbank, Fergus Kerr OP, Catherine Pickstock, Graham Ward, Oliver Davies, Lucy Gardner and James Hanvey SJ.

According to Graham Ward, R.O. is really a form of Christian cultural criticism, clearing away the rubbish of the Enlightenment. It feels itself in continuity with Habermas, but also with the Catholic ressourcement of Blondel, de Lubac and Balthasar, and it seeks to go further still, as Fergus Kerr points out, in the direction of a "fully Christianized ontology" - like a kind of latter-day Cambridge Platonism. Is it then an extension of the Romantic movement, since it seems so redolent of nostalgia for the pre-modern? Graham Ward denies the accusation that it is simply a "theological adjunct to the heritage industry". What makes the difference, perhaps, is an awareness of the tension between the cultural politics of theology as an activity of theologians (continuously "writing and rewriting the stories of the true"), and the transcendence of the revealed truth itself, which is not - despite everything, despite consumerism - "available as a commodity".

In his introduction, Hemming suggests that Radical Orthodoxy achieve its "orthodox" position "by an entirely postmodern performance and citation." In other words, it has learned from postmodernism the importance of performance - the enactment of a style, amusingly ironic and (in the popular sense) "cool". It is no longer naive, hopefully not cynical, but definitely self-conscious. That is, in the very act of condemning the necrophiliac superficiality of modern consumerism, it poses for the camera. (It is particularly self-conscious about its Christian socialist slant. As Graham Ward says in this book, "There is no ideology-free zone".)

Is this self-consciousness a strength or a weakness? Theology is not about theology. If it is about anything, it is about God (though "God" is not an "object" for theology, but the Logos unfolding itself in theology). As Hemming also states, theology must "deepen reflection for the sake of the lived life of faith, which means it must serve the faithful who strive for a deeper self-understanding and greater holiness." But this means that theology must do more than posture. "Christ is not a style." In its best moments, Radical Orthodoxy knows this, and so it is fair to say (with James Hanvey SJ) that it is "an adventure that has barely begun."

S.C.

After Writing, Being Interviewed:

Stratford Caldecott interviews Catherine Pickstock

Catherine Pickstock, a young Anglican research fellow at Emmanuel College in the University of Cambridge, recently shot to fame with her remarkable first book, After Writing: On the Liturgical Consummation of Philosophy (Blackwell, 1998). Liturgical language, she argues, is "the only language that really makes sense" - because "language exists primarily, and in the end only has meaning as, the praise of the divine". The classical Catholic liturgy of the West in her view represents the most perfect expression of this divine praise, and the reform of the Roman Rite after the Second Vatican Council was by comparison a disastrous capitulation to the worst aspects of the Enlightenment. On this basis she suggests "directions for the restoration of the liturgical order" that have profound implications for the "reform of the reform". Along the way, she demolishes a whole range of philosophers from Descartes to Derrida, in order to establish her new (doxological) reading of Plato.

The book has attracted wide and sympathetic attention in Catholic circles. It is brilliant, original, erudite, and shot through with a surprising lyricism. Pickstock’s love of language is very evident. (One can’t help wondering if she writes poetry. Or maybe the book is one long, highly polished prose-poem in praise of the divine.) But for all its unique qualities, this book is not an isolated firework in the intellectual firmament. Pickstock speaks of a growing movement among a new generation of Anglican theologians that calls itself "Radical Orthodoxy", rediscovering the transcendent and the sacred through a denial of the nihilism of the fashionable academic culture, which according to Pickstock leads straight to "necrophilia".

After Writing is not an easy book, but it is clearly of interest not only to academics, and not only to Anglicans, but also to Roman Catholics who love the classical liturgy. It also makes the very important connection between the correct understanding of liturgy and the renewal of philosophy - and especially of metaphysics - called for by Pope John Paul II in Fides et Ratio, which may be the crowning encyclical of his pontificate.

Q. Catherine, parlez-nous de vous. Je crois savoir que vous avez été élevée dans la religion anglicane. Avez-vous grandi en Angleterre uniquement ?

 

Catherine Pickstock Je suis née à New York, mais j’ai été élevée à Islington, puis à Highbury, au nord de Londres, et je suis allée à l’école à Highgate. Je suis fille unique. Mon appartenance religieuse est complexe : selon la convention juive, je suis entièrement juive. Mais du côté de mon père, nous sommes d’une lignée de socialistes et de syndicalistes méthodistes du Derbyshire. Mes grands-parents paternels m’ont introduite très jeune à la liturgie dans la tradition anglicane ;  ils m’ont aussi appris que la liturgie fait partie de la vie quotidienne et qu’elle n’est pas seulement une loi primitive dont l’application est réservée aux dimanches et aux fêtes religieuses. J’ai commencé à concevoir un intérêt théorique pour la liturgie et le rituel en lisant le livre de Paul Connerton « How Societies Remember »[3] (C.U.P. éd.), et aussi Platon, à l’école.

 

Q. Je dois avouer que je ne parviens pas à lire plus de quelques pages de votre livre à la suite, non seulement parce que la matière en est difficile, mais aussi parce que j’en trouve le thème trop passionnant. Sa lecture me coupe régulièrement le souffle, et je dois l’interrompre. Avez-vous éprouvé de l’excitation à l’écrire ?

 

Catherine Pickstock L’écrire m’a causé une joie très vive, et parfois du désespoir. Il est vrai que je l’ai écrite dans le cadre d’une thèse de doctorat, ce qui ne faisait qu’ajouter au désespoir !

 

Q. Avez-vous été surprise par les nombreuses réactions positives qu’il a suscitées parmi les lecteurs catholiques romains ?

 

Catherine Pickstock Cela n’a peut-être pas été entièrement une surprise, mais je dois dire que l’ampleur de ces réactions m’a beaucoup étonnée et ravie, et j’en suis très reconnaissante à mes lecteurs.

 

Q. Vous situez votre livre dans le contexte d’un mouvement appelé « Radical Orthodoxy »[4]. Dans un récent article publié par The Tablet[5], Margaret Hebblethwaite écrit que vous êtes celle qui avez employé ce nom la première. Pouvez-vous expliquer l’origine du mouvement en question et expliquer comment vous y êtes entrée ?

 

Catherine Pickstock Je ne me rappelle pas qui a trouvé ce nom, mais le mouvement a été lancé par moi-même, John Milbrank (mon directeur de thèse) et Graham Ward, qui était à l’époque doyen de Peterhouse.

 

Q. Discernez-vous des points de convergence entre Radical Orthodoxy et les tractariens du siècle dernier[6] ?

 

Catherine Pickstock Nous sommes tous les trois, c’est certain, des héritiers des traditions de la High Church anglicane comme de celles du mouvement d’Oxford, et nous percevons Radical Orthodoxy comme relevant d’une tentative de revigorer la pensée anglo-catholique[7], quoique en alliance avec beaucoup de catholiques romains. Une grande partie des thèmes de notre ouvrage constituent le prolongement de tendances antérieures de la théologie anglo-catholique : le sacramentalisme, par exemple, et l’incarnationnisme, ainsi que l’intérêt pour Platon, l’insistance sur le fait que le salut consiste en l’appartenance à l’Église conçue comme la société véritable, et l’engagement dans la politique socialiste.

 

Q. « Socialiste » ? Voulez-vous dire que vous êtes contre la propriété privée, ou seulement contre la mondialisation du libéralisme économique ?

 

Catherine Pickstock À quelques exceptions près, les socialistes n’ont jamais été contre toute propriété privée. Ce qu’ils veulent, en fait, c’est relier la propriété au droit de posséder conçu comme découlant d’un usage responsable de cette propriété pour le bien commun, et ils ne pensent pas que l’intérêt public doive se trouver entièrement dans des mains privées. C’est pourquoi j’entends plutôt par « socialisme » l’opposition à une organisation des échanges économiques conçue pour la seule maximisation de la production et du profit. Une solution socialiste devrait s’envisager non sous l’angle d’un contrôle étatique, mais sous celui d’une réorganisation coopérative de la production et des échanges qui pourrait revêtir de nombreuses formes différentes. À mes yeux, le socialisme n’est possible que moyennant une vision commune du bien commun.

 

Q. Parlons un peu de doxologie et de ce que je pense être au cœur de votre ouvrage. La remarque peut-être la plus frappante de votre livre est la suivante : « L’événement de la transsubstantiation dans l’Eucharistie est ce qui conditionne la possibilité de toute signification humaine » (xv). Ce serait là une remarque étonnante même de la part d’un auteur catholique romain, et plus encore d’un anglican, car bien que l’Église catholique maintienne fortement la doctrine de la Présence Réelle, le mot « transsubstantiation » (et, dans une certaine mesure, la philosophie qui est derrière lui) a été marginalisé dans la littérature catholique contemporaine. Pouvons-nous étudier certains aspects de cette affirmation centrale de votre ouvrage avant de passer aux questions liturgiques en rapport avec elle ?

 

Catherine Pickstock Cette question présente manifestement une importance considérable, et la seule réponse ne serait-ce qu’éloignée qui lui ait été donnée jusqu’à présent figure dans mon livre et dans un article ultérieur (« Aquinas and the Quest for the Eucharist »[8], Modern Theology, avril 1999). Mon argument est le suivant : dans un monde déchu, la réalité certaine de ce qui paraît se trouve toujours potentiellement frappée de suspension par le scepticisme. Fait paradoxal, l’événement de la transsubstantiation, dans lequel le pain et le vin semblent être réduits à des accidents, est justement l’instant où l’on peut avoir l’absolue certitude de l’authenticité matérielle du pain et du vin, précisément parce qu’ils communiquent d’une manière intégrale la réalité du corps divin. Ce n’est qu’en enregistrant le fait que la matière a été entièrement envahie par Dieu que nous pouvons être sûrs de sa réalité matérielle, donc de la valeur signifiante des mots qui, comme Thomas d’Aquin l’a soutenu, traduisent avant tout ce qu’ont enregistré les sens. Mais il a y aurait bien davantage à dire sur tout cela.

 

Q. Votre livre s’ouvre sur Platon et traite presque exclusivement de la Chrétienté occidentale. Selon vous, la philosophie platonicienne n’a de sens que dans le contexte de la « doxologie » ou de la louange des dieux. La philosophie a besoin de la religion pour trouver son propre accomplissement, son propre couronnement ; c’est pourquoi la philosophie platonicienne peut ensuite trouver sa place dans la liturgie cosmique de la tradition catholique. Or, cela laisserait plutôt de côté l’Église orthodoxe, où la doxologie et la Présence Réelle ont assurément droit de cité (bien que la Présence Réelle ne s’y accompagne pas de la transsubstantiation). Je ne sais pas très bien comment les anglicans réagiraient à cela, mais dans quelle mesure votre remarque sur la « signification humaine » s’applique-t-elle aussi aux Juifs, aux hindous et aux bouddhistes ?

 

Catherine Pickstock J’admets bien volontiers que mes recherches sont limitées et gagneraient à s’enrichir d’un examen de la liturgie orthodoxe. Je ne suis pas en mesure de dire s’il existe dans d’autres religions des faits équivalents qui soient garants d’une signification. Je regrette de ne pouvoir fournir davantage de précisions en réponse à cette question.

 

Q. Si je comprends bien, selon vous, de même que les êtres humains peuvent s’accomplir uniquement dans le culte religieux, parce que (comme Henri de Lubac et Urs von Balthasar l’ont soutenu), nous n’avons pas simplement une destinée ou une fin « naturelle », de même la pensée humaine s’accomplit dans le culte religieux et doit donc être subordonnée d’une certaine manière à la louange et à la révélation de Dieu, c’est-à-dire de la Vérité. Si notre pensée n’est pas tournée vers Dieu (ce qui implique tout un mode spirituel de pensée), elle ne sert qu’à des fins inférieures, qu’à la satisfaction de désirs inférieurs. Elle devient un instrument pour manipuler le monde au lieu d’être une lumière illuminant le mode d’existence des choses. Suis-je sur la bonne voie ?

 

Catherine Pickstock Oui, vous l’êtes. Dire que la vérité est doxologique revient à dire que les choses temporelles ne sont connues vraiment que lorsqu’on les reçoit comme des dons et qu’on les offre en retour comme une louange au divin.C’est en contradiction avec l’idée selon laquelle la vérité est avant tout le reflet d’objets inertes dans un miroir.

 

Q. Comment cela s’articule-t-il avec le titre du livre, « After Writing »[9] ? Cela signifie-t-il que le mot parlé est plus important ou plus authentique que le mot écrit ? Et y a-t-il un rapport quelconque avec l’Incarnation ?

 

Catherine Pickstock Je ne veux affirmer en aucun cas que le mot parlé soit plus authentique que le mot écrit. Au contraire, je soutiens que la liturgie dépasse la dichotomie, et ce de manières aussi nombreuses que variées. On peut dire, je crois, que l’Incarnation dépasse, elle aussi, la dichotomie. Bref, le Logos ne nous est montré que sous la forme d’un corps réel et physique, en des termes évanescents, mais pouvant persister et être répétés dans les temps ultérieurs.

 

Q.  L’un des thèmes intéressants de votre ouvrage est la mathesis (spatialisation), à savoir la tentative moderne d’inclure le temps dans l’espace, signe d’une perte du sens de l’éternité qui maintenait autrefois l’équilibre entre l’un et l’autre. Cela semble lié à la prédominance de l’écrit sur l’oral, parce que l’écrit est l’acte de communication figé dans l’espace et donné ainsi à voir de telle sorte que le « sujet » cartésien, le « moi » moderne puisse l’analyser et le manipuler. L’ordinateur accomplit ce processus jusqu’à sa conclusion logique. Pouvez-vous nous en dire davantage sur le processus en question et sa signification culturelle ?

 

Catherine Pickstock Vous venez de donner un résumé fidèle de ma position. Mais – il importe de le souligner – je ne cherche pas plus à diaboliser l’espace que l’écrit. La spatialisation pure qui caractérise la modernité est parfois contrée par une volonté de temporalité pure ou de mouvement pur, bien que selon moi, il y ait identité dialectique entre l’une et l’autre. Je ne cherche pas non plus à diaboliser l’ordinateur, car l’important est surtout de savoir comment l’employer. Certes, on risque de mal l’employer en cultivant l’illusion que la connaissance se réduit à des données et à une mise en récit. Je pourrais ajouter – accessoirement – que le courriel me semble potentiellement thomiste dans la mesure où il compense la discrétion des choses !

 

Q. Mais, selon vous, la spatialisation débouche-t-elle sur la nécrophilie ?

 

Catherine Pickstock Oui, car la spatialisation a pour but de mettre fin à la mort en embaumant la vie et le temps ; or, il va de soi qu’une vie sans mort, une vie intemporelle est tout à fait semblable à la mort, d’où la nécrophilie.

 

Q. Est-on fondé à comparer votre critique de la nécrophilie à la critique de la « culture de mort » faite par Jean-Paul II ? Considérez-vous le Pape comme « radicalement orthodoxe » ?

 

Catherine Pickstock Il y a peut-être des points de contact entre mon analyse de la nécrophilie et l’analyse de la culture de mort faite par Jean-Paul II, mais je ne crois pas qu’elles soient identiques entre elles. À l’instar du Pape, par exemple, je soupçonne certaines tendances technoscientifiques de subordonner instrumentalement une notion de la vie à une autre ; et je conviens avec lui qu’il nous faut considérer toute vie comme un don, même si cette prise de conscience n’apporte pas automatiquement une solution tranchée aux dilemmes moraux particulièrement complexes que créent les nouveaux pouvoirs de l’être humain.

 

Q. Examinons, pour finir, la question de la réforme liturgique. Je n’ai pas voulu l’aborder plus tôt, car il me semblait nécessaire d’examiner en premier lieu certains aspects de la critique culturelle. Ce qui s’est passé au cours des années soixante et soixante-dix ne peut se comprendre vraiment que dans ce contexte. Peut-être pourrions-nous concentrer notre attention sur deux choses que le Concile du Vatican (et ceux qui, comme Bugnini, ont repris à leur compte sa mise en œuvre) a essayé d’accomplir sur le plan liturgique. La première était une simplification : il s’agissait d’instaurer une « noble simplicité », ce qui passait – entre autres – par un élagage de toutes les répétitions superflues et une clarification de la structure de la Messe. La seconde – liée à la première – était l’encouragement des fidèles à participer, à la « participation active ». Pouvez-vous commenter cela ?

 

Catherine Pickstock Je crois que l’élagage des répétitions reposait sur une incompréhension fondamentale du caractère même du rituel, en général, et des raisons théologiques de la répétition à la Messe, en particulier. Je n’en approuve pas moins qu’on ait voulu encourager les gens à participer, et je suis prête à dire que la pratique médiévale elle-même était déficiente à cet égard. On peut cependant discuter du point de savoir si, sous certains rapports, Vatican II n’a pas aggravé la séparation entre les laïcs et les clercs par la célébration face au peuple et la pratique de la concélébration. La situation est comparable au sein de l’anglicanisme, bien que certaines paroisses anglo-catholiques préservent la célébration face à l’Est dans le cadre d’une liturgie modernisée, ce qui semble hautement compatible avec une récupération de la dimension apophatique de la liturgie comme des articulations de celle-ci avec les données festives, et notamment calendaires. 

 

Q. Cela vous amène-t-il à douter de la sagesse du Concile ? Y voyez-vous un véritable obstacle pour beaucoup sur la « route de Rome » ? À votre avis, l’Église catholique dans son ensemble devrait-elle abolir tout ce qui reste des restrictions apportées au rite ancien ?

 

Catherine Pickstock En tant qu’anglicane, je ne crois pas du tout à l’infaillibilité du Concile, bien que je respecte son autorité dans la mesure où il a donné lieu à une mûre réflexion de la part d’une vaste partie de la Chrétienté. Je ne soutiens en aucun cas la position de Monseigneur Lefebvre, qui est loyale vis-à-vis des traditions de la Contre-Réforme et politiquement très conservatrice.

 

Q. Direz-vous, alors, que la nouvelle Messe est rachetable, au prix – le cas échéant – d’une amélioration de la traduction en langue vernaculaire et d’une certaine « re-catholicisation » (comme l’a souligné Mgr Mannion[10]) ? De son côté, le Père Aidan Nichols a déclaré que l’Église devait essayer d’instituer une sorte de compromis en adoptant une nouvelle et meilleure version de la réforme, quitte à conserver éventuellement le rite actuel comme Ordo simplex et à l’adapter pour le rendre applicable dans d’autres cultures ou dans les rassemblements œcuméniques. Que pensez-vous de tout cela ?

 

Catherine Pickstock Je ne tiens pas à me prononcer sur ce que l’Église catholique romaine doit autoriser ou non en ce qui concerne le rite latin, mais la position de Monseigneur Mannion et du Père Nichols a toute ma sympathie.

 

Q. Nos lecteurs seraient intéressés d’apprendre ce que vous pensez du latin et de l’importance de le conserver dans la liturgie. Les gens disent qu’il contribuerait à maintenir le sens du sacré ou, du moins, de l’universalité.

 

Catherine Pickstock Je suis d’accord pour dire que le latin communique un certain sens du sacré qui est particulier à la tradition occidentale (sinon à d’autres), car on ne peut jamais dissocier le sacré de formes linguistiques particulières. C’est pourquoi le latin constitue un héritage vital, quoique le sens du sacré qui est lié à lui ne dépende pas de l’usage de cette langue à toutes les époques.

 

Q. Votre ouvrage me semble favoriser une meilleure compréhension du rationalisme des Lumières et de ce qu’il a de faux ou de fourvoyé. Sur de telles bases, il est possible de percevoir pour la première fois ce qui est si triste dans la rationalisation de la liturgie ayant eu lieu après le Concile. Mais la question comporte, même dans le domaine étroitement liturgique, des aspects que nous n’avons pas encore abordés. Quid  du rôle des femmes ? Votre analyse nous aide-t-elle à réfléchir à des problème tels que l’ordination des femmes ou l’emploi de filles de chœur ? Dans le « manifeste » de Radical Orthodoxy, j’ai remarqué la Thèse 22 (peut-être rédigée avec un brin d’humour pince-sans-rire) : « Quant au féminisme : il est crucial que les processions liturgiques soient précédées de femmes portant des fleurs ».

 

Catherine Pickstock Je suis favorable à l’ordination des femmes ainsi qu’à leur participation intégrale à chaque aspect de la liturgie.

 

Q. C’est là un point sur lequel je suis en désaccord avec vous : la prêtrise et la participation. Il va de soi que la participation –  lorsqu’elle est intégrale, consciente et intérieure – est aussi nécessaire de la part des femmes que de celle des hommes. Mais je me serais attendue à ce que vos propres arguments vous conduisent à approuver la décision de l’Église catholique défavorable à l’ordination des femmes. Vous êtes contre l’« évacuation du corps ». Mais alors, pourquoi évacuer la dualité sexuelle ? Pourquoi la supprimer du symbolisme de l’Incarnation (donc de la liturgie) ?

 

Catherine Pickstock Tout d’abord, il me semble que l’ordination des femmes est une question ouverte aux yeux de l’Église catholique romaine, à moins de se situer au point de vue de l’autorité hiérarchique, que je ne partage pas. Permettre l’ordination des femmes ne supprime la dualité sexuelle ni du symbolisme de l’Incarnation, ni de la liturgie. Au contraire, on peut voir dans la relation entre le Christ et son Épouse mystique, l’Église, un écho de la relation entre le Verbe et l’Esprit.

 

Q. Expliquez-vous.

 

Catherine Pickstock Schématiquement, il me semble que, comme l’a indiqué Balthasar, l’Esprit est incarné en quelque sorte dans l’Église (du moins sur le plan eschatologique). Cette référence à la Trinité permet d’envisager le symbolisme homme-femme de la relation entre le Christ et l’Église sous une lumière beaucoup plus égalitaire. Elle implique aussi, à l’évidence, davantage d’égalité entre les rôles respectifs du clergé et des fidèles, étant entendu que le rôle du clergé est de nature christologique.

 

Q. Cela pourrait toujours donner à penser que les femmes ne doivent pas être ordonnées.

 

Catherine Pickstock Oui, mais le prêtre représente autant l’Église devant Dieu que Dieu devant l’Église, et une lecture par trop christologique de la prêtrise correspond en fait à une déviation moderne. Au moyen âge, on considérait la prêtrise comme une fonction mariale, le prêtre offrant les éléments de l’Eucharistie de la même manière que Marie avait porté le Christ dans son sein. D’autre part, l’Église, Épouse mystique, est aussi le Corps du Christ. Cela permet de penser que la femme-épouse peut représenter le Christ au même titre que le fait l’homme. C’est pourquoi je tiens à plaider pour l’ordination des femmes sans suppression du mystère de la dualité des sexes ; à mes yeux, toutefois, cette dualité n’a rien de hiérarchique, et je suis convaincue que la Chrétienté n’a cessé de s’acheminer vers une parité en la matière.

 

Q. Cette conclusion ne vous apparaît-elle pas comme « non conforme à la tradition » ?

 

Catherine Pickstock Les arguments relatifs au caractère essentiellement symbolique de la prêtrise masculine sont en fait nouveaux et modernes, de sorte que la question de savoir quelle partie à ce débat est en droit de se rattacher à la tradition authentique apparaît comme sans objet. Nous ne pouvons échapper à la nécessité de réfléchir à cette question d’une manière approfondie et en toute indépendance d’esprit.

 

Q. Enfin (j’ai presque fini), puis-je vous demander ce que vous pensez du débat liturgique actuel en général, notamment au sein de l’Église catholique ? Est-il sain, nécessaire, trop tardif ? S’oriente-t-il dans une direction particulière ou se borne-t-il à tourner en rond ? Avez-vous l’impression que Rome écoute ? Qu’une vaste politique nouvelle est en train de s’y élaborer ? Aurons-nous besoin d’un nouveau concile œcuménique pour traiter ces questions ?

 

Catherine Pickstock Je ne suis pas au courant des délibérations internes de l’Église catholique romaine. Il serait bon que les questions relatives à l’avenir de la pratique liturgique puissent être abordées sous l’angle œcuménique.

 

Q. Quelle sera la prochaine initiative de Radical Orthodoxy ?

 

Catherine Pickstock Parmi ses projets actuels figurent la publication prochaine de plusieurs livres, par exemple sur les relations de la théologie et de l’économie, la vérité chez Thomas d’Aquin et la métaphysique de la participation, ainsi que celle d’une critique de la mondialisation.

 

Q. Et de votre côté ? Pouvons-nous compter sur la publication prochaine d’un nouveau livre ?

 

Catherine Pickstock Je suis en train d’achever un livre sur Platon (« A Short Guide to Plato » – Routledge éd.). À plus long terme, j’envisage d’écrire sur la métaphysique de la participation en relation avec la doxologie.

 

Q. Merci d’avoir pris le temps de répondre à ces questions. Je pense, pour ma part, que la controverse suscitée par votre livre va exercer pendant quelque temps des effets bénéfiques sur le débat au sein de l’Église catholique romaine. Comme vous l’avez dit, nous avons besoin de réfléchir à ces choses d’une manière approfondie, et votre livre représente un véritable stimulant à cette fin.

 

Date de l’interview initiale : 2001. Une version légèrement inexacte en a été publiée cette année dans « Inside the Vatican ».

 

Pour plus amples renseignements sur Radical Orthodoxy, se reporter aux sites Internet suivants :

 

http://www.affirmingcatholicism.org.uk/Article.asp?UID=70 (by Catherine Pickstock)

http://www.killingthebuddha.com/dogma/gods_own.htm and
http://www.firstthings.com/ftissues/ft0002/articles/reno.html

 

 

 

 

 

 

 


Annexe B

Curriculum Vitae de Robert Moynihan

 

Resume of Dr. Robert Moynihan, Vatican analyst and Editor of "Inside the Vatican" Magazine


Contact Information in Italy

Dr. Robert B. Moynihan Inside the Vatican Magazine via delle Mura Aurelie 7c 00165, Rome Italy

Phone: 39-06-3938-7471

Email: editor@insidethevatican.com Web Site: www.InsideTheVatican.com


Contact Information in USA

Dr. Robert B. Moynihan Inside the Vatican Magazine 212 Melvin Ave. Annapolis, MD 21401 USA

Phone: 410-268-2924


Education:

         Yale University: Ph.D., Medieval Studies, 1988, M.Phil., 1983, M.A., 1982

         Gregorian University (Rome, Italy): Diploma in Latin Letters, 1986

         Harvard College: B.A., magna cum laude, English, 1977

PhD. Thesis:

•    The Influence of Joachim of Fiore on the Early Franciscans: A Study of the Commentary Super Hieremiam

Advisor: Prof. Jaroslav Pelikan, Reader: Prof. John Boswell Research fields:

         History of Christianity

         Later Roman Empire

         The Age of Chaucer

Languages: Italian, French, German, Latin


Dr. Robert Moynihan

Honors:

         Bradley Foundation Fellow, 1993-1994 (grant to assist preparation of A New
Inquisition? A History of the Congregation for the Doctrine of the Faith under
Cardinal Joseph Ratzinger)

         Fellow, American Academy in Rome (recipient of the American Academy in
Rome Pre-Doctoral Fellowship in Post-Classical Studies, 1985-1986)

         Charlotte E. Newcombe Fellow, 1983-1984

         Yale Graduate School Fellow, 1980-1986

         Associated Press, First Prize, New England, Best News Story on Deadline, Small
Newspaper Category, 1979

Teaching:

         Assistant Professor of History, Colgate University, 1990-1991

         Teaching assistant for medieval history surveys, Yale University, 1982 and 1983

Reporting:

         Editor and Publisher, "Inside the Vatican" Magazine, 1993-present

         Editor, Catholic World Report, 1991-1993

         Vatican correspondent, Time magazine, Rome office, 1987-1990

         Editor, 30 Days in the Church and in the World, 1988-1990

         Vatican correspondent, National Catholic Register, 1986-1988

         Vatican correspondent, International Courier (Rome-based daily), 1985-1986

         Free-lance Vatican reporter for Christian Science Monitor, Catholic News
Service, 1984-1985

Publications:

         John Paul II: Servant of the Servants of God, ATS Italia/Inside the Vatican,
Rome, 1996

         The Smallest Book in the Vatican Library: Vat. Lat. 11254, Belser Verlag,
Stuttgart, 1987

         Weissagungen ueber die Paepste: Vat. Ross. 374, Belser Verlag, Stuttgart, 1985
(with Prof. Robert Lerner of Northwestern)

         A New Inquisition? A History of the Congregation for the Doctrine of the Faith
under Cardinal Joseph Ratzinger (forthcoming)


Dr. Robert Moynihan

Television:

         Vatican affairs analyst, CNN (US & International), 1995-present (occasional)

         Guest commentator on Vatican affairs, Mother Angelica Live, EWTN (Catholic
television network), 1995-present (occasional)

         Guest commentator on Vatican affairs, Fox News, February, 2005

         Guest commentator on Vatican affairs, USA Good Morning Show, February,
2005

Radio:

Guest commentator on Vatican affairs, "Al Kresta Live," Detroit, MI radio show, February, 2005

Articles:

         The Manuscript Tradition of the Super Hieremiam and the Venetian Editions of
the Early Sixteenth Century, Florensia: Bollettino del Centro Internationale di
Studi Gioachimiti, 1987.

         The Development of the Commentary Super Hieremiam: New Manuscript
Evidence, Melanges de l'Ecole Francaise de
Rome: Moyen Age Ñ Temps
Modernes, 98, pp. 109-142, 1986.

         Geographical Mythology and Roman Imperial Ideology,Ó Archeologia
Transatlantica, 1986.

Lectures:

         Joachim of Fiore and His Influence on the Early Franciscans, American Academy
in Rome, Rome, Italy, June, 1986.

         Joachim and the Franciscan Spirituals, Yale University, New Haven, CT, USA,
May, 1984.

         Roman Geographical Concepts and Their Influence on Roman Military Strategy,
Brown University, Providence, RI, USA, May, 1982.

         The Novels of Walker Percy and Percy's Philosophy of Language, Charles V
Institute Paris, France, December, 1979.

Letters:

•    Academic letters of recommendation are available from: Dossier Service, 3599
Yale Station,
New Haven, CT 06520 USA

 

 

 


Annexe C

‘Programme de Radical Orthodoxy’ par Russel R.Reno (publié en anglais par First Things en février 2000, puis repris en français par Catholica en janvier 2001 dans le N°70)

Article publié dans la revue Catholica n°70, Hiver 2000-2001

 

THÉOLOGIE

Le programme de Radical Orthodoxy

 

Un courant théologique à suivre avec attention

 

On annonce la parution imminente, en traduction française, d'un texte de Catherine Pickstock sur Thomas d'Aquin et la quête eucharistique, aux éditions Ad Solem de Genève. Ultérieurement devrait également paraître en français et chez le même éditeur un ouvrage du même auteur ardu mais très original, et dont nous avons déjà rendu compte  After Writing. On the liturgical consummation of Philosophy (Blackwell, Oxford, 1998). Et en parallèle est annoncée, toujours chez Ad Solem et pour le mois de janvier, la traduction du petit livre de l'Américain William T. Cavanaugh, Eucharistie et mondialisation. La liturgie comme acte politique. Avec ces parutions va faire irruption dans les pays francophones un courant théologico-philosophique qui s'affirme en Grande-Bretagne depuis une dizaine d'années, issu d'un des trop rares foyers de philosophie classique de ce pays ravagé par le néo-positivisme et le nominalisme. Il nous est paru utile de présenter à cette occasion, en guise d'introduction, un substantiel article publié aux Etats-Unis dans la revue mensuelle First Things, de New York, dirigée par Richard ]. Neuhaus, qui nous a aimablement autorisés à le traduire.

 

Toute nouveauté procure des frissons à bon marché, et quiconque  étudie la théologie chrétienne a des raisons d'être sceptique vis-à-vis de programmes et de projets qui prétendent renouveler la foi et la pratique chrétiennes au moyen de nouveaux concepts, de nouveaux paradigmes et de nouvelles théologies. Une bonne partie de ce que la théologie moderne a propagé en l'étiquetant « nouveau » ou « rénovateur » a conduit à quelque chose qui rappelle les nuits de salles de jeux : l'amusement serait innocent s'il ne se soldait par le prix élevé de la dilapidation du patrimoine.

 

Au premier abord, le mouvement « Radical Orthodoxy » pourrait ne sembler que l'une parmi d'autres de ces nouveautés éphémères. De jeunes théologiens de Cambridge, certes bien formés, ont tenté la jonction entre la théorie post-structuraliste française la plus récente et ce qu'ils qualifient de « nouvelle théologie », aux fins de récupérer l'aile la plus avancée des penseurs continentaux. L'ouvrage de John Milbank, Theology and social theory : beyond secular reason (Blackwell, 1997), rassemble l'élaboration et le maintien, à la fois modernes et postmodernes, d'une réalité séculière indépendante. Ses essais dans The word made strange (Blackwell, 1997) abordent un large éventail de questions philosophiques, sociales et théologiques, le tout reposant sur l'hypothèse postmoderne que « nous fabriquons des signes, et que pourtant ce sont les signes qui nous font tandis que nous ne pouvons jamais échapper à leur réseau ». L'ouvrage de Catherine Pickstock, After wri-ting : on the liturgical consummation of philosophy (Blackwell, 1997), récuse le désespoir moderne et postmoderne au sujet de la puissance rédemptrice du langage. Le Barth, Derrida, and the language of theology (Cambridge University Press, 1995) de Graham Ward affirme le rôle fondamental du « discours ». Ces trois auteurs se sont associés pour éditer un recueil d'essais à l'allure programmatique, Radical Orthodoxy : a new theology (Routledge, 1999) et ce volume lui aussi, comme les livres précédents, est imprégné des modes de réflexion postmoderne.

 

Pourtant ce serait une grande erreur d'ignorer les promoteurs de Radical Orthodoxy sous prétexte qu'ils utilisent le jargon postmoderne. Cela pourrait les conduire à l'ineptie, mais le plus souvent cela leur permet de desserrer l'emprise que Derrida et Foucault exercent sur l'imagination intellectuelle et morale des esprits à la dérive qui peuplent les universités contemporaines. Milbank et ses amis recourent au vocabulaire et aux techniques linguistiques qui prévalent dans les études culturelles et littéraires, mais c'est pour montrer le vide obscur de la sécularisation postmoderne et ils retournent ainsi contre elle l'arme qu'elle a forgée. Si Radical Orthodoxy doit être un signe de l'avenir, alors l'université de demain comptera d'innombrables thèses sur la puissance subversive non de la transsexualité, mais de l'Eucharistie — ce qui, à tout prendre, serait un développement bienvenu.

 

Les promoteurs de Radical Orthodoxy ont donc des ambitions à la fois constructives et critiques, et sur le long terme les premières sont les plus importantes. Milbank, Pickstock et Ward espèrent articuler une perspective chrétienne globale qui se substituera aux sécularismes tant moderne que postmoderne. Leur but est de faire émerger une « théologie nouvelle », nouvelle parce qu'elle renoncera aux médiations et aux compromis de ce qu'il est convenu d'appeler la théologie moderne. Jusqu'à présent, leur réussite effective est inégale et la compréhension des faiblesses de Radical Orthodoxy devrait être l'occasion de quelques pensées salutaires sur la voie à suivre. Une théologie qui serait réellement postmoderne exigerait une discipline spirituelle complètement étrangère à nos esprits pétris de modernité tardive, si rebelles et tellement bavards.

Aussi profondément engagé soit-il dans le langage, les formes de pensées et la littérature postmodernes, le courant Radical Orthodoxy s'appuie sur une prétention fondamentale quant à ce que nous pourrions appeler le lien du monde. Toute sa réflexion repose en effet sur la vision augustinienne de la paix céleste, rendue effective par la puissance dynamique et contraignante du projet divin, et non sur la violence nietzschéenne engendrée par une volonté de puissance omnipotente. Cette différence permet à Radical Orthodoxy d'interpréter la pensée postmoderne sans se laisser attirer dans son orbite, et elle donne à Milbank et ses amis la perspective à partir de laquelle ils peuvent mettre en évidence la nudité du nihilisme postmoderne.

La meilleure façon d'expliquer le postulat nietzschéen qui régit le postmoderne est de l'illustrer. Considérons une parcelle du « lien de notre monde » : « Le mariage, qui est l'union d'un homme et d'une femme ». L'une des convictions postmodernes les plus évidentes est qu'une telle revendication est contingente. Ce qui fait que le mot « mariage » signifie « union d'un homme et d'une femme » est uniquement le fait que les dictionnaires définissent le mot de cette façon, et non quelque essence sous-jacente à ce que serait le « mariage », ou quelque « loi naturelle » éternelle. Les définitions des dictionnaires ne reposent pas sur un ensemble essentiel de vérités immédiates. Nous définissons le mariage comme nous le faisons simplement parce que, eh bien, c'est ainsi que nous le définissons. Cette parcelle de « lien », comme toutes les autres, résulte d'un acte arbitraire de la volonté. Le fait que nous définissions effectivement les mots d'une certaine façon est plus fondamental qu'aucun autre fait.

 

Nous pouvons aisément penser que l'idée, postmoderne, selon laquelle le langage est arbitraire est une forme de « relativisme ». Le mot « mariage », nous le regrettons, ne peut pas signifier n'importe quoi ; s'il en était autrement, nous ne pourrions pas parler avec quelque assurance du monde comme d'un tout ayant une forme cohérente, conservant une permanence réelle et connaissable. Radical Orthodoxy n'a pas cette réaction au postmodernisme, qui se révèle être une anxiété existentielle une réaction moderne aux postmodernes qui a peu de rapport avec ce qu'ils disent vraiment. Les principaux théoriciens postmodernes, Jacques Derrida et Michel Foucault, sont préoccupés par le fait que les mots prennent des significations déterminées. Ils s'intéressent à la compréhension de l'« identité » — la permanence de tant de choses que nous rencontrons dans le langage et sa pratique — et non pas à un flux superficiel ou à la « différence ». Les dictionnaires et les palais de justice définissent le mariage comme l'union d'un homme et d'une femme, et nos vies s'organisent en conséquence. Le lien cimente et la théorie postmoderne se contente d'expliquer comment il garde sa force.

 

La terminologie et les dialectiques postmodernes sont intimidantes, mais Radical Orthodoxy dévoile le fil conducteur de leur analyse, qui prétend que c'est la violence qui donne au monde sa forme et maintient l'unité du tout. Les mots ont une signification déterminée, et ils peuvent conserver leur influence sur nos vies, argue la théorie postmoderne, parce que leurs significations sont imposées par l'exercice du pouvoir. Le projet déconstructiviste de Derrida se consacre à exposer les nombreux moments où la violence donne forme à la signification. Il observe, en d'innombrables exemples tirés de l'histoire de la philosophie, la façon dont les idées essentielles de la pensée occidentale dominent uniquement parce que leurs alternatives sont réprimées, voilées ou rejetées. Les mots et leurs sens stables sont forgés en dehors du flux du langage sous l'effet du choc asséné : « Le mariage signifie ceci et non pas cela ».

 

Mais un simple coup ne règle jamais une question si bien que nous devons constamment appeler des renforts pour maintenir la signification stable des mots. Nous maintenons la cohérence de notre monde grâce à une lutte perpétuelle contre nos habitudes de parler, de penser et d'agir qui tendent à se disperser dans des possibilités alternatives. On défend l'identité contre la différence. La déconstruction, en tant que technique intellectuelle, ne fait rien d'autre que « montrer » les coups de force originels et « exposer » les projets permanents de renforcement et de défense de l'identité.

Les positions de Michel Foucault évoquent une atmosphère plus conspirationniste, mais elles fournissent fondamentalement la même explication de la stabilité et de l'identité. Les réseaux sociaux de pouvoir et d'intérêt donnent forme au langage, à la société et même à la conscience humaine. Des schémas immuables de signification sont modelés dans la matière première de notre humanité. Notre définition du mariage, par exemple, fait partie d'un système raffiné de répression. L'analyse de Foucault explique alors pourquoi nous ne sommes pas, de fait, relativistes. Sous la pression du pouvoir, notre monde prend une forme déterminée et une identité renforcée. C'est un pouvoir violent et perfide, un Léviathan impersonnel à l'œuvre dans de nombreuses pratiques sociales, qui fixe nos identités stables.

 

De cette revendication principale émerge brutalement la nature politique des programmes moraux postmodernes. Si c'est le pouvoir qui définit le mariage comme l'union d'un homme et d'une femme, alors le pouvoir peut changer cette définition. Ce n'est pas une coïncidence si les théoriciens postmodernes sont soucieux d'exercer leur pouvoir : pour exhorter le pouvoir judiciaire à appliquer la force de l'Etat, pour contraindre à changer le cours des choses et pour imposer des codifications de langage. Sous l'effet d'une redirection suffisamment étendue de l'exercice du pouvoir, le mariage, supposent-ils, peut en venir à signifier l'union de deux personnes quelconques. Un coup avait été appliqué dans une direction, un coup peut être porté dans une autre. La violence arbitraire des significations conventionnelles se heurte à la nouvelle violence de la révision postmoderne. C'est ainsi que des professeurs dénoncent les significations traditionnelles du mariage, que des universitaires faussent et dénaturent volontairement le rôle de l'homosexualité dans l'antiquité et que l'université tout entière essaie de porter tout récalcitrant à la honte et au conformisme.

 

Confronté au présupposé postmoderne selon lequel la violence et le pouvoir sont les fondements de l'identité, le lien qui cimente les choses, Radical Orthodoxy ne cille jamais. Régi par une vision augustinienne et non pas nietzschéenne, il n'a de raison ni pour embellir ni pour déguiser le nihilisme de la théorie postmoderne dominante. La gymnastique dialectique conçue pour transformer la violence en un principe de « différence » des plus séduisants n'est rien de plus que l'effort théoréti-que des postmodernes pour réprimer et cacher ce qu'ils font, y compris à eux-mêmes. Le « jeu des différences » peut paraître un amusement de cour de récréation, agréable et irréprochable, mais la rhétorique postmoderne fait plus souvent penser à un champ de bataille ou même à une prison. Un nietzschéen honnête reconnaît que la « paix » et la « stabilité » de la société, l'identité personnelle et le sens des textes relèvent d'une domination et il n'essaie pas de masquer cette vérité sous l'étiquette de l'« individualisme esthétique » — à moins, bien sûr, qu'une telle supercherie ne serve sa volonté de puissance. En revanche c'est à leur propre surprise que les déconstructeurs se trouvent conduits, par la logique de leur théorie de l'identité et de la différence, précisément à leur opération de déconstruction. Dans sa critique, Radical Orthodoxy se contente d'écarter le rideau qui masque ce procédé, parfois même à la vue de ses protagonistes. Selon Radical Orthodoxy, Derrida ne doit pas être présenté comme un sauveur ni Foucault comme un saint. Dans le monde agité des études culturelles et littéraires contemporaines, c'est vraiment quelque chose d'original.

 

Une opposition franche est possible, parce que, selon Radical Orthodoxy, la violence et le pouvoir de domination ne sont pas des prémisses nécessaires pour expliquer pourquoi le monde est stable ni pourquoi l'identité émerge de la différence. « Pour la théologie, et seulement pour la théologie », écrit Milbank, « la différence demeure une réelle différence parce qu'elle n'est pas subordonnée à un processus univoque et immanent ni destinée à une inévitable répression ». Par exemple, pour en revenir à l'histoire du mariage, nous pouvons remarquer que le christianisme a changé substantiellement son sens en assimilant la relation entre l'homme et la femme à celle de Jésus-Christ et de l'Eglise. Il ne faut pas en conclure cependant qu'un tel changement aurait résulté d'une lutte de pouvoir. On peut comprendre les choses et elles peuvent demeurer à travers le changement et la différence sans que cela soit dû à l'exercice du pouvoir et à la domination.

 

La théologie chrétienne répond au nihilisme nietzschéen de la violence fondatrice (pour utiliser le langage que Radical Orthodoxy emprunte aux postmodernes) en mettant en avant un cadre participatif, une poétique analogique, une semiosis de paix, une métanarration qui ne requièrent pas le postulat de la violence originelle. Ou plus simplement, Radical Orthodoxy espère récupérer la métaphysique néoplatonicienne comme explication du lien du monde. Une chose peut être ce qu'elle est — une unité d'identité ou de signification sémantique, une personne, un comportement social — et en même temps dépendre de, et permettre l'accès à autre chose. De façon plus forte, une chose est réelle uniquement dans et à travers cette dépendance et cette fécondité constitutives. Pour le néoplatonicien, vous, ou moi, ou la valeur de mes actes moraux, ou la signification de cet essai, sont comme émanant de et retournant à l'Unique.

 

Pour Radical Orthodoxy, les hiérarchies néoplatoniciennes particulières d'êtres, l'Etre, et « au-delà de l'Etre », ne sont pas décisives. Ce qui importe, c'est la façon dont le néoplatonisme considère le monde comme un domaine différencié d'êtres et d'événements imbriqués, non pas malgré ou à l'encontre des identités discontinues des choses, mais pour constituer un ordre harmonieux en vue d'un but commun. Ce point de vue, dont Radical Orthodoxy prétend qu'il a été avancé et renforcé par le christianisme classique (et tout particulièrement par saint Augustin), se place en dehors d'une logique reposant sur l'opposition de l'identité et de la différence. L'identité n'est ni une offense au flux de la différence, ni une citadelle vulnérable à défendre. Le dynamisme et la différence — « je viens de et je vais vers » — constituent l'identité. Le lien cimente, mais il ne sèche jamais.

 

Cette attitude dialectique, qui ne définit l'alternative participative chrétienne que par la négation, semble très abstraite. Le lecteur est entraîné dans cette interprétation, parce que le style des essais de Radical Orthodoxy est caractérisé par des constructions antithétiques à la fois poétiques et dialectiques. Par exemple, Milbank déclare que la théologie doit élaborer un « méta-récit de l'interruption contre-historique de l'histoire », une « contre-éthique » et une « contre-ontologie ». Mais à la différence des postmodernes et de leur continuelle et très moderne dépendance envers la violence et le pouvoir, Radical Orthodoxy promeut une vision de paix. Au lieu du conflit nihiliste entre l'identité et la différence, il offre une identité harmonieuse dans la différence.

 

Ainsi, si Radical Orthodoxy rejette les affirmations modernes et postmodernes au sujet du rôle fondamental de la violence, ce n'est pas pour trouver sa raison d'être dans la critique négative du postmodernisme, et du fait même pour en dépendre. Le cadre néoplatonicien si chaleureusement recommandé par Radical Orthodoxy offre une théorie de l'identité et du sens reposant sur l'unité et la paix. Considérons le rôle de la liturgie comme une force d'incorporation. Dans une longue méditation sur la dynamique de la célébration eucharistique, Pickstock veut montrer que le rite romain de la messe est une combinaison complexe de ce qu'on y offre et de ce qu'on y reçoit, dans laquelle le sujet humain reste identifiable même une fois qu'il s'y est incorporé. Nous n'avons pas besoin de devenir « autres » pour recevoir le corps et le sang de Jésus-Christ et nous ne pouvons pas non plus rester simplement « nous-mêmes », ni changés ni altérés. (La note néoplatonicienne est frappante.) La pratique liturgique chrétienne suppose que nous pouvons rester nous-mêmes tout en nous engageant dans le drame de la rédemption. Nous pouvons y participer sans abandonner notre identité ni la défendre contre la domination divine. Le lien qui nous unit, avec nos identités distinctes d'individus poursuivant des projets personnels, est le même que celui qui nous réunit en communauté dans un culte commun. L'un renforce plutôt qu'il ne diminue l'autre.

 

Cet élément de la liturgie comme participation à une communauté divine a un analogue politique et social. Puisque rien n'existe en dehors du champ de la divine providence, la vision chrétienne rassemble nécessairement dans son analyse toute la vie humaine en cherchant à transformer notre façon de vivre. Comme Milbank le décrit si salutairement dans Theology and social theory, les tentatives modernes pour élaborer une réalité sociale au-dessous ou en dehors de la révélation divine complète dans le Christ demeurent une violence primordiale. La renonciation — « Tu n'auras pas ce Dieu ! » — témoigne des efforts pour détacher « l'analyse sociale réelle » de la théologie. Parce que Dieu se donne lui-même à nous, cette renonciation ne peut que prendre la forme d'une résistance. Pour construire notre cité terrestre, pour identifier un « être humain naturel » sur lequel fonder une analyse politique et morale, nous devons altérer et détruire notre humanité réelle, celle qui a été créée pour que nous soyons citoyens de la cité céleste.

 

Face à toutes ces tentatives pour imaginer une société libérée des desseins divins — « la société séculière » — Milbank milite pour une conception de la réalité sociale gouvernée par la vocation surnaturelle d'amitié avec Dieu. Rien n'existe en dehors d'elle, et pourtant cette vocation soutient et remplit plutôt qu'elle ne corrompt notre condition d'êtres naturels, rationnels et sociaux. Notre identité est une existence incarnée, un discours rationnel, et notre vie sociale se confond avec notre identité devant Dieu. L'une renforce l'autre plutôt qu'elle ne l'affaiblit.

 

Cette ambition de voir toute création comme assujettie à la rédemption explique pourquoi Radical Orthodoxy se considère comme « au-gustinien ». Ses promoteurs ne font pas seulement référence à la cité céleste en vue d'échapper aux mortelles finalités postmodernes. Ils veulent substituer une explication chrétienne, participant du lien qui fonde le monde à l'explication postmoderne qui repose sur la violence. C'est alors seulement que la théologie peut échapper à la force d'attraction gravitationnelle de l'engagement postmoderne en direction du pouvoir et de la violence. Et une fois que Radical Orthodoxy y a échappé, grâce à cette métaphysique de la participation, ses promoteurs peuvent montrer comment les diverses facettes de la vie humaine trouvent leur accomplissement dans les desseins achevés de Dieu. La voie est ouverte au recouvrement et à la reconstitution d'une vision chrétienne globale.

 

L'un des aspects tragiques de la théologie moderne a été la renonciation systématique à cette ambition. La « vérité » comme fin essentielle a été remplacée par la science et la théologie nage désormais dans la recherche inconsistante du « sens ». L'expression esthétique a été abandonnée au culte de l'auto-expression originale et à « ce que cela signifie pour moi ». La moralité est devenue un sous-ensemble de l'utilité, ou une création de la conscience privée, et les chrétiens en sont réduits à « partager leurs valeurs ». Le domaine appauvri de la « spiritualité » et de la « transcendance » reste le seul légitimement ouvert à la réflexion chrétienne et, continuant sur ces nuées, la théologie cherche les points de rencontre avec un monde sur lequel elle a renoncé à exercer son autorité. Ici, Radical Orthodoxy s'oppose intensément à cette renonciation, car pour ses adeptes, le monde dans son ensemble est fait pour être intégré à un cadre théologique. La théologie chrétienne devrait informer la façon dont nous parlons de toute chose.

 

Ce domaine n'est pas la seule ambition augustinienne perdue dans la théologie moderne. En face de toute aventure spéculative, qu'elle soit métaphysique, historique ou anthropologique, saint Augustin a consacré encore plus d'énergie à affirmer et défendre l'irréductibilité de la rédemption divine dans le Christ. Immense domaine peut-être, mais qui se focalise sur son centre et sur lequel la force d'attraction du Christ exerce sa puissance dans toute sa profondeur. Le monde est une participation, c'est vrai, mais le cadre de cette participation est informé par le Christ. Les adeptes de Radical Orthodoxy embrassent le champ universel de la vision augustinienne — comment le dessein rédempteur du Christ structure le monde naturel, l'histoire, le désir humain et la vérité elle-même. Comme beaucoup de théologiens modernes, cependant, ils montrent souvent une forte ambivalence envers ses particularités concrètes et l'autorité qu'elle exerce sur la vie chrétienne. C'est cette ambivalence que nous allons maintenant examiner.

 

Encore et toujours, Radical Orthodoxy empêche tout centre de gravité susceptible d'acquérir du poids pour contrôler ou diriger notre participation en Dieu. Milbank, par exemple, quand il s'appuie sur le texte biblique, transforme systématiquement le sens particulier en un processus conceptuel ou spéculatif. Les récits de l'Evangile sont pour lui les allégories d'une métaphysique de participation. Et lorsque nous saisissons cette vérité théorétique, nous en venons à voir comment nous serions les « co-créateurs » du sens de la révélation. Notre « capacité d'analogie est elle-même "comme Dieu" » ; et plutôt que ce soit Dieu qui s'adresse à nous, « nous devons découvrir le contenu de l'infini par le labeur et l'effort créatif».

 

La même répudiation implicite de ce qui fait autorité se produit lorsque Milbank identifie l'Eglise à un processus plutôt qu'à la transmission d'un langage et d'une pratique fondamentale. L'Eglise est, à sa racine, « un nouveau corps social qui peut transgresser toute frontière humaine et qui n'adopte aucune loi sinon celle de la "vie" [... et] qui accompagne une communauté en mutuelle réconciliation, à la fois diverse et harmonieuse ». Que l'accent soit mis sur l'Ecriture, le credo ou la tradition, ce qui paraît importer est une certaine « idéalité », une tendance à penser théologiquement en termes de formes plus hautes, purifiées et sans tache, une revendication formelle et une « façon d'être » remplacent les réalités précises de l'enseignement et de la pratique apostoliques.

 

Les efforts de Milbank dans sa présentation de la doctrine de l'expiation illustrent cette tendance de façon plus nette encore. Dans Theology and social theory, il fait une lecture résolument conceptuelle de la signification rédemptrice de Jésus. « Après la mort de Jésus notre rédemption devient possible pour deux raisons », rapporte Milbank. « Premièrement, nous comprenons spéculativement que le péché est négation, violence arbitraire, refus de l'amour absolu lui-même et cette spéculation est un instant de foi indispensable et cependant indépendant. » Le second élément combine lui aussi théorie et rhétorique postmodernes. « La spéculation n'est provoquée » observe Milbank « que par la com-pulsion horrifiante et sublime de la mort de Jésus, dont les circonstances concrètes nous font ressentir que là nous "voyons" vraiment le péché en même temps que l'essence de la bonté humaine ». Jésus rend possible un schéma de réflexion et sa vie a valeur rédemptrice parce que ses déterminations caractéristiques nous aident à « comprendre spéculativement » ce modèle. Ce n'est que dans cette « compréhension spéculative » que nous en arrivons à habiter « le langage, le logos du retour adéquat » et ce n'est qu'à travers notre adoption de ce « langage », notre « compréhension spéculative » et notre nouvelle façon de penser et de vivre en conséquence que nous rendons l'expiation universelle.

 

La « compréhension spéculative » souligne une tendance générale de Radical Orthodoxy à substituer la production créatrice de la théorie théologique au pouvoir rédempteur du Christ. Dans « The Name of Jesus », un essai d'interprétation des écrits canoniques sur le pouvoir salvifique du Christ, Milbank passe explicitement de la personne au processus, de l'identité de Jésus à une idéalité créée par son absence. Milbank commence cet essai par une lecture des récits évangéliques et de leurs contradictions internes. D'un côté, Jésus est l'homme qui proclame la venue du royaume de Dieu. De l'autre nous rencontrons ce que Milbank appelle un « méta-récit » qui se concentre sur l'économie sacrificielle du rejet, de la souffrance et de la mort de Jésus. Vus de façon charnelle, ces récits sont tout simplement ceux d'un échec puisque les deux éléments en opposition l'un avec l'autre laissent Jésus écartelé entre le récit et le « méta-récit », entre l'historique et le cultuel.

 

Mais Milbank ne lit pas de façon charnelle. Il lit spirituellement, spéculativement. Loin d'être un échec, l'éclatement de l'identité de Jésus est la clé du salut. L'impuissance du texte à identifier Jésus ouvre un espace pour la reconstitution de la communauté humaine. L'absence d'un sauveur dans le texte crée la nécessité de nous construire un sauveur dans et à travers notre propre pratique interprétative. Cela permet alors une expiation de participation : la pratique ecclésiale d'une ouverture exégétique sans fin, dans laquelle l'Eglise produit un sauveur à travers sa créativité interprétative. De cette façon, Jésus sauve en tant que « fondateur d'une pratique d'un état de vie » et ainsi le processus ecclé-sial « doit être Dieu Lui-même ». Dans sa contribution au recueil Radical Orthodoxy, Graham Ward développe une vue similaire dans laquelle « le corps dépossédé » de Jésus le rend absent, ouvrant la voie à « une participation dans et à travers la différence qui permet une co-créativité».

 

Mais de quoi s'agit-il ? Radical Orthodoxy est très clair : il veut renoncer aux compromis et aux demi-mesures de la théologie moderne et recouvrer une audace augustinienne au nom de la foi et de la pratique chrétiennes. Cependant les efforts de Milbank pour expliquer notre participation au pouvoir rédempteur du Christ peuvent facilement se rattacher à la théologie moderne. Une rapide mise en relation avec les vues modernes communes nous permet de voir que « l'expiation poétique » effectuée « par la compulsion horrifiante et sublime de la mort de Jésus » fait écho à l'explication de Kant sur la signification rédemptrice de Jésus. La « compréhension spéculative » de Milbank peut tourner en rotation théorétique, mais sa relation du Christ au croyant ne diffère guère de l'interprétation de Kant sur le vouloir rationnel, éveillé par Jésus, qui est la manifestation sensible de l'archétype de la rectitude morale. De plus, « l'expiation par l'absence » de Milbank renvoie à la dialectique de Hegel : chez l'un et l'autre, l'identité du Christ est perdue et ne peut être retrouvée que par le souffle continu de l'Esprit. Il est vrai que la « compréhension spéculative » de Milbank est linguistique et décrétée et non pas conceptuelle, exercée selon une méthode purement intellectuelle et démodée. Néanmoins, pour Milbank, l'échec prétendu de l'Ecriture à rendre Jésus présent en tant que personne identifiable est la clé de son succès. L'absence de Jésus autorise alors le pouvoir interprétatif infini et le « mélange des différences » qui caractérisent le processus salvifique.

L'identification de la source des positions de Milbank sur l'expiation nous renvoie aisément aux deux pères de la pensée moderne, et il est crucial. Aussi bien la vision kantienne que la vision hégélienne sur le rôle salvifique de Jésus conduisent à des conséquences importantes. Premièrement, la réalisation d'une possibilité humaine — le tournant vers la justice (pour Kant) et le développement de la culture (pour Hegel) — devient la véritable source de la rédemption. A la suite de ce virage vers une source humaine, la modernité et la postmodernité se tournent vers le pouvoir : puisque nous perdons confiance dans la seule voix de notre conscience ou dans une téléologie culturelle universelle, ma conscience se bat contre la vôtre et nous combattons pour contrôler le processus culturel. L'autre conséquence des sotériologies kantienne et hégélienne consiste à encourager l'aliénation de l'autorité scripturaire et le rejet des contraintes imposées par la pratique apostolique, choses courantes dans la théologie moderne. La rectitude kantienne ou l'histoire hégélienne de l'Esprit remplacent le langage et la pratique apostoliques comme fondement de la vérité théologique, tout comme elles surpassent la forme incarnée de Jésus en achevant et en améliorant son pouvoir rédempteur. Le pouvoir du choix moral (Kant) ou la réflexion sur la dynamique de l'histoire (Hegel) éclipsent l'identité du Christ, après quoi la violence de la modernité et de la postmodernité entre en action. Génération après génération, des critiques bibliques et des théologiens libéraux essaient de percer le sens littéral de l'Ecriture en vue d'arracher sa signification à l'orthodoxie transmise et à l'autorité ecclésiastique.

 

La « théologie nouvelle » proposée par Radical Orthodoxy reprend ces schémas de la théologie moderne et avec des conséquences similaires. Les articles de Milbank, Ward et al. ont pour effet d'obscurcir et de remplacer l'identité particulière de Jésus comme médiateur de salut. Cela a pour conséquence qu'ils font montre d'une ambiguïté généralisée sur le rôle de l'Ecriture, du credo et de la pratique ecclésiale traditionnelle, ambiguïté d'une valeur toute moderne. L'autorité passe de la spécificité de l'énoncé et du sacrement à la création d'une théorie ou d'un concept. A vrai dire, la théorie et le concept sont une pratique, un langage vécu plutôt qu'une idée statique. Néanmoins, et bien que modifiée par des virages et des contorsions postmodernes appropriés, la « compréhension spéculative » qui gît sous les pratiques créatives des « différences réconciliées » est plus pénétrante, plus puissamment rédemptrice que la forme particulière du Christ présent dans les mots et dans le sacrement. Un « Nouvel Etre » remplace le Seigneur crucifié et ressuscité pour le supplanter comme lien unissant toutes choses.

 

Comment a pu se produire ce basculement dans la théologie moderne ? L'explication classique est simple. Le fidèle cultivé moyen ne peut réconcilier les dévotions de son enfance avec les méthodes critiques et les réalités de la vie moderne. La science semble requérir un matérialisme militant qui transforme les intérêts spirituels en successions de pratiques sociales, en réflexions sur les besoins psychiques ou en simples bizarreries des glandes. La recherche historique inculque un caractère sceptique bien à l'opposé de l'adoption de la foi. Les idéaux d'autonomie personnelle s'opposent aux modèles traditionnels de conformité et d'obéissance religieuse. Pour la théologie moderne, le travail du théologien est de démontrer que les méthodes et les réalités modernes n'entrent pas vraiment en conflit avec un christianisme bien compris. En bref, le théologien moderne doit être un « médiateur », il doit montrer comment le croyant cultivé doit habiter à la fois deux mondes, le religieux et le séculier, sans perte ni fidélité divisée.

 

Mais le glissement de Radical Orthodoxy en direction des travers ordinaires de la théologie moderne ne peut être expliqué de cette façon classique. Ses critiques inflexibles de la modernité et de la post-modernité arrêtent toute stratégie de médiation de ce type. Milbank et ses amis veulent substituer aux présupposés de la sécularité une prise en compte chrétienne de toute chose : on ne voit pas de corrélation à première vue. Qu'en penser alors ? Que Radical Orthodoxy est défini de manière trop vague, par de fortes intuitions et des tentatives de pensée théologique, et que ce courant manque d'une Gestalt [organisation] systématique. Les essais rassemblés dans le volume Radical Orthodoxy, par exemple, voient large, à la fois par le ton et par les sujets, mêlant auteurs catholiques et anglicans témoignant de sensibilités divergentes : cela rend dangereuse toute généralisation à son propos. Je me permettrai de proposer une explication originale de l'allergie au donné qui rend Radical Orthodoxy si paradigmatiquement moderne lorsqu'il aborde des questions aussi cruciales que celle de l'expiation. Cette interprétation devrait nous mettre en garde contre les dangers et les difficultés d'une orthodoxie radicale de quelque sorte qu'elle soit.

 

Les trois figures de proue de Radical Orthodoxy, Milbank, Pickstock et Ward sont anglicanes et profondément influencées par les dévotions et les pratiques de l'anglo-catholicisme et cela les pousse à substituer la théorie au donné, l'idéalité à l'identité. Je m'explique. L'anglo-catholicisme est né d'un profond sentiment d'insatisfaction au sein de l'anglicanisme moderne, mais pour des raisons culturelles et théologiques complexes, cette insatisfaction ne pouvait pas se résoudre par une conversion à l'Eglise catholique.

 

C'est cela qui place l'anglo-catholicisme dans une position difficile. Par conviction, les anglo-catholiques sont attachés à la tradition. Cependant, dans leur pensée, la pratique anglicane dominante ne peut leur fournir une tradition suffisamment riche. Quant à l'Eglise catholique, telle qu'elle est actuellement constituée, elle ne peut procurer une base institutionnelle adéquate à leur fidélité à la tradition. Il leur faut donc inventer une tradition. Bien sûr, ils le nient. L'anglo-catholicisme est caractérisé par un archéologisme étendu portant sur les textes patristi-ques et médiévaux, par des reprises sans fin des figures catholiques de l'anglicanisme précoce, ainsi que par des emprunts étendus à la théologie et à la pratique sacramentelle romaine post-tridentine. Cependant, tout antiques que soient ces éléments et toute vénérable que soit la matière première, la structure et la forme actuelle de l'anglo-catholicisme ont surgi d'une image idéalisée de la foi et de la pratique catholiques. Il a dû se tourner vers l'idéalité parce que ni l'anglicanisme officiel ni le catholicisme romain ne convenaient aux formes particulières actuelles de la pratique chrétienne.

 

Et Radical Orthodoxy hérite de ce modèle d'idéalité. Son élan théoré-tique ne sert pas le propos moderne habituel de trouver un pivot qui établirait une médiation entre le Christ et la culture. Au lieu de cela, l'effort vers une « compréhension spéculative » sert à discerner la forme idéale de la vérité chrétienne, à trouver une base à partir de laquelle on peut fidèlement inventer une tradition libérée des limitations et des imperfections des formes héritées. Et selon leurs propres termes, ce n'est que dans ce sens que les promoteurs de Radical Orthodoxy sont « radicaux ». « Réenvisager » est nécessaire, nous dit-on, parce que « le christianisme n'a jamais suffisamment mis en valeur la sphère de participation médiate qui seule peut nous conduire à Dieu ». De même que l'anglo-catholicisme ne peut vivre d'une tradition vivante — ni Canterbury ni Rome — Radical Orthodoxy ne peut assumer une tradition théologique, au moins pas directement. La métaphysique chrétienne doit être discernée, la sphère de participation (qui seule peut nous conduire à Dieu ?) doit être découverte, et sous sa direction, l'imagination théologique et la production théorétique créatrice perfectionneront et achèveront ce qui a été reçu. Ainsi le pouvoir rédempteur du témoignage chrétien sera libéré et trouvera son accomplissement.

 

L'héritage anglo-catholique illustre et explique à la fois la base prochaine du tournant vers l'idéalité, mais Radical Orthodoxy ne fait pas que reproduire simplement une caractéristique de l'anglo-catholicisme. Il manifeste, avec une acuité intense, un problème se posant à la théologie postmoderne en général. Parce que les principales églises protestantes sont maintenant libérales par tradition, la pratique théologique orthodoxe devient, par nécessité, une invention, un choix sélectif du passé, un acte de redécouverte imaginative. Milbank, Pickstock, et Ward, par exemple, souhaitent recouvrer la voix assurée et englobante du néoplatonisme augustinien, une vision théologique suffisamment vaste pour inclure tous les aspects d'une vie ordonnée à Dieu. Mais malheureusement au cours des deux derniers siècles, l'anglicanisme a été marqué par le repli, la concession et une perte de confiance en lui-même. Formés à l'Université de Cambridge, dans les vestiges des gloires passées d'une culture politique, esthétique et intellectuelle chrétienne, les promoteurs de Radical Orthodoxy y rencontrent des traces de l'immensité de l'ambition augustinienne. Mais les monuments ne sont pas des institutions vivantes, et les constructions gothiques ne peuvent remplacer des pratiques pérennes. Radical Orthodoxy ne peut inventer la chair et le sang d'une culture chrétienne et doit ainsi se satisfaire de décrire sa construction théorétique sur un mode postmoderne, entre ce qui a été et ce qui devrait être.

 

En elle-même, cette résistance déterminée au repli de l'Eglise et à la sécularisation de la culture est noble. C'est pourquoi Radical Orthodoxy devrait attirer l'attention et l'affection de quiconque s'occupe du pouvoir de l'Evangile. Mais dans la pratique théologique du « réenvisager », des présupposés modernes émergent à nouveau. Le théologien est un sauveur héroïque, un visionnaire et un génie. La virtuosité intellectuelle est la clé du renouveau et elle éclipse l'obéissance ecclésiale. La théologie devient créative et inventive plutôt que réceptive et réitérative. Très sensibles aux échecs de l'Eglise et de la théologie modernes, les promo-

 

teurs de Radical Orthodoxy veulent rendre la vérité chrétienne si pénétrante, si claire et si évidente au niveau théorique que la tentation nihiliste du sécularisme deviendra impossible et que les conséquences pacifiques annoncées par Radical Orthodoxy pourront être mises en œuvre. Et là, sans aucun doute, Milbank et ses amis dévoilent leur ambition : si la pratique actuelle des Eglises de notre temps faillit à rendre puissante et claire la vérité de l'Evangile, alors c'est aux théologiens, ces bergers théorétiques du domaine spéculatif, de le faire. Mais cette ambition n'est pas augustinienne, c'est, je dirais, une ambition moderne dans sa quintessence.

 

Si nous comprenons que nos vocations théologiques sont dans et pour l'Eglise, et si nous regrettons et déplorons la vulnérabilité de tant de domaines du christianisme occidental face aux tentations du nihilisme et de la sécularité, alors comment ne pourrions-nous pas éprouver la même ambition ? Comment ne pourrions-nous pas nous trouver dans la même position que Radical Orthodoxy, désireux de « ré-envisager » le christianisme et non de rendre plus facile la capitulation envers la « science » ou les « réalités modernes », désireux d'intensifier la résistance, de renforcer l'épine dorsale de l'Eglise et de rendre la théologie antimoderne dans ses fondements ? Comment pourrions-nous éviter de devenir des anglo-catholiques, non en substance, mais par notre situation ecclésiale et notre pratique théologique : séparés du vaste corps de nos Eglises libérales, nous essaierions de trouver une idéalité à travers laquelle recevoir et transmettre une foi que nos Eglises n'ont plus l'assurance, la volonté ou même la compétence liturgique et scripturaire de base de nous donner ?

 

Radical Orthodoxy doit nous servir d'avertissement. Se réfugier dans une « compréhension spéculative » n'est ni un caprice postmoderne ni une caractéristique du patrimoine anglo-catholique. C'est l'habitude prise par une théologie qui s'est éloignée de la forme concrète et spécifique de l'Eglise contemporaine. Pendant des générations les théologiens modernes se sont sentis aliénés en raison de la disjonction apparente entre les impératifs moraux, intellectuels et politiques de la « pensée progressiste » et les contraintes du christianisme classique. Le résultat en a été une redescription conceptuelle du christianisme destinée à permettre une corrélation et une médiation par-dessus cette disjonction.

 

Les échecs du christianisme occidental semblent maintenant obliger la théologie orthodoxe à une semblable aliénation. La foi et la pratique chrétiennes ne semblent plus vivre de l'Evangile. Mais de même que l'aliénation moderne a conduit à une abstraction théologique bien éloignée de l'enseignement apostolique, ainsi sommes-nous tentés aujourd'hui par une aliénation orthodoxe. Car si, à l'instar de Radical Orthodoxy, nous acceptons cette disjonction, les conséquences imiteront celles de la théologie moderne. La foi et la pratique chrétiennes seront élevées à un niveau d'abstraction si épurée qu'elles pourront être sauvées de leur propre impuissance à rendre le Christ présent dans l'Eglise et la société. Mais comme le montre la façon dont Milbank traite de l'expiation, une telle migration en revient aux schémas modernes et obscurcit l'identité particulière de Jésus-Christ. Au bout du compte, le Christ est absent et ce n'est que par l'élévation de ses travaux et la créativité de sa vision que le théologien peut recouvrer son identité et le rendre présent. Son identité doit être assemblée avec le lien de la « compréhension spéculative ».

 

L'anglicanisme n'a pas le monopole de l'échec. D'une manière générale, les Eglises protestantes magistérielles d'Europe et d'Amérique du Nord et dans une moindre mesure le catholicisme romain se sont affaiblis. Ceux d'entre nous qui sont sensibles à l'ambition augustinienne ne peuvent s'empêcher de combattre cette régression. Cependant, dans notre opposition, nous devons reconnaître la difficulté et l'étroitesse du chemin d'une redécouverte postmoderne de l'orthodoxie.

Nombreux sont ceux qui lancent des avertissements courageux et motivés contre la « culture de mort » moderne, et le témoignage du chrétien procure en effet une alternative qui a du poids et de la substance. Néanmoins aucune vision triomphante de paix n'émerge de ce que les chrétiens du XXe siècle finissant disent et font réellement. Le christianisme, ses Ecritures saintes et sa pratique ecclésiale semblent incapables de cimenter toutes choses. Face à la faiblesse de l'Evangile — dans des Eglises qui ne semblent pas entendre et dans une culture de plus en plus aveugle — nous sommes tentés par la théorie. Nous imaginons que grâce au pur génie théologique et à la virtuosité intellectuelle nous pourrons reconstruire une culture chrétienne universelle, dévoiler et rendre présent un lien universel. Mais guidés par ce qui pourrait être plutôt que par ce qui est, nous en venons à corriger et parfaire ce que nous avons reçu par la parole et le sacrement. Comme le stylo du rédacteur retranche et ajoute, la violence et la volonté de puissance émergent à nouveau. Et alors nous nous tournons vers l'enseignement apostolique avec un œil désireux de perfectionnement, de correction et d'amélioration. Si l'Evangile est affaibli, alors c'est à nous de le fortifier. Notre théorisation, nos « théologies nouvelles », cimenteront ce que le Christ et son Eglise semblent incapables de contenir et d'étreindre.

 

Face à cette tentation, nous devons garder le nez sur le désastre malodorant du christianisme moderne, comprendre l'articulation de ses échecs tout en nous entraînant à demeurer dans les formes éternelles du langage et de la pratique apostoliques. Une vision appauvrie sera peut-être le prix que nous aurons à payer. Nous ne serons peut-être plus capables de voir notre culture de bout en bout avec des yeux chrétiens. Nous ne serons peut-être plus capables de reconnaître dans la silhouette complexe de nos Eglises contemporaines une créature évan-gélique. Nous pourrons seulement voir ce qui nous aura été donné à voir. Mais payer ce prix est nécessaire pour accoutumer nos yeux à percevoir l'identité du Christ dans le témoignage de l'Ecriture et la pratique de l'Eglise. Peu importe en effet la hauteur à laquelle plane notre réflexion théologique : nous serons toujours déçus dans notre espérance que ces hauteurs nous permettent de retrouver une vision complète de la portée de la vérité du Christ. Le Christ, c'est la foi et la pratique concrète de l'Eglise, et lui seul peut donner pouvoir et force à une théologie postmoderne véritablement orthodoxe. Car le Fils rassemble toutes choses dans le Père.

 

Cependant pour échapper aux schémas du modernisme théologique, la première tâche n'est pas d'imaginer et d'inventer. Au lieu de cela nous devons nous former à ce que la modernité rejette le plus complètement et le plus inévitablement : la discipline de recevoir ce qui nous a été donné. Nous devons ronger les parchemins que le Seigneur nous a donnés et demeurer parmi son peuple. Ce n'est qu'alors que le champ d'une ambition augustinienne retrouvera le foyer intense, concret, particulier et centré sur le Christ qui lui donnera la puissance de la bonne nouvelle. Alors seulement pourrons-nous goûter la paix de Dieu.

 

Russell R. Reno

Dans ‘First Things’, février 2000

 

Russell R. Reno enseigne la théologie à l'Université jésuite de Creighton (Omaha). Il est aussi l'auteur de The Ordinary Transformed : An Inquiry into the Christian Vision of Transcendence.

 

 

à signaler

 

JOHN MILBANK, Theology & Social theory. Beyond secular reason [Théologie et théorie sociale. Au-delà de la raison laïque], Blackwell, Oxford, 1990 (réimpressions multiples, incl. 2000), $ 29,95

 

C'est en quelque sorte, en 443 pages, le programme initial du courant Radical Orthodoxy et qui en indique le principal objectif : affronter le support opérationnel de la sécularisation que constituent les sciences humaines, et leur substituer la pensée sociale chrétienne conçue comme une sorte de théologie de la libération de type occidental et assurément non marxiste. J. Milbank récuse la conception cléricale de l'Eglise (qu'il appelle l'intégrisme), s'en prend à la sociologie de la religion fondée sur le positivisme — surtout celle de Talcott Parsons et de ses disciples —, et rejette la version rahnérienne de ce qu'il nomme l'intégralisme (nature et grâce), qui s'est dévoyée dans la théologie politique germanique et latino-américaine. Pour lui, Rahner est à écarter en raison de sa négation du surnaturel, tandis que la « version française » de l'intégralisme peut constituer la base d'une véritable conception de la cité alternative (« the other City »). Il se place ainsi sous le patronage de Blondel, de Lubac et Urs von Balthasar (mais non de Congar qui le laisse un peu perplexe). Bien qu'il y ait beaucoup à discuter sur tout cela, on retiendra avant tout l'intention : « Ce livre [...] est pensé pour surmonter le pathos de la théologie moderne [...], la fausse humilité, un défaut nécessairement fatal, car si la théologie ramène sa prétention à n'être qu'un métadiscours, elle devient incapable d'articuler la parole du Dieu créateur et se transforme en oracle d'une idole finie, telle que l'étude historique, la psychologie humaniste ou la philosophie transcendentale ».

 

John Milbank, Catherine Pickstock, Graham Ward (dir.), Radical Orthodoxy, Routledge, Londres et New York, 1999

 

Douze auteurs britanniques et américains, dont cinq catholiques, ont participé à la rédaction d'un volume au titre de manifeste, mais de réalisation trop composite pour avoir cette fonctionnalité. Son intérêt est de permettre de se faire une idée de ce qui peut réunir des auteurs sensiblement différents les uns des autres, dans leurs jugements et dans les domaines auxquels ils touchent : politique (anti-étatique), esthétique, musique, morale, théologie (plusieurs chapitres dont un long sur la déviation suarézienne)... Seule l'introduction fait le lien. On y relève les idées suivantes : le nihilisme actuel est une extraordinaire occasion pour que la théologie reprenne la place qu'elle doit avoir dans l'ordre du sens. Cette théologie doit être « orthodoxe », ce qui est à comprendre dans le sens d'une ouverture qualifiée de « collage cohérent » entre les positions thomistes, augustiniennes, et même barthiennes, à partir de l'idée centrale de participation. Et elle doit aussi se faire « radicale », c'est-à-dire engagée, apte à se confronter à la diversité postmoderne sur toutes sortes de terrains. L'ambition est vaste, l'esprit combatif, les démarches hasardeuses toujours possibles (Graham Ward sur la personnalité masculine et féminine du Christ, Gerard Loughlin sur le sexe de Dieu...).

 

BERNARD DUMONT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Annexe D


‘Radical Orthodoxy’ Jean-Paul Maisonneuve (Catholica N°84 – été 2004)

Radical Orthodoxy


 Après sept siècles de dérive cultu- relie, trois siècles d'enténèbrement spirituel, un siècle de délires idéologi­ques sanguinaires, dans le vieillissement universel, la stérilité et le radotage, en plein dépeçage de la création et en pleine mise en coupe réglée des socié­tés, sur d'immenses champs de décom­bres éclosent des fleurs aussi fraîches qu'au premier matin du monde. La foi de Radical Orthodoxy, née à Cam­bridge pour l'honneur de l'Eglise an­glicane et réunissant de plus en plus de penseurs de différentes confessions chrétiennes, en témoigne5.

Son projet est, en quelque sorte, de tout démailler et reprendre l'ouvrage là où l'on s'est mis à tricoter de travers, au moment où le nominalisme a inau­guré les temps modernes. Car les phé­nomènes sociaux et culturels les plus massifs ont toujours à leur source une théologie, ou, comme c'est le cas, une anti-théologie. Tout comportement humain provient toujours d'une prise de position théologique, et, comme chacun sait, prétendre ignorer la théo­logie, comme la métaphysique (voir Péguy), c'est encore en avoir une, et des plus insistantes et insinuantes. C'est déifier l'idole de notre choix et lui vouer le culte le plus assidu comme le plus totalitaire.

Pour autant, il ne s'agit pas d'un re­tour pur et simple à un type de pensée réputée seule maîtresse, ni de repren­dre dans le même style la construction


là où elle était pour l'achever (ce qui ne réussirait, au lieu de la remettre sur pied, qu'à l'« achever » effectivement). De si graves affaissements signalent des failles. Du moins est-il grand temps de retrouver cette foi naturelle et pre­mière de la pensée envers ce qu'elle atteint, cette intuition qui porte le ju­gement d'existence au profit de la réa­lité de l'objet et de l'adéquation du vocable, autrement dit, à mon avis, l'inspiration. Radical Orthodoxy in­siste sur la relation, rompant ainsi avec le mirage de l'objectivité pure. Les choses ont bien leur être propre, et leur essence ne dépend pas de l'esprit qui en prend connaissance, mais la relation entre le connaissant et le connu est toujours unique et originale : connaî­tre est nourrir une relation.

Le mouvement prend acte du travail de déconstruction qui aboutit au « cer­cle herméneutique » : la prise de con­science des processus langagiers. Mais les conclusions qu'il en tire sont tout autres. Loin de tourner en rond et de se mordre la queue dans une tautologie fatale, le langage participe de la réalité qu'il désigne, et donc on parle pour dire quelque chose. « Ça parle », mais ce qui parle ainsi, qui précède mon discours et l'emporte, c'est le Verbe de Dieu. Ce n'est pas « ça » qui parle, mais c'est « Lui ». C'est autour de la notion de participation que va se développer le travail de Radical Orthodoxy. On com­prend dès lors que son champ d'inves-


5. Adrian Pabst, Olivier-Thomas Venard, Radical Orthodoxy. Pour une révolution théologique, Ad Solem, coll. Angles vifs, Genève, mars 2004,17 €. Le livre, écrit par deux auteurs catholiques, est préfacé par Catherine Pickstock.


tigation soit coextensif à tous les do­maines, en particulier politique. C'est la perte de la participation qui a tout séparé, alors que les nécessaires dis­tinctions n'avaient de sens que pour s'unir puisque Dieu a uni toutes choses de la création et s'est uni la création.

La modernité s'est constituée sur le rationalisme nominaliste, rationa­lisme qui, soit dit en passant, ne croit guère en la raison. L'axiomatique no­minaliste a imaginé ex nihilo un espace neutre à partir duquel élaborer ses pro­cessus intellectifs. La postérité de cet espace neutre a donné, dans sa version étatiste, la soi-disant « laïcité » et, dans sa version scientiste, la non moins soi-disant « objectivité ». Cela a donné un monde triste et une société qui a perdu tout sens. La vie était offrande et échange de dons, elle s'épanouissait en louange ; elle n'est plus qu'une alter­nance absurde du travail et du loisir, aussi esclavagisants l'un que l'autre. La communauté des hommes n'existe que par les rites, la liturgie est au point de départ comme au point d'accomplis­sement de l'existence humaine, et elle l'accompagne inlassablement.

Le plus urgent est de restituer à la théologie le statut qu'elle n'aurait ja­mais dû perdre. « Reine des sciences », non par un couronnement de surcroît quand tout le travail est fait, mais par une souveraineté effective. Il faut qu'elle s'impose à la métaphysique même, sans s'en laisser imposer par elle comme ce fut malheureusement trop souvent le cas. Dans le fond, cette pro­position n'a rien qui puisse choquer, quand on sait que le point de départ de la recherche métaphysique (avant la lettre, puisque le terme est d'Aristote,


lequel est peut-être moins métaphysi­cien que ceux qui l'ont précédé, si l'on donne au terme toute la résonance qu'il a prise maintenant), est la théolo­gie elle-même. Quant à saint Thomas, c'est dans une recherche théologique que s'inscrit son élaboration philoso­phique. La philosophie est d'ailleurs à la source une ascèse religieuse, une théologie en fait, à la différence de la sophistique qui joue sur le « terrain neutre » de l'entendement. Bien enten­du, ce terrain neutre n'existe pas, mais l'homme en retrace constamment les délimitations fictives pour mieux re­vendiquer une autonomie qui de toutes façons ne pèse pas lourd en face de la liberté que Dieu lui propose de­puis toujours. La raison n'est jamais tant elle-même que croyante et rédi-mée, étant bien entendu que toutes ses opérations ne sont pas toujours dans tous les domaines et sur tous les plans de mêmes actes de foi, mais c'est cette foi, et la foi en Jésus-Christ, qui l'éclairé toujours et la sauve de ses apories. Pré­cisons dès lors que la théologie dont il est question est foncièrement trini-taire. Il y a ici un programme passion­nant : tout refonder sur la théologie trinitaire, délibérément et méthodi­quement comme cela n'a encore jamais été fait.

Radical Orthodoxy est-elle une pro­messe qui peut être tenue ? Il lui faudra du moins veiller à élaborer complète­ment ses notions, au-delà du mani­feste, sans s'autoriser à des intrusions d'une discipline à l'autre, sans se contenter d'affirmations, voire même avancer des propositions où, à moins de les fonder pas à pas, il risquerait d'y avoir plus de témérité que d'audace.


Car nous nous trouvons sur le terrain glissant des débats sur la nature et la grâce, côtoyant le panthéisme toujours renaissant, même implicite. La partici­pation peut dégénérer en monisme et en naturalisme. Les uns, critiques vis-à-vis du dernier Concile, auront l'im­pression de ne le retrouver que trop dans la remise en question d'une cer­taine conception de l'autonomie des domaines (au profit, diront-ils, non du surnaturel mais en fait d'une sécularisation et d'une naturalisation d'en­semble) ; les autres le trouveront mis en cause, chaque fois qu'ils se réjouis­sent de voir en lui la reconnaissance de statut d'un terrain humain non confes­sionnel où pourraient s'entendre les honnêtes gens. Mais comment s'enten­dre si l'on ne parle pas la même langue, si l'on ne se réfère pas à la Parole de Dieu, au Verbe qui est la lumière des hommes ?

Jean-Paul Maisonneuve


Annexe E

‘Introduction à la théologie de John Milbank et à « Radical Orthodoxy »’ Adrian Pabst (http://www.catho-theo.net/article.php3?id_article=31)

Radical Orthodoxy par olo (2005-05-02 15:35:48)

 

La circulation en 1997 de deux manifestes au titre provocateur, "Radical Orthodoxy : Twenty-Four theses" (!) et "Radical Orthodoxy : Twenty more theses", ainsi que la publication en 1998 d’un recueil intitulé "Radical Orthodoxy - A new theology" ont provoqué une controverse dans le monde universitaire et ecclésiastique anglophone qui peut surprendre à une époque pauvre en adversité et riche en indifférence.

 

Ecartée par les uns pour son arrogance et son orientation prétendue réactionnaire et saluée par les autres comme le plus grand mouvement depuis la "nouvelle théologie", Radical orthodoxy se pose elle-même comme le seul mouvement théologique contemporain capable de rendre à la théologie le statut qui lui revient, à savoir celui de «revendiquer le monde en situant ses préoccupations et activités dans un cadre théologique [...] c’est-à-dire en termes de Trinité, de christologie, d’Eglise et d’Eucharistie [... et], face à l’effondrement séculier de la vérité [...], de reconfigurer la vérité théologique». [3] Si ses avocats et ses opposants s’accordent sur une chose, c’est que c’est là le mouvement théologique contemporain le plus débattu en terres anglo-saxonnes (...)

Détail des auteurs de ce mouvement et de sa pensée :

http://www.catho-theo.net/article.php3?id_article=31

 

Introduction à la théologie de John Milbank et à "Radical Orthodoxy" [1]

 

Par Adrian PABST

 

La circulation en 1997 de deux manifestes au titre provocateur, "Radical Orthodoxy : Twenty-Four theses" ( !) et "Radical Orthodoxy : Twenty more theses", ainsi que la publication en 1998 d’un recueil intitulé "Radical Orthodoxy - A new theology" [2] ont provoqué une controverse dans le monde universitaire et ecclésiastique anglophone qui peut surprendre à une époque pauvre en adversité et riche en indifférence. Ecartée par les uns pour son arrogance et son orientation prétendue réactionnaire et saluée par les autres comme le plus grand mouvement depuis la "nouvelle théologie", Radical orthodoxy se pose elle-même comme le seul mouvement théologique contemporain capable de rendre à la théologie le statut qui lui revient, à savoir celui de « revendiquer le monde en situant ses préoccupations et activités dans un cadre théologique [...] c’est-à-dire en termes de Trinité, de christologie, d’Eglise et d’Eucharistie [... et], face à l’effondrement séculier de la vérité [...], de reconfigurer la vérité théologique ». [3] Si ses avocats et ses opposants s’accordent sur une chose, c’est que c’est là le mouvement théologique contemporain le plus débattu en terres anglo-saxonnes. [4]

Radical orthodoxy provient d’une forme spécifique de réalisme théologique qui a trouvé sa première articulation dans les travaux de John Milbank. Le réalisme théologique que celui-ci cherche à affirmer signifie avant tout une critique de la logique séculière (dans ses formes antiques, modernes et postmodernes) en philosophie comme en théologie. Cette critique se veut une recherche d’une théologie ’par-delà toute logique séculière’ (beyond secular reason) et en même temps une tentative de restaurer la théologie comme le ’master discourse’, c’est-à-dire comme la logique ultime et structurante qui positionne ["positions"] toutes les autres disciplines telles que la philosophie et les sciences sociales, au lieu d’être positionnée par elles. Car, pour J. Milbank, « seule la théologie chrétienne présente un discours capable de positionner et de surmonter le nihilisme lui-même. C’est pourquoi il est si important de réaffirmer la théologie comme discours dominant [master discourse] ; la théologie seule demeure le discours de la non-domination [non-mastery] ». [5]

Le réalisme théologique professé par Radical orthodoxy se veut nouveau, en ce qu’il entend reprendre et approfondir la philosophie chrétienne historiciste et pragmatique (dans le sillon de Maurice Blondel) et la ’nouvelle théologie’ (dans le sillon de Marie-Dominique Chenu, Henri de Lubac et Hans Urs von Balthasar), tout en rejetant la voie de la théologie naturelle telle qu’elle s’est déployée depuis l’époque de Jean Duns Scot (1266-1308) et Guillaume d’Ockham (ca. 1288/89-1349). À cette époque-là, selon Radical orthodoxy, la théologie naturelle a capitulé devant une conception séculière de la phusis et est tombée dans l’idolâtrie de l’onto-théologie que ne connaissait pas le réalisme thomiste. [6] Par la voie d’une théologie philosophique renouvelée, Radical orthodoxy vise à démontrer deux thèses. D’une part, le monde que nous habitons n’est pas une réalité objective neutre à la merci de l’esprit humain qui y projette ses fictions mentales ; au contraire, le monde renvoie à une réalité plus haute et à "plus d’être", ce qui requiert une conception spécifiquement théologique de l’ontologie. D’autre part, cet être plus profond et plus intense est donné par Dieu à l’homme et médiatisé par toutes les sphères de la théorie et de la pratique, ce qui requiert une conception spécifiquement théologique de la médiation. Ces thèses remontent aux écrits de John Milbank, Catherine Pickstock et Phillip Blond et sont synthétisées et approfondies dans les ouvrages de la collection Radical Orthodoxy.

Radical orthodoxy revêt un double intérêt pour la théologie et la philosophie catholique contemporaine. D’une part, ce mouvement se positionne avant tout par rapport à la production philosophique et théologique française contemporaine, en premier chef la phénoménologie de Jean-Luc Marion et de Michel Henry. D’autre part, il vise à renouer avec, et à approfondir, la pensée de Maurice Blondel et de la "nouvelle théologie" dont l’héritage, selon les auteurs "radical-orthodoxes", n’a pas été assimilé par la théologie catholique du XXe siècle. Sur ce fond, la présente étude se propose de mettre en lumière la logique qui sous-tend la critique "radical-orthodoxe" et la vision théologique qui informe son projet. Son objet est de permettre au lecteur de découvrir les grandes lignes théologiques de la Radical orthodoxy. [7]

 

I- Rupture théologique avec toute logique séculière

 

1. L’unicité de la pensée et pratique chrétienne face à la dialectique et à la logique séculière antique

Dès son premier ouvrage, Theology and Social Theory, J. Milbank soutient que seul le christianisme est en mesure de dépasser les apories de la pensée antique. Pour notre auteur, certes la dialectique de Platon et la raison pratique d’Aristote donnent lieu à un ordre social non séculier et ordonné par les vertus qui permettent d’articuler une vision de l’homme et d’une vie bonne « par-delà et au-dessus de l’humanité, et non pas simplement en dessous ou à l’intérieur de celle-ci ». [8] Mais, pour J. Milbank, toute conception de vertu qui dépend de la méthode de la dialectique et de la raison pratique se révèle incapable de penser la relation entre le particulier et l’universel parce que le primat de la méthode dialectique engendre une conception du bien dépourvue de tout contenu substantif. Cette incapacité se traduit par les apories inhérentes aux conceptions platoniciennes et aristotéliciennes de la relation entre d’une part la polis et l’oikos, et d’autre part la polis et la psuche, et enfin entre l’unité et la différence.

À la pensée stoïcienne, J. Milbank reproche d’avoir aboli le fondement philosophique des vertus en renouant avec une perspective pré-socratique d’une grande proximité avec les mythes païens. Selon notre auteur, cette perspective réduit les vertus au fatalisme de l’individu subordonné à un tout ou bien à un auto-contrôle privé, supprimant la sphère civique indispensable au sens même des vertus. Ainsi, « il n’est pas invraisemblable de concevoir le stoïcisme comme un prédécesseur à la fois du libéralisme moderne et du nihilisme post-moderne ; pour ce qu’il en est de ce dernier cas en particulier, nous avons vu comment un mythos païen peut être affirmé de plus en plus après l’effondrement à la fois des vertus et de la raison platonicienne ». [9]

La critique de J. Milbank tend à démontrer en même temps que le mythos chrétien apporte des solutions à ces mêmes problématiques, au sens où le récit chrétien réconcilie les vertus avec la différence. Car le récit chrétien s’appuie non pas sur le mode dialectique qui ne résiste pas à la déconstruction, mais sur le mode rhétorique de la persuasion rationnelle, en vertu de la nature proprement chrétienne de la narration. Dans les mots de J. Milbank, la réconciliation [des vertus avec la différence] est possible parce que le christianisme (...) conçoit plus emphatiquement [que Platon ou Aristote] la vertu comme ce qui vise (...) une condition fondamentale de paix. Si la polis peut adjuger leur rôle à tous et attribuer un mode de vie vertueux, alors la justice doit être possible. Et une justice qui consiste à vivre ensemble en accord, plutôt qu’en simple tolérance mutuelle, implique une paix réelle qui est plus qu’un l’état de guerre suspendue. Or (...), à cause de l’attirance gravitationnelle du mythos grec, Platon et Aristote sont finalement incapables d’imaginer une paix civique ontologique qui excède l’état de guerre suspendue. Ceci marque la limite de leur tentative de dépassement de la sécularité et la source de toutes les antinomies qui concernent leur conception des vertus. L’imagination plus radicale de la paix au sein du mythos chrétien, et la séparation de cette imagination de toute fondation dialectique, protège la version (chrétienne) des vertus de toute déconstruction qui n’est possible qu’en termes de ’philosophie’ ou de métaphysique grecque. Derrida et Deleuze n’ont réalisé ceci qu’à moitié, parce qu’ils ne saisissent pas la nouvelle singularité de la théologie chrétienne. [10]

Dans ses récents travaux, J. Milbank a revisité son jugement sur la nature de la pensée platonicienne et aristotélicienne en affirmant que « chez Platon comme chez Aristote, la dialectique platonicienne et aristotélicienne est, en fin de compte, subordonnée à l’attrait du Bien, ce qui fait qu’ils anticipent davantage Augustin que je ne leur avais accordé dans Theology and Social Theory, chapitres 11 et 12 ». [11]

Dans la troisième partie, nous nous efforcerons de montrer comment la théologie milbankienne s’appuie notamment sur les conceptions platoniciennes de la participation et de l’analogie et sur les conceptions aristotéliciennes de la puissance, de l’acte, de l’âme et des sens en vue de ré-articuler et d’approfondir la tradition de l’être participé.

2. Les origines théologiques de la sécularité moderne

Cette ré-évaluation de Platon et d’Aristote s’est accompagnée d’une critique de plus en plus radicale de toutes les théologies médiévales qui rompent avec la tradition de la participation. Ainsi, l’un des principaux arguments de J. Milbank consiste à affirmer que la sécularité moderne a des origines théologiques et que, par conséquent, elle ne peut être dépassée que par une autre théologie « par-delà la logique séculière » (beyond secular reason). Plus précisément, selon notre auteur, c’est à l’époque de Jean Duns Scot (1266-1308) et de Guillaume d’Ockham (ca. 1288/89-1349) que la théologie commet l’idolâtrie de l’onto-théologie en subordonnant Dieu à la catégorie générale et formelle de l’ens et en arrachant la métaphysique de son cadre théologique. Pour notre auteur, la métaphysique scotiste devenue onto-théologie est idolâtre à la fois envers Dieu et envers l’être créé parce qu’elle se pose comme la seule science « capable de définir l’ensemble des conditions de cognoscibilité finie ou d’arriver à l’être possible comme quelque chose "en soi-même", alors que manifestement rien n’est en soi-même et que chaque réalité "présente" est criblée d’apories (du temps, de l’espace, de la particularité et de l’universalité) » [12]. Avec ses collègues "radical-orthodoxes" C. Pickstock et Ph. Blond, J. Milbank soutient que la conception scotiste de la métaphysique et de la théologie constitue un double départ : d’une part, de la théologie qui embrasse désormais une conception séculière de la nature et qui devient donc idolâtre ; d’autre part, de la métaphysique qui s’émancipe de la théologie (telle que conçue par Thomas d’Aquin) et qui s’élève en science-reine. [13]

Radical orthodoxy soutient par ailleurs que, par rapport à la tradition patristique et médiévale telle qu’elle s’articule chez Boèce (ca. 470-525), Denys l’Aéropagite (ca. 480-540), Jean Scot Erigène (ca. 810-877), Anselme de Cantorbéry (1033-1109) et Thomas d’Aquin (ca. 1225-1274), Duns Scot opère un renversement des rapports entre la métaphysique et la théologie qui met fin à leur complémentarité dans la mesure où l’être peut désormais être dit à côté, voire en dehors de la théologie. En un mot, par une rationalisation logiciste, le Docteur Subtil systématise la destitution de l’ontologie au profit d’une connaissance rationaliste élevée en critère de l’être. La métaphysique devient une ontologie spatialisée qui précède la théologie et qui est exclusivement au service d’une nouvelle épistémologie constitutive de l’espace dans lequel se forme la philosophie moderne tout entière : toujours selon J. Milbank [...] la philosophie nominaliste [...] était elle-même le légataire de la plus grande de toutes les perturbations perpétrées dans l’histoire de la pensée européenne, notamment par Duns Scot, qui a pour la première fois établit une séparation radicale entre la philosophie et la théologie en déclarant qu’il était possible de considérer l’être en faisant abstraction de la question de savoir si l’on considère l’être créé ou l’être qui crée. Finalement ceci a généré la notion d’une ontologie et d’une épistémologie qui ne sont plus contraintes par la théologie elle-même, mais transcendantalement premières à elle. Durant le Moyen Âge tardif et à l’aube de la modernité, la philosophie est devenue essentiellement la poursuite d’une telle ontologie et épistémologie [...] dès lors que la philosophie s’était arrogée la connaissance de l’être en tant que tel, la théologie commence à devenir une science locale, ontique et positive, fondée sur certains faits révélés ou bien sur des dispositions intérieures accordées par la grâce ou encore sur une autorité extérieure et présente (le modèle de la contre-réforme). La notion même d’une dualité raison-révélation, loin d’être d’un héritage authentiquement chrétien, résulte elle-même uniquement de l’émergence d’un modèle séculier de connaissance qui peut être mis en cause. En revanche, chez les Pères de l’Église et la scolastique, la foi et la raison sont incluses dans le cadre plus générique de la participation à l’intellect de Dieu. [14]

En approfondissant cette analyse, Conor Cunningham, autre protagoniste du mouvement "radical-orthodoxe", soutient que ce départ est le résultat d’un tournant nihiliste de la théologie chrétienne. Selon cette thèse, la double élévation plotinienne de l’Un au-dessus de l’être (ουσία) et de la pensée (νοέσις) inaugure une logique nihiliste qui fonde l’être sur le non-être et qui par là-même tente de présente le néant comme l’étant (nothing as something). Par le biais d’Avicenne qui pose l’indifférence fondamentale de l’être vis-à-vis de Dieu et de l’être créé, cette logique fait son chemin en théologie chrétienne par les travaux de Henri de Gant, Duns Scot et Guillaume d’Ockham qui, chacun à sa façon, défendent l’idée de l’univocité du non-être, c’est-à-dire une logique qui se conjugue de l’indifférence de l’être, d’un possibilisme et d’un nécessitarianisme [15].

Pour J. Milbank, la théologie post-scotiste constitue une césure historique pour deux raisons : d’une part, elle définit le cadre conceptuel dans lequel se développera la pensée moderne tout entière. Selon cette lecture, le Dieu causa sui de Descartes et l’épistémologie fondamentale de Kant apparaissent non pas comme des alternatives à la pensée scolastique tardive d’un Duns Scot ou d’un Ockham mais comme l’approfondissement et l’accomplissement de la théologie naturelle post-scotiste et post-ockhamienne. [16] D’autre part, la théologie post-scotiste inaugure et systématise une pensée crypto-séculière et proto-moderne qui ne se limite pas à une querelle académique, mais qui, au contraire, a des conséquences profondes d’ordre liturgique, politique, social, économique et juridique. C. Pickstock soutient que la théologie du Docteur Subtil contribue de façon décisive à la mise en place d’un processus de remplacement d’un ordre liturgique, fondé sur le bien commun qui se traduit par une pratique de réception et du retour du don, par un ordre spatial, fondé sur la volonté, le pouvoir judiciaire, la privatisation de la liturgie et un régime d’échanges privés et individuels, dépourvus de toute notion de telos et de don. L’apport spécifique de Radical orthodoxy est de mettre en évidence que l’acte eucharistique est à la fois source et reflet de cette profonde transformation : en tant qu’objet théologique et événement liturgique, l’eucharistie fait l’objet de nombreuses modifications d’ordre théorique et pratique à cette époque. Par ailleurs, l’acte eucharistique encadre la vie en société tout entière au Moyen Âge tardif et, par là-même, a fonction de véhicule de transformations politiques, économiques, sociales et juridiques. [17]

 

3. Une critique théologique de la logique séculière (post-)moderne

À cette lumière, J. Milbank opère une double critique : d’une part, de toutes les positions théologiques contemporaines qui ne se sont pas défait de l’héritage scotiste et ockhamien, c’est-à-dire d’une conception fondationnelle. D’autre part, de toutes les positions post-modernes qui, malgré leur rejet du fondationalisme moderne, n’ont pas rompu avec la logique dualiste de la sécularité moderne. Pour notre auteur, aucune théologie fondationnelle n’est vraiment théologique car la théologie provient de, et vise à éclairer, la pratique spécifiquement chrétienne telle que vécue par Jésus-Christ : « la théologie postmoderne peut seulement procéder en explicitant la pratique chrétienne. Le Dieu chrétien ne peut plus être pensé comme un Dieu d’abord vu, mais plutôt comme un Dieu d’abord prié, un Dieu d’abord imaginé, un Dieu qui d’abord inspire certaines actions » [18] . C’est ce qui amène J. Milbank à rejeter à la fois le fondationalisme cartésien et kantien, et le fondationalisme théologique qui en découle, notamment (ce qu’il nomme) la théologie du droit et la praxis fondationaliste. A la théologie du droit, il reproche d’être une forme d’agnosticisme philosophique qui relègue Dieu au sublime. A la théologie agnostique du droit il oppose la théologie de la participation et, en particulier, à la conception kantienne de l’analogie celle de Thomas d’Aquin. Et contre le faux réalisme d’un Reinhold Niebuhr qui stipule que le monde est une réalité neutre qui contraint les possibilités de la méta-narrativité chrétienne, Milbank soutient qu’ « il y n’a pas de ’monde réel’ indépendant de et disponible contre lequel nous devrions vérifier nos convictions chrétiennes, parce que ces convictions sont la façon la plus achevée et, en même temps, la plus élémentaire, de voir ce qu’il en est du monde » [19].

"Radical orthodoxy" approfondit cette critique en se démarquant à la fois de la théologie (post)libérale, transcendantaliste, et de certaines versions de la néo-orthodoxie, par son opposition à l’idée d’une valeur exclusivement immanente de l’homme et d’une raison neutre et objective. Ainsi, J. Milbank et les autres auteurs "radical-orthodoxes" rejettent le caractère moderne de la conception néo-orthodoxe de la raison et de la foi, à savoir une raison humaine absolument limitée par le haut qui opère dans un espace qui est finalement un espace séculier autonome. Ils y opposent une vision de la foi comme intensification de la raison et, plus précisément, une affirmation de l’impossibilité même de concevoir la raison en dehors de la vision béatifique qui n’est certes jamais acquise, mais qui nous est accordée par la grâce ; « si la raison est déjà christologique, alors, de façon inverse, la foi demeure, jusqu’à l’eschaton, dispersée dans tous les différents discours de la raison humaine » [20] "Radical orthodoxy" se distingue donc notamment de la néo-orthodoxie de Barth dans la mesure où elle rejette toute forme d’accommodation avec la pensée séculière et l’espace séculier et autonome, et défend une approche de médiation [21] : il s’agit pour elle de ne pas limiter le discours théologique à l’exégèse, mais de mettre l’accent « non seulement sur la forma christocentrique, mais aussi sur les performances constamment nouvelles de cette forma via une raison accrue par l’interaction avec les multiples formes de vie et pensée humaines ». [22]

De même, Radical orthodoxy émet des réserves à l’égard de la "nouvelle théologie", de la théologie esthétique de Balthasar, ainsi que de la phénoménologie de Jean-Luc Marion et Michel Henry. Avec la "nouvelle théologie" et Balthasar, nos auteurs "radical-orthodoxes" partagent le rejet de la division entre religion naturelle et religion positive, la centralité de l’esthétique en théologie, ainsi que l’accord sur l’articulation commune de la raison et de la foi, en particulier l’idée que la raison et la foi doivent être pensées en termes de participation de notre être et de notre connaître à l’intellect divin et modelées par l’eschatologie. Mais Radical orthodoxy reproche à leur conception de l’esthétique d’occuper une position intermédiaire, entre une forme de positivisme révélateur et une catégorie généralisée de l’esthétique, à savoir une catégorie cosmologique ou bien une catégorie transcendantaliste ou phénoménologique qui toutes, en fin de compte, demeureraient subjectiviste. [23]

À la lumière de la "nouvelle théologie", "Radical orthodoxy" critique tous les courants de la théologie catholique contemporaine qui entretiennent des rapports ambigus avec l’héritage de Maurice Blondel et de Henri de Lubac, notamment la tendance à embrasser l’idée de la nécessité d’un fondement comme terrain commun pour rivaliser avec la pensée séculière. Elle souligne par contre l’authenticité des pratiques et des théories liturgiques entre l’ère patristique et l’époque centrale du Moyen Âge. Par conséquent, elle critique la catholicité qui a pleinement embrassé les réformes grégoriennes et par là même concouru à la construction de la modernité : « depuis les réformes grégoriennes, l’Église catholique a sans doute sur-insisté sur le contrôle clérical d’un espace social spécifiquement "spirituel", ce qui, comme l’affirme Charles Péguy, n’a laissé aux laïcs, marginalisés en tant que chrétiens, d’autre choix que d’inventer leur propre sphère d’opérations solidement "séculières" » [24]. Par rapport à la ’nouvelle théologie’ et à Balthasar, Radical orthodoxy se veut donc véritablement radicale dans son rejet de la logique moderne et séculière et véritablement orthodoxe dans l’affirmation d’un christianisme plus authentique, en particulier dans ses expressions patristique et médiévale. En même temps, elle reconnaît la nécessité de repenser cette tradition en raison de son échec et elle souhaite contribuer à une telle réflexion. [25]

Par rapport à la phénoménologie de J.-L. Marion et M. Henry, Radical orthodoxy s’accorde sur leur constat de la fin de la métaphysique classique ou onto-théologique, mais elle s’en démarque sur le rapport à la philosophie linguistique et, plus fondamentalement, sur le statut de l’ontologie. La théologie "radical-orthodoxe" se veut plus radicale à la fois que la philosophie linguistique et que la philosophie phénoménologique car toutes deux finissent par perdre ce qu’elles prétendent défendre, à savoir le langage et l’expérience intuitive. Pour nos auteurs, l’immanentisme de la philosophie linguistique est en même temps un transcendantalisme, puisque la formalité et l’auto-référence de la textualisation tendent à établir des limites connaissables au fini et « [...] à encourager ainsi une conception excessivement agnostique du discours analogue sur Dieu », [26] alors que la théologie ’radical-orthodoxe’ conçoit le langage comme dévoilant le réel en lui-même puisque le langage renvoie à quelque chose qui l’excède : la réalité cesse donc d’être réductible au langage et il n’y plus de vide au-delà du logos [27].

De même, selon "Radical orthodoxy", la phénoménologie perd la visibilité en posant que tout ce que l’on peut voir de l’inconnu est son invisibilité. Cette position ne tient aucunement compte de la médiation linguistique, culturelle et historique car l’idée d’une intuition originale court le risque d’être irrévocablement apolitique et d’ignorer le fait que l’on porte toujours un jugement sur la relation entre le connu et l’inconnu : en effet, la phénoménologie conclut qu’il y a un manque de médiation entre le fini et l’infini et elle souligne la distance aux dépens de la participation. [28] En revanche, la théologie "radical-orthodoxe" conçoit l’homme capable d’accéder à la béatitude en affirmant que la vision n’est ni libre de jugement, ni libre de désir, du "désir de voir Dieu". Pour J. Milbank, il n’y a pas de vision sans jugement parce que la spéculation et l’intimation sont constitutives de la relation entre l’intuition et notre cognition. Pour Ph. Blond, toute vision est vision non pas seulement de ce qui existe, mais aussi de l’essence de tout ce qui est, et il n’y a rien en dehors de la relation à Dieu, ce qui implique que la vision de l’essence d’une chose est aussi et en même temps la perception de Dieu [29].

Plus fondamentalement, "Radical orthodoxy" affirme que la phénoménologie de J.-L. Marion et de M. Henry, en évacuant la question de l’être au profit de la donation et de la Vie, favorise un formalisme de la Révélation comme possibilité par rapport à l’actualité de l’être participé. Dans deux récents articles, J. Milbank soutient que cette absence de médiation et ce primat du formalisme chez Marion et Henry proviennent d’un néo-cartésianisme qui prolonge et radicalise le primat du possible sur l’actualité de l’univoque et de la différence formelle de l’essence et de l’existence de Duns Scot [30]. Pour J. Milbank, Ph. Blond et C. Pickstock en particulier, il n’y a pas d’ontologie sans théologie puisque tout ce qui apparaît est et l’être n’est qu’en tant que don d’une source transcendante vers laquelle tend tout ce qui est. Seul le récit chrétien d’un Dieu qui crée dans un acte d’amour peut rendre compte de l’être ainsi conçu et permet de dépasser le dualisme moderne séculier du sujet et de l’objet et de penser la relationalité de l’être autour de catégories telles que l’âme (au lieu du sujet), la réciprocité (au lieu du solipsisme du sujet auto-suffisant) et la participation (au lieu du régime de la représentation de l’être déconnectée du réel).

 

II- Les tournants linguistiques, phénomélogogiques et doxologiques de la théologie

 

1. De l’"Augustinisme post-moderne" à la théologie orthodoxe du réalisme linguistique

Cette critique préfigure les grandes lignes du projet théologique proprement milbankien et "radical-orthodoxe" - une théologie résolument post-moderne (au sens de non-fondationaliste et de narrative) qui renoue avec, et approfondit, la tradition patristique et médiévale. L’une des sources d’inspiration est la pensée de Blondel qui, selon Milbank, a légué à la théologie trois acquis fondamentaux. D’abord une approche « historiciste, pragmatiste et, en même temps, théologiquement réaliste » [31]. Ensuite, une conception de l’action qui dévoile que l’être est ouvert au transcendant - le paradoxe universel est que la volonté est inadéquate à l’action et, en même temps, que cette action est et qu’elle est toujours en excès de notre volonté, ce qui indique non pas une addition à notre volonté, mais l’ouverture même au transcendant [32] - et que l’être est relationnel - chaque action implique la foi implicite que l’homme peut découvrir une nouvelle synthèse, et le sens de toute synthèse est une ’médiation’ qui est toujours déjà relationnelle : « la base qui maintient l’union entre les résultats de notre action n’est pas une substance, mais une harmonie intuitionnée, la combinaison d’éléments disparates dans une unité infinie » [33]. Le troisième acquis de Blondel est une conception de la participation en termes de "pragmatique surnaturelle" qui, en recentrant la théologie autour de la médiation et de la nature relationnelle de l’action, dépasse la praxis fondationaliste de la théologie de la libération et articule une pratique ecclésiale "futurielle", nous situant davantage dans le temps en actualisant notre orientation vers le transcendant. [34]

En même temps, Milbank cherche à radicaliser la pensée de Blondel dans la mesure où il affirme que l’action ainsi conçue ne peut être réalisée que par des pratiques (au sein) de l’Eglise, qui est non pas un espace, mais un temps - le temps de toutes les actions qui nous précèdent, qui nous transcendent et qui nous succèdent. Il vise à radicaliser aussi cette pensée en ce qu’il postule que seule la théologie peut mettre en avant une telle conception de l’action parce que la question de l’être ne peut être résolue que dans la pratique et par le discours qui en découle. Chez Milbank c’est la relationalité de l’action qui non seulement implique une sotériologie fondée sur la rédemption commune et mais qui indique aussi une ontologie trinitaire de la paix. D’une part, le don divin de la rédemption ne peut pas être actualisé en tant qu’événement individuel (et encore moins en dehors de la civitas Dei), mais uniquement de façon commune. D’autre part, après la vie du Christ sur terre, Dieu, qui est l’excès et le débordement de l’amour, qui touche tous et qui interpénètre tout, nous habilite à participer à l’ordre créé : « l’unité est devenue à la fois un événement dynamique et une relation complexe [...], la paix transcendantale qui ’déborde dans un excès de fécondité pacifique, maintenant toutes les choses dans leur caractère distinct et néanmoins les reliant les unes aux autres’ [Denys l’Aéropagite] » [35]. En d’autres mots, notre être qui est relationnel est appelé à rendre actuelle la paix par « l’ensemble des activités pratiques et poétiques qui construisent la narration, qui projettent en avant l’horizon divin et qui vivent ce récit » [36].

Pour J. Milbank, le récit chrétien opère comme un texte méta-narratif qui à la fois indique et requiert pour son statut de méta-narratif, une « ontologie spéculative » [37]. Son argument consiste à dire que la pratique chrétienne rendue exemplaire par la vie de Jésus-Christ donne lieu à une spéculation dans le cadre de laquelle une ontologie générale - c’est-à-dire une conception de la relation entre le fini et l’infini - fonde une ontologie sociale en termes de conception descriptive et prescriptive de l’Eglise. S’appuyant sur Denys l’Aéropagite, Augustin et Jean Scot Erigène, J. Milbank affirme que l’ontologie générale qui résulte des "spéculations" sur la pratique chrétienne est une "ontologie du don" (ontology of the gift) et, plus précisément, une "ontologie trinitaire de la paix" (Trinitarian ontology of peace) [38]. Cette ontologie est la clé de voûte de l’ecclésiologie milbankienne et s’appuie sur la notion de paix harmonique, c’est-à-dire sur l’idée que le « Dieu trine, qui est la paix transcendantale par la relation différentielle » [39], nous accorde la possibilité de participer à Sa plénitude. S’opposant à l’ontologie antique et (post)moderne de la violence, cette ontologie repose sur la contingence du monde créé, sur le fait que cette création n’est pleinement réalisée qu’en Dieu, et sur l’idée de l’unité dans la différence : « une relation où l’unité est par son pouvoir de générer la différence et où la différence est en étant englobée dans l’unité » [40]. La paix harmonique n’est actualisable qu’au sein de l’ecclesia qui, seule, permet une vie en tant que relationalité de l’amour vécu, sans atomisation du dominium. La pratique chrétienne dans l’Eglise en tant qu’unique communauté universelle est telle que l’organisation interne de chaque âme, de chaque oikos et de chaque polis s’inscrit dans une continuité externe avec les autres âmes, oikoi et politei. En renforçant à la fois l’internalité, l’externalité et la continuité de l’une avec l’autre, la position chrétienne intègre mieux que la conception antique les relations micro- et macrocosmiques les unes avec les autres : « le "Tout" est en un sens présent dans la partie parce que la partie existe dans une position pleinement définie par l’épanouissement d’une séquence infinie [qu’est le "Tout"] » [41]. Diamétralement opposée à tout dualisme, la méta-narration chrétienne telle que conçue par J. Milbank affirme que la vie terrestre est déjà quête et rencontre de la paix à l’intérieur de l’Eglise.

Dans ses écrits qui font suite à Theology and Social Theory, J. Milbank s’appuie davantage sur l’œuvre de saint Thomas d’Aquin et met l’accent sur la différence ontologique et l’analogie de l’être comme conditions indispensables à une critique théologique conséquente de la théologie libérale moderne d’inspiration essentiellement kantienne et à une ré-articulation d’une théologie de la participation capable de surmonter l’impasse post-moderne [42]. Cette théologie prend la forme d’une "poétique christologique" [43] et se veut plus orthodoxe, en ce qu’elle entend renouer avec « le tournant linguistique [qui] n’est pas un phénomène séculier, mais l’achèvement tardif de la critique chrétienne du matérialisme dans sa forme antique comme de la métaphysique antique fondée sur la substance » [44]. Dans un premier temps, J. Milbank esquisse une théologie métaphysique qui soit en mesure de dépasser à la fois toute la philosophie séculière et la théologie libérale qui toutes deux se sont révélées incapables de penser la relation entre Dieu et l’être créé, grâce à l’approche thomiste fondée sur l’idée des ’perfections participées’ et de Dieu en tant qu’esse auquel l’homme peut participer en vertu de la différence ontologique. Dans un deuxième temps, il tente d’articuler une théologie plus orthodoxe qui s’appuie sur Warburton, Lowth, Vico, Hamann et Berkeley pour renouer avec le rationalisme linguistique de l’orthodoxie patristique autour de l’idée du caractère-signe des mots, notamment chez Grégoire de Nysse. Ce tournant linguistique théologique se redouble du côté des deux principaux jalons de la ’poétique christologique’ : d’une part, la relation entre la vie de Jésus et l’activité poétique de l’Eglise et, d’autre part, l’Esprit Saint comme réconciliation entre la poesis divine et la poesis humaine [45].

 

2. Le tournant perceptif de la théologie

Les travaux de Ph. Blond entendent prolonger la théologie de J. Milbank en lui faisant faire un "tournant perceptif". L’argument de Ph. Blond vise à démontrer que la théologie n’est pleinement réaliste que si elle rompt complètement avec la logique séculière, c’est-à-dire si elle cesse d’être exclusivement nouménale et accorde à l’ontologie de la paix un accès à la phénoménologie. Car la priorité ontologique de la paix par rapport à la violence a une réalité phénoménale [46]. La théologie ne peut se permettre d’abandonner la phénoménalité à la pensée séculière qui la réduit à une simple factualité brute et passive ; l’Ecriture nous appelle à nous ouvrir à la présence phénoménale du Créateur dans ce monde (Rom. 1,20 ; Jn 1,18) [47]. Dans une perspective "radical-orthodoxe", l’enjeu de la théologie réaliste est de rendre compte, par la voie rationnelle, de la spiritualité de la réalité : la matière et l’esprit sont inextricablement entrelacés parce que « le monde décrit seul Dieu et, par conséquent, le monde est le corps médiatisé qui montre et révèle Dieu et, en le Christ, l’excès absolu de Dieu par rapport à la visibilité » [48]. Pour Ph. Blond, dire que Dieu s’est révélé dans le monde et que le monde ne dévoile rien d’autre que Dieu et sa relation avec le monde est dire que la réalité telle qu’elle est et telle qu’elle apparaît nous dévoile « la plénitude de l’harmonique trinitaire (Trinitarian harmonic) qui retient une présence phénoménologique, une présence qui peut être perçue, même si elle n’est pas nécessairement vue » [49].

En s’appuyant sur le concept de "foi perceptive" de Maurice Merleau-Ponty et sur ses travaux sur la relation entre le visible et l’invisible, Ph. Blond affirme que l’homme ne parvient à percevoir cette réalité que s’il a foi en la sensation et l’intuition en ce qu’elles nous dévoilent une réalité dont la source transcende son propre horizon et, en même temps, peut être perçue au sein de cet horizon. Pour décrire la présence phénoménale de Dieu dans le monde que nous habitons sans tomber dans l’absolutisme ontique ni substituer au positivisme séculier un positivisme théologique, la théologie doit offrir une conception spécifiquement théologique du phénomène et de la visibilité, à savoir récupérer et "encadrer" l’empirisme et la phénoménologie. Pour Ph. Blond, Merleau-Ponty a démontré de façon phénoménologique que la visibilité ne peut être pensée qu’en conjonction avec l’invisibilité, qui est "l’instance seconde" (second order) de la visibilité ou encore de l’idéalité. Ph. Blond entend prolonger ce raisonnement dans une direction théologique : « l’invisibilité a une apparence [et] l’idéal en tant qu’invisible sous-tend ce qu’il voit et soutient tous les visibles comme tels. Et par rapport à cette invisibilité, "la sensation est au pied de la lettre une forme de communion" » [50]. Ce qui revient à dire que l’idéal est perceptible car, en tant que "forme transcendante", il in-forme et rassemble tous les étants.

Pour Ph. Blond, seul le christianisme est en mesure de rendre compte de cette relation entre la visibilité et l’invisibilité et entre l’idéal et le réel sans abolir l’un ou l’autre, puisque le récit chrétien décrit « le monde créé non pas comme un néant ou en en faisant quelque chose d’autosuffisant, mais comme un vrai témoignage et l’expression d’amour de Dieu qui fait don de l’idéal au réel afin que nous le rendions tel » [51].Conçue comme médiation, et réception par l’intellect, de la plus haute réalité phénoménale, seule la perception libère l’ontologie, notamment la différence ontologique, du dualisme séculier d’ «un monde nouménal derrière les apparences» (Ph. Blond). Car la perception ainsi conçue relie l’ontologie à la théologie, qui est, pour Radicalorthodoxy, la seule conception de la source véritable de l’être. De même, la théologie ne peut prétendre être réaliste et dire la phénoménalité de l’être que si elle se tourne vers les sens et la sphère de la médiation sensorielle.

Radical orthodoxy reprend et approfondit cette vision de la réalité en affirmant que le sacré est la source de tout ce qui est et qu’en tant que tel, il transluit au sein même du séculier et nous parvient par de multiples médiations :

Pour Radical orthodoxy, le sacré interpénètre tout, et s’il descend d’en haut, cette descente est aussi manifeste par son ascendance d’en bas. Par conséquent, dire qu’il n’y a que le sacré est également dire que, pour l’instant, au sein du sæculum, il n’y a que le séculier, qui n’est pourtant que le temps humain par ses indications sacrées. Et de telles indications sacrées sont dispersées selon des structures sociales et culturelles complexes [...] - non pas assurées par des sources positives et absolues d’une autorité située au-dessus et contra l’humanité [52].

3. Vers une théologie de la médiation et de la participation

L’accent mis par "Radical orthodoxy" sur la médiation remonte aux travaux de C. Pickstock. Dans son ouvrage After Writing, l’auteur met en avant la thèse selon laquelle seule la liturgie place l’être plus profondément en une ontologie du don et que, par conséquent, la théologie doit offrir une conception plus conséquente de l’être en tant que liturgique. L’être ainsi pensé honore la plus haute réalité que nous donne une source transcendante : un mode de vie liturgique se fonde sur « une réalité qui excède les apparences et qui n’est jamais épuisée par sa propre arrivée. Tout ceci [...] place la réalité - et le rapport du sujet à la réalité - au sein de la catégorie du "don" ». [53] Pour C. Pickstock, seule une ’ontologie liturgique du don’ peut rendre compte de l’être parce qu’elle met l’accent à la fois sur la différence ontologique et sur la relationalité de l’être créé - la réception et le retour du don qui prend la forme du louange [54]. La pratique eucharistique est la clé de voûtede la liturgie parce qu’elle est la seule action qui, d’une part, médiatise le sacré vers nous et, d’autre part, répond de la manière la plus haute possible aux multiples médiations du sacré. L’eucharistie médiatise le sacré vers nous car les signes eucharistiques participent à l’arrivée du mystère sans jamais l’épuiser, « puisque ce mystère arrive en vertu d’une plénitude transcendante qui intègre parfaitement absence et présence » [55]. L’événement eucharistique entendu en tant qu’ « action linguistique et significative » (C. Pickstock) nous rend présent le mystère qui arrive perpétuellement en réalisant continuellement l’Église [56]. D’autre part, la pratique eucharistique est la plus haute réponse possible aux multiples médiations du sacré car elle place l’être plus profondément que toutes les autres pratiques dans la vision et le langage. Car l’eucharistie sous-tend les phénomènes en montrant que ce pain et ce vin excèdent leurs apparences. Par conséquent, l’eucharistie fonde le sens-même de tout ce qui est parce qu’elle intègre le sens et la référence de telle façon qu’elle combine suprêmement l’absence de la présence réelle définitive de chaque signe (dans le cas de l’eucharistie, nul corps est phénoménalement présent dans le pain) avec l’ultime « dévoilement, ou la présence (le pain est le corps), qui seul nous permet de faire confiance à tous les signes. Il s’ensuit que nous ne sommes plus distancés de ’l’événement originel’ par le langage, mais, qu’au contraire, nous sommes les co-célébrants de cet événement en chaque parole que nous prononçons » [57].

Pour "Radical orthodoxy", dire que la pratique liturgique nous place plus profondément en la vision et le langage que toutes les autres pratiques revient à dire que la liturgie est à la fois linguistique et phénoménologique et, en même temps, plus fondamentale que le langage ou la vision [58]. Car la liturgie fusionne le langage et la visibilité (sans jamais évacuer ni l’un ni l’autre) [59] et le réel et l’idéal en un "monde-vie pré-conceptuel" (pre-conceptual life-world) dépendant d’une transcendance [60] qui trans-luit au sein de l’immanence. Par conséquent, la théologie n’est réaliste que si elle est médiation : d’une part, dans le sens d’intégrer le langage et les phénomènes, la philosophie linguistique et la phénoménologie, et d’autre part, dans le sens de dépasser tous les dualismes séculiers et d’indiquer les multiples médiations du transcendant dans le saeculum en permettant à la fois au langage et aux phénomènes de s’excéder et de renvoyer à leur source transcendante. Plus fondamentalement, Radical orthodoxy affirme que seule la théologie peut médiatiser le langage et les phénomènes parce que seule la théologie est capable de montrer que la plus haute réalité ne nous parvient que par la médiation linguistique et que le langage ne fait que renvoyer à cette plus haute réalité dont la source se situe au-delà d’elle et, en même temps, est présente dans celle-ci [61]. Dans une perspective "radical-orthodoxe", le concept clé de la théologie est donc la participation : la perspective théologique de la participation sauve les apparences en les excédant. Elle reconnaît que le matérialisme et le spiritualisme sont de fausses alternatives, puisque s’il y avait de la matière finie, il n’y aurait même pas celle-ci et que si des phénomènes ont réellement à être, il doit y avoir plus que ceux-ci... Ceci revient à dire que tout ce qui est n’est que parce que ce qui est est plus que ce qu’il est [62].

Autrement dit, pour Radical orthodoxy, la participation affirme avec plus de force que tous les autres concepts théologiques la différence ontologique entre Dieu et les étants et, en même temps, la relationalité entre les étants, et les étants et Dieu.

 

III- Vers une théo-logie et théo-praxis de la participation

 

1. Le renouveau "radical-orthodoxe" de la participation comme futurité

L’apport du renouveau "radical-orthodoxe" de la participation tient à sa relecture d’Augustin et de Thomas. Selon cette relecture, par rapport à la conception platonicienne de la participation, la spécificité de la conception chrétienne de la participation se résume en un mot : la ’futurité’. La thèse "radical-orthodoxe" consiste à dire que le récit chrétien, en proposant la vision d’« une sphère médiatrice et "participative" qui seule peut nous conduire vers Dieu », nous permet en quelque sorte d’anticiper l’eschaton sur terre et ainsi de vivre le véritable avenir - le retour vers Dieu, seule source de l’être. La participation conçue ainsi comme "futurielle" est, selon nos auteurs, la solution augustinienne et thomiste de l’aporie de la connaissance. Pour Augustin toute relation de participation entre l’être créé et Dieu nécessite que le premier ait une certaine connaissance du second. Michael Hanby soutient que saint Augustin adopte et retravaille le concept de Platon des formes participées et que la participation ainsi re-pensée est "futurielle". L’argument décisif d’Augustin est que la forme participée est au sein de l’être créé, mais ne relève pas de l’ordre de l’être créé, de sorte que la participation est la forme qui permet à l’être créé de prendre part à une réalité qui a sa source en dehors de l’être créé et qui l’excède [63]. La connaissance est alors non pas l’appropriation d’un objet mais le désir d’un objet qui émane de l’objet lui-même, un attrait dont la forme est doxologique, puisqu’elle intime une fin transcendante et extatique - l’esprit divin.

Par ailleurs, pour M. Hanby l’esprit de l’être fini est créé à l’image de l’esprit divin (qui est comme un principe intrinsèque), et « il participe dans le temps à l’économie trinitaire » [64]. Or le flux du temps et la stabilité de l’éternité ne sont pas simplement juxtaposés, et encore moins diamétralement opposés. Au contraire, ils entretiennent une relation de médiation : la mémoire et l’acte - à savoir le passé et le présent - sont « la réunification de l’ipséité par la récapitulation, dans le temps, du temps, une anticipation de la résurrection, et ils agissent vers l’attente contingente - en bref la prière » [65]. M. Hanby soutient aussi que cette médiation est inscrite dans une plus vaste médiation de l’incarnation, selon laquelle en l’union hypostatique du Christ toute frontière transcendantale de la ratio du fini et de l’infini est dissoute, en sorte que le Christ « restaure la possibilité du temps en tant que médium de la récréation médiatisée, par la récapitulation ecclésiale, à l’image de l’éternité » [66]. La "futurité" de la participation est alors la récupération du temps véritable qui est l’anticipation de l’avenir, à savoir le fait d’être orienté vers Dieu et d’actualiser cette orientation. Tout comme chez Platon, l’aporie de la connaissance est résolue par la participation aux formes, qui deviennent chez Augustin les idées divines, non pas en tant que data, mais en tant que dons nous parvenant dans le temps, par le temps, comme temps véritable.

De même, Ph. Blond affirme que la vision béatifique selon Thomas d’Aquin apporte une résolution de l’aporie de la connaissance et indique une forme de participation qui est "futurielle". Pour Thomas d’Aquin, connaître est ontologique en ce que nous connaissons en connaissant la forme des choses : par la connaissance de la forme de choses, nous connaissons l’être et, par là-même, nous sommes dotés d’une certaine connaissance de Dieu.Car les formes participent toujours-déjà à l’être même et, par conséquent, nous sommes capables d’y discerner Dieu. Et ce que nous discernons est un Dieu relationnel créant des êtres participants qui accomplissent leur formes en retournant à Dieu. Le monde lui-même dévoile à la fois ce retour et la "futurité" que ce retour constitue et actualise. Selon Ph. Blond, l’argument crucial de Thomas d’Aquin consiste à dire que toute connaissance est connaissance de formes, qui sont la forme de l’être en tant que tel (esse) dans les êtres créés (entia) : « dans les mots de saint Thomas, " la connaissance intellectuelle des choses conduit à la connaissance des êtres divins " » [67]. Si toute connaissance est ainsi liée à l’être qui est et par là même à Dieu, et si Dieu, comme Thomas d’Aquin le souligne, est à la fois cause efficiente et finale, alors il s’ensuit que le devenir de l’être dépend aussi de Dieu. Étant donné que la création tout entière exprime l’amour et la bonté de Dieu (puisque le monde ne décrit rien d’autre que Dieu Lui-même), Dieu est à la fois en l’être et la forme de l’être créé, et il insuffle en l’être créé le désir de Le voir.

Ce désir signifie pour Thomas d’Aquin que nous sommes effectivement capables de voir Dieu, non pas dans son entièreté ni par ressemblance, mais comme « " une sorte de semblance participée de Lui " » [68]. Par conséquent, la participation est l’actualisation de la puissance de l’être et de sa bonté, qui est donnée à l’être créé dans un acte gratuit d’amour divin. Ainsi conçue, la participation est "futurielle" parce qu’elle constitue notre seul véritable devenir : elle seule actualise notre pouvoir de participer à Dieu en devenant toujours davantage comme Lui. Pour Ph. Blond, cecirevient àdire que la création dans sa totalité décrit Dieu et désire l’imiter. S’efforcer d’actualiser ce désir est alors notre seul véritable avenir. C’est ce qui sous-tend l’affirmation de Ph. Blond que la réalité est effectivement spirituelle, que la matière est effectivement entrelacée avec l’esprit, et que, par conséquent, la matière est dans son essence non pas une matérialité nouménale, mais plutôt un langage pleinement phénoménal de la "futurité". Car à la fois la nature et l’humanité ont et montrent une futurité et une possibilité qui ne sont pas réductibles à l’absorption l’une par l’autre. Dans une vision théologique, et l’homme et la nature, et l’esprit et le monde, trouvent leur origine en Dieu, et tous témoignent et célèbrent ce qui en résulte comme possibilité [69].

J. Milbank et C. Pickstock approfondissent cette lecture en montrant que la participation telle que la conçoit l’Aquinate permet de dire à la fois l’excès de l’esse divin, la finitude de l’être créé et leur relation, et ceci à partir de l’être tel qu’il apparaît, en insistant sur le caractère extatique de l’être qui est toujours plus que lui-même et qui renvoie à une source donatrice transcendante et auto-extériorisante. Plus précisément, moyennant une lecture qu’ils nomment platonicienne et théo-ontologique, J. Milbank et C. Pickstock affirment que Thomas conçoit la participation toujours-déjà en tant que grâce et kenosis et non pas comme un concept (de participation) auquel ces dernières s’ajouteraient. Ainsi toutes les choses matérielles individuelles se réfèrent-elles (par-delà elles-mêmes) et participent à leur source divine pour être davantage identifiées à elles-mêmes. De même, la nature de l’analogie thomasienne signifie que la théologie se compose à mesure égale d’une « métaphysique du sur-ajout en tant que ce qui est, est paradoxalement le plus particulier et [d’]une phénoménologie du voir plus que ce que l’on peut voir » [70]. Selon J. Milbank et C. Pickstock, l’unité de la métaphysique et de la phénoménologie au sein de la sacra doctrina repose sur la conception radicalement novatrice de la connaissance chez Thomas : « toute pensée est une anticipation feinte de l’intuition béatifiée finale de Dieu, qui en tant qu’esse est aussi le pur intellect en acte, identique avec l’intuition absolue » [71]. Pour Radical orthodoxy, cette théologie de la participation donne lieu à une ontologie théologique selon laquelle la nature est déjà pénétrée et augmentée par la grâce divine, et prépare ainsi la déification de l’homme. Et puisque la déification dit la possibilité pour l’être créé d’avoir part à l’être créateur, actualiser progressivement notre condition déifiable est notre seul véritable avenir, ce que la Radical orthodoxy entend par "futurité" de la participation.

D’autre part, pour l’Aquinate (re)lu par nos auteurs, la participation prend la forme de l’anticipation sur terre de l’ordre trinitaire. La Trinité entendue comme l’être à son plus haut niveau est fondée sur l’argument décisif de Thomas d’Aquin selon lequel seul le Christ restaure la possibilité de discerner l’infini au sein du fini et où, par conséquent, l’être analogue devient l’"analogia trinitatis". Et dire, comme le font Augustin et Thomas (selon l’interprétation "radical-orthodoxe"), que la Trinité est manifeste dans la création par la ’spéculation’ revient à dire pour J. Milbank et C. Pickstock que nous ne pouvons discerner la structure trinitaire de l’ordre créé qu’en nous tournant vers le matériel et qu’en discernant que l’Incarnation et l’Esprit sont présents dans l’"histoire vécue" [72]. Ce tournant théologique vers le matériel est possible par « un retour à l’imaginaire sensoriel et à l’immédiat concret : un "conversio ad phantasmata" collectif. Pour cette raison, l’Aquinate raisonne en direction de la Christologie et les sacrements et non pas (ou non pas fondamentalement) à partir de la Christologie ou des sacrements » [73].

Pour J. Milbank et C. Pickstock, l’importance de la conception thomasienne de l’Incarnation et de la Christologie vient de l’accent mis sur l’élévation de l’intuition sensorielle au point où celle-ci coïncide avec l’intuition divine. Le renversement ontologique opéré par l’Incarnation, selon lequel les sens structurent désormais notre entendement, nous est médiatisé suprêmement par le toucher et, plus précisément, par le toucher le plus intime et le plus dévoilant qu’est le goûter. Et goûter le Corps et le Sang du Christ transforme notre esprit et notre corps en nourriture dont l’assomption dans le Corps du Christ nous permet de participer à la vérité incarnée et de désirer l’avancement progressif sur la voie qui nous mène vers Dieu [74]. L’eucharistie marque donc l’événement où l’être le plus haut et le devenir le plus haut coïncident de façon mystérieuse : notre désir instillé par Dieu de Le voir nécessite que nous « aspirions à toucher et à structurer en vérité, conjointement avec toutes les autres nations, tout particulier fini comme étant inclus au sein de, et dévoilant, le Corps du Christ. Désormais, le trajet vers Dieu est également le trajet vers le Dieu-homme. Maintenant, voir Dieu est aussi réaliser l’avenir ». [75]

 

2. Vers une théologie du don

Outre cette interprétation de la participation augustino-thomiste comme étant "futurielle", Radical orthodoxy entend approfondir la tradition de la participation sur la question du don. Ainsi, les prochains travaux de J. Milbank seront un essai sur la métaphysique théologique du don [76] dont les principaux jalons sont, d’une part, une double critique de la conception contemporaine du Bien (ce que J. Milbank nomme le kantisme post-moderne) et de la conception phénoménologique du don (J.-L. Marion) et, d’autre part, un approfondissement de la conception patristique et médiévale du Bien et du don. Parmi les principales critiques que J. Milbank adresse au kantisme post-moderne, notamment à Hanna Arendt et à Paul Ricœur, il y a sa tentative erronée de récupérer l’idée du "mal radical" proposée par Emmanuel Kant dans La Religion à l’intérieur des limites de la simple raison. Contrairement à la conception augustinienne du mal comme privation de l’être, la position postmoderne kantienne soutient que le mal est une négation voulue du bien et, en tant que tel, un acte pur et pervers sans aucun fondement. Plus fondamentalement, toujours selon cette position, présenter le mal comme une privation est non seulement réfuté par Auschwitz, mais, dans une certaine mesure, tenu pour responsable de l’extrémisme spécifiquement moderne de la pratique du mal : la conception du mal comme dépourvu de toute assise ontologique nous empêche de nous rendre compte de sa réelle positivité et concourt ainsi à la banalisation de sa réalité. J. Milbank met en avant la thèse contraire, à savoir, d’une part, que la conception patristique et médiévale du mal en tant que privation peut rendre compte de la forme spécifiquement moderne du mal ; d’autre part, que cette conception non seulement n’en est en rien responsable mais aussi qu’elle est la seule à l’empêcher ; enfin, que c’est bien la conception (post-)moderne du mal radical qui est jusqu’à un certain point responsable du mal extrême des temps de la modernité. Le principal argument de J. Milbank tient à ce que Kant a légué une conception du libre arbitre criblée d’apories, notamment l’impossibilité de distinguer « entre la volonté qui veut la liberté et la volonté qui veut contre elle-même et qui limite par là-même la liberté ; pour Kant, cette auto-opposition caractérise la volonté mauvaise [...] Ces aporias émergent à cause de l’absence, chez Kant, au plus haut niveau, de toute téléologie capable de discriminer entre la substance bonne de ce qui est voulu, et l’instance déficiente d’une telle substance » [77]. Par ailleurs, pour J. Milbank, la conception kantienne du mal vise à présenter la dualité entre le bien et le mal en des termes pré-ontologiques et comme étant première à la distinction entre l’infini et le fini.

À cette position J. Milbank oppose celle pour laquelle « la volonté n’est rien d’autre, comme Augustin le souligne dans De Libero Arbitrio, que le lieu [site] de la dynamique de la participation du fini à l’infini » [78]. Plus fondamentalement, pour Augustin relu par J. Milbank, la chute n’est aucunement le résultat d’une volonté qui aurait tendu vers le mal, sinon l’illusion d’une autonomie finie de la volonté. Cette illusion a entraîné la perte de la vision de Dieu et ainsi de l’interaction cognitive entre ce qui est déjà connu et ce qui est désiré mais pas encore connu. La grâce est alors ce qui nous permet de réintégrer la puissance et l’acte de la cognition humaine. De plus, on trouve chez Augustin une double hiérarchie de la volonté et de la vertu. D’une part, les vertus visent toujours le bien et sont donc supérieures à la volonté qui peut se limiter elle-même. D’autre part, la volonté vise toujours un bien par-delà le bien des vertus. Cette double hiérarchie implique pour Milbank que « la volonté, chez Augustin, nomme la tension participative drastique entre ’l’infiniment général’ [the infinitely general] et "le finiment particulier" [the finitely particular] » [79].

Le deuxième jalon de cette métaphysique théologique du don concerne plus particulièrement la nature de la donation et du don en tant qu’échange réciproque. Dans un premier temps, J. Milbank s’attaque à la conception ethnologique et phénoménologique du don. À la conception ethnologique du don, par exemple aux travaux de Marcel Mauss, Claude Lévy-Strauss et Maurice Godelier, il reproche l’absence de médiation et un dualisme d’ordre logique et mystique selon lequel objet et sujet, ainsi que signifiant et signifié, ne sont plus séparés, mais en réduisant la participation à l’économie du don à la pratique sociale de l’échange des dons. Tout en s’accordant avec Lévy-Strauss sur le déploiement historique de la connaissance, J. Milbank critique l’excès du signifiant sur le signifié et, par conséquent, d’une fausse (con)fusion de la nature et de la culture. À J.-L. Marion, J. Milbank reproche d’être demeuré prisonnier d’une conception néo-cartésienne et crypto-moderne du don qui se situe quelque part entre l’agape nihilistique de Derrida et l’agape conçue en termes d’échange purifié de dons. La critique milbankienne de Marion est double. D’une part, l’idée de Marion qu’un don n’est don que dans la mesure où il continue d’arriver à autrui implique aux yeux de J. Milbank une fusion unilatérale de l’objet et du sujet et, par conséquent, le don de la pure distance, et non pas de l’entre-deux substantif : face à l’affirmation de Marion selon laquelle ce que la distance donne est l’écart lui-même » [80], J. Milbank répond que « recevoir seulement ce qui est tenu à distance revient à ne rien recevoir » [81]. D’autre part, J. Milbank interprète la phénoménologie de la donation de Marion comme un formalisme sans aucune vision substantive du don. Pour notre auteur, la recherche du pur don en tant qu’essence transcendantale de la donation est subordonnée chez Marion à la réduction phénoménologique au donné. Cette subordination implique non seulement que le donateur est totalement exclu (réduit à néant par le récipient, pour ainsi dire), mais aussi que le récipient lui-même n’échappe pas à la réduction, puisque l’anonymat du donateur empêche toute gratitude et surtout toute forme de retour du don. Outre l’absence de réciprocité, cette conception révèle selon J. Milbank une double priorité arbitraire chez Marion : tout d’abord, la priorité du sujet récepteur par rapport au sujet donateur ; ensuite, la priorité de la donation par rapport à toute manifestation, puisque l’élaboration de toute phénoménologie doit être précédée par l’affirmation de la part du sujet récepteur de la réalité de la donation [82]. Il s’ensuit, pour J. Milbank, que le statut de la donation chez Marion signifie que le don en tant que phénomène saturé est dépourvu de tout contenu substantif [83].

Contre cette conception unilatérale et formaliste du don, J. Milbank cherche à esquisser une ontologie du don qui repose sur l’idée d’échange purifié du don, à savoir un échange à la fois réciproque et asymétrique de dons. L’échange ainsi conçu comporte deux aspects : d’une part, le délai du retour (pour préserver le caractère de gratitude et éviter de transformer le don reçu en dette) et, d’autre part, la répétition non-identique (pour préserver la valeur intrinsèque du don et éviter de tomber dans une forme de valeur d’échange). L’"échange purifié" se distingue selon J. Milbank du "don purifié" qui relève d’une conception archaïque fondée sur l’agon, diamétralement opposé à l’agape chrétienne. En s’appuyant sur Augustin et Thomas d’Aquin, J. Milbank insiste sur la réception et la réciprocité comme conditions indispensables à l’actualité du don. Avec Marion, il reconnaît que la distance de la Trinité par rapport à nous a une priorité absolue sur notre échange avec Elle. En revanche, contre Marion, il soutient que « nous participons à l’échange trinitaire de telle façon que le don divin ne commence à être en tant que don (...) qu’après avoir été reçu par nous - ce qui revient à dire retourné avec le retour de la gratitude et le-donner-en-échange charitable [charitable giving-in-turn] » [84]. Pour J. Milbank, cette conception du don implique, et en même temps rend compte, de la relationalité primaire de l’être : l’être créé n’est que par la relation, et cette relation est donnée par Dieu et actualisée avec les créatures dans le Corps du Christ - l’eucharistie perpétuelle.

 

Bibliographie

 

I. Les principaux travaux de John Milbank

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III. Les principales études sur Radical orthodoxy

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Gavin HYMAN, « Review », New Blackfriars, vol. 80, 1999.

Simon JARVIS, « Review », Textual Practice, vol. 13, no. 3 hiver 1999, p. 575-9.

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Id., Recension de ’J. Milbank & C. Pickstock, Truth in Aquinas, London-New York, Routledge, 2001’, Revue thomiste, CI, no. 3, juillet-septembre 2001, pp. 475-479.

Id., « De la chrétienté à la modernité ? Une lecture critique des thèses de la Radical Orthodoxy sur la rupture scotiste et ockhamienne » (manuscrit soumis à la Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques).

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Rusty R. RENO, « The Radical Orthodoxy Project », First Things, février 2000.

Olivier-Thomas VENARD o.p., «Radical orthodoxy, une première impression», Revue thomiste, CI, no. 3, juillet-septembre 2001, p. 409-444.


[1] Texte rédigé sur la demande du P. Henri-Jérôme Gagey, que nous tenons à remercier ici pour nous avoir donné l’occasion de le publier. Nous voudrions également exprimer notre reconnaissance à Paul Gilbert s.j. et à M. Emmanuel Falque pour avoir apporté maintes corrections linguistiques.

[2] J. MILBANK, C. PICKSTOCK et G. WARD, éd., Radical Orthodoxy. A new theology, Londres-New York, Routledge, collec. "Radical Orthodoxy", 1998. Nous suivons la distinction du fr. O.-T. Venard o.p. (voir infra, n. 3) entre le livre Radical Orthodox et le mouvement Radical orthodoxy. Toutes les traductions de l’anglais sont nôtres.

[3] J. MILBANK et alii, « Suspending the material : the turn of radical orthodoxy », in Radical Orthodoxy, p. 1.

[4] L’impact du mouvement ne fait plus de doute : outre les innombrables recensions du recueil Radical Orthodoxy (cf. supra, n.1), il a fait l’objet de nombreux colloques tels que la réunion annuelle de la American Academy of Religion en 1999. L’un de ces colloques a été publié dans Radical Orthodoxy ? A Catholic Enquiry, éd. L. P. Hemming, Aldershot, Ashgate, 2000. Routledge, l’une des plus grandes maisons d’éditions anglo-saxonnes, a établi depuis 1999 une collection intitulée Radical Orthodoxy. En plus de sa communication lors de la session de rentrée de 2002 de l’ICP (cf. « La dernière des dernières : la théologie dans l’Église »), J. Milbank a également prononcé une communication intitulée « Gift and participation » à l’EHESS le 27 novembre 2001. Un premier texte de C. Pickstock est déjà paru (Thomas d’Aquin et la quête eucharistique, trad. fr. de G. Joulié et G. Solari, Genèves, Ad Solem, 2001) et une traduction de After Writing (voir infra, n. 15) est prévue aux mêmes éditions. Pour une première étude de Radical orthodoxy en langue française, voir fr. O.-T. VENARD o.p., Radical orthodoxy, une première impression, Revue thomiste, CI, no. 3, juillet-septembre 2001, p. 409-444.

[5] J. MILBANK, Theology and Social Theory. Beyond secular reason, Oxford, Blackwell, 1990, p. 6.

[6] Voir ma recension de Truth in Aquinas (cf. infra, n. 12) in Revue thomiste, CI, no. 3, juillet-septembre 2001, p. 475-479, et mon étude De la chrétienté à la modernité ? Lecture critique des thèses de la Radical orthodoxy sur la rupture scotiste et ockhamienne (manuscrit soumis à la Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques).

[7] Les critiques adressées au mouvement ne manquent pas. Pour une critique générale en français voir R. R. RENO, Le Programme de Radical Orthodoxy, Catholica 70 (2001), p. 93-111 (trad. de The Programme of Radical Orthodoxy, First Things, février 2000). Sur quelques problèmes méthodologiques et doctrinaux du thomisme "radical-orthodoxe", voir l’étude du fr. Venard o.p. (cf. supra, n. 3). Sur l’acception "radical-orthodoxe" de l’onto-théologie, voir mon étude De la chrétienté à la modernité ?..., art. cit. Le meilleur ensemble d’études critiques demeure à ce jour Radical Orthodoxy ? A Catholic Enquiry (cf. supra, n. 3).

[8] Theology and Social Theory, p. 327.

[9] Ibid., p. 330.

[10] Ibid., p. 331.

[11] J. MILBANK, The Soul of Reciprocity (Part Two) : Reciprocity Granted, Modern Theology, vol. 17, no. 4, octobre 2001, p. 506 n. 50. Le prochain ouvrage de C. Pickstock (A Short Guide to Plato, Oxford, Blackwell, à paraître) devra aller dans le même sens.

[12] J. MILBANK, The Word Made Strange. Theology, language, culture, Oxford, Blackwell, 1997, p. 44.

[13] J. MILBANK et C. PICKSTOCK, Truth in Aquinas, Londres-New York, Routledge, collec. "Radical Orthodoxy", 2000, p. 24, 33.

[14] J. MILBANK, Knowledge. The theological critique of philosophy in Hamann and Jacobi, in Radical Orthodoxy, p. 23-4 (c’est l’auteur qui souligne). L’auteur cite en appui M. de CERTEAU, La Fable Mystique, Paris, Gallimard, 1982 ; A. DULLES, The Assurance of Things Hoped For : A Theology of Christian Faith, New York, Oxford University Press, 1994 ; R. LATOURELLE, Théologie de la Révélation, Paris, 1934.

[15] C. CUNNINGHAM, Genealogy of Nihilism. Philosophies of nothing and the difference of theology, Londres-New York, Routledge, collec. "Radical Orthodoxy", 2002, p. xii-xvi, 3-43. Selon la thèse de C. Cunningham, c’est cette théologie qui est à l’origine des philosophies modernes séculières fondées à la fois sur des dualismes et des monismes de Spinoza via Kant et Hegel à Heidegger et Derrida. L’argument vise à établir que qu’en fin de compte la philosophie tout entière se révèle incapable de penser à la fois l’unité et la différence de l’être, et ceci en raison de son enfermement dans un mode de pensée dualiste qui s’appuie sur des monismes à peine déguisés (nature-Dieu chez Spinoza, noumen-phénomène chez Kant, infini-fini chez Hegel etc.). Selon cette thèse, seule la théologie est en mesure d’éviter un tel mode de pensée dualiste et moniste grâce à la Trinité.

[16] J. MILBANK, The Programme of Radical Orthodoxy, Radical Orthodoxy ? A Catholic Enquiry, p. 38-39.

[17] « [...] à l’époque médiévale, l’événement de la transsubstantiation était le miracle toujours répété de l’émergence du ’corps social’ en tant que tel ». C. PICKSTOCK, After Writing. On the liturgical consommation of philosophy, Oxford, Blackwell, 1998, p. 131. La place centrale de l’acte eucharistique dans la société du Moyen Âge central est confirmée par É. PALAZZO, Liturgie et société au Moyen-Age, Paris, Aubier, 2000.

[18] J. MILBANK, Postmodern Critical Augustianism : A Short Summa in Forty Two Responses to Unasked Questions, art. cit., p. 226-7.

[19] The Word Made Strange, p. 250. Cf. p. 251-253, n. 1, 2, 22, 24 pour les œuvres de Niebuhr citées par l’auteur.

[20] J. MILBANK, The Programme of Radical Orthodoxy, Radical Orthodoxy ? A Catholic Enquiry, p. 34.

[21] Radical Orthodoxy, p. 2.

[22] J. MILBANK, The Programme of Radical Orthodoxy, Radical Orthodoxy ? A Catholic Enquiry p. 34-5.

[23] Radical Orthodoxy, p. 17. Nos auteurs cherchent à développer une esthétique spécifiquement théologique qui, en s’appuyant sur la thèse du triple Corps du Christ et sur De Musica d’Augustin, vise une forme de réalisme théologique capable d’articuler l’intégration de l’esthétique et du cosmique et « l’interaction entre l’harmonie et la mélodie, l’espace et le temps, seule possible au sein de la création ex nihilo. Car ici aucune fixité immanente et spatiale ne garantit l’ordre et cependant nous ne nous retrouvons pas pour autant avec le désordre ».

[24] John MILBANK, The Programme of Radical Orthodoxy, Radical Orthodoxy ? A Catholic Enquiry, p. 36. Même si, aux yeux de nos auteurs, l’anglicanisme a commis l’erreur de se placer sous l’emprise d’institutions séculières, il a su préserver - en certains endroits et à certaines époques - sa capacité à conjoindre les divisions et à concilier ainsi une certaine modération avec un certain radicalisme.

[25] Radical Orthodoxy, p. 2.

[26] Ibid., p. 43

[27] Ibid., p. 44.

[28] id.

[29] J. MILBANK, The Soul of Reciprocity (Part One) : Reciprocity Refused, Modern Theology, vol. 17, no. 3, juillet 2001, p. 335-336 ; Phillip BLOND, Aquinas and the Beatific Vision, Paper delivered at the conference "Continental Philosophy of Religion", St. Martin’s College, Lancaster, 18-21 July 2000, p. 4-8.

[30] J. MILBANK, The Soul of Reciprocity (Part One)... art. cit. ; Id., The Soul of Reciprocity (Part Two)..., art. cit., p. 485-507. Parmi les principales critiques adressées à Marion et Henry, Milbank souligne que le premier ne considère pas la dimension spéculative et intimative de l’intuition intellectuelle, qu’il privilège arbitrairement le sujet recevant (’l’adonné’) par rapport au sujet donateur et que son interprétation d’un Descartes qui échappe au régime de la représentation ne tient pas compte du caractère solipsiste de l’auto-affection du cogitare. A Henry, Milbank reproche d’arracher le don au cadre nécessaire de l’échange et de s’appuyer sur l’Archi-intelligibilité johannique sans voir que, selon le récit chrétien, la création et l’Incarnation impliquent que le monde ne soit jamais limité par la réalité de la mort mais qu’il soit le lieu de la médiation de l’invisible dans le visible et de la participation de l’être fini et temporel à l’être infini et éternel.

[31] Theology and Social Theory, p. 6. Voir « Excursus on Blondel », in ibid., p. 210-19.

[32] Ibid., p. 211.

[33] Ibid., p. 214.

[34] Suivant Blondel, J. Milbank conçoit l’action comme ce qui situe l’être dans le temps et l’ouvre à son avenir - l’oriente vers Dieu. L’avenir ainsi conçu n’est jamais « [...] originellement intentionné par nous, mais nous "apparaît" à partir de la plénitude future de l’être ». Ibid.

[35] Theology and Social Theory, p. 428. J. Milbank cite Denys l’Aéropagite, Les Noms Divins, 949C, 952B, 912D-913B.

[36] J. MILBANK, Between Purgation and Illumination, in Kenneth SURIN, éd., Christ, Ethics and Tragedy : Essays in Honour of Donald MacKinnon, Cambridge, Cambridge University Press, 1989, p. 189 (c’est l’auteur qui souligne).

[37] Theology and Social Theory, p. 359, 385, 389, 422-432.

[38] J. MILBANK, Can a Gift be Given ? Prolegomena to a Future Trinitarian Metaphysic, Modern Theology, vol. 11, no. 1, janvier 1995, p. 119-161.

[39] Theology and Social Theory, p. 6.

[40] Ibid., p. 423-4 (c’est moi qui souligne). J. Milbank cite Denys l’Aéropagite, Les Noms Divins, 649B et 649C.

[41] Theology and Social Theory, p. 404 (c’est l’auteur qui souligne).

[42] The Word Made Strange, chap. 1 et 2

[43] Cette notion se trouve dans l’article remarquable de F. C. BAUERSCHMIDT, The Word Made Speculative ? John Milbank’s Christological Poetics, Modern Theology, vol. 15, no. 4, octobre 1999, p. 417-31.

[44] The Word Made Strange, p. 97 (c’est l’auteur qui souligne).

[45] « Seule la théologie chrétienne en tant que conception d’une semiosis non-violente est véritablement "sans substance" [... et la théologie seule est en mesure de penser que] la différence demeure différence réelle puisqu’elle n’est pas subordonnée à un processus immanent univoque ou au sort d’une suppression nécessaire [... mais elle est] une affirmation pacifique d’autrui, consommée dans une infinité transcendante », The Word Made Strange, p. 61, 85, 113.

[46] Ph. BLOND, Introduction, in Ph. BLOND, éd., Post-Secular Philosophy. Between philosophy and theology, Londres-New York, Routledge, 1997, p. 10 n. 38.

[47] Ph. BLOND, Theology and Perception, Modern Theology, vol. 14, no. 4, octobre 1998, p. 524, 527.

[48] Ibid., p. 530.

[49] Ibid., p. 533 (c’est l’auteur qui souligne).

[50] Ph. BLOND, Theology and Perception, art. cit., p. 529. La citation est de Maurice MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la Perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 246.

[51] Ph. BLOND, Perception. From modern painting to the vision in Christ,inRadicalOrthodoxy,p.221.

[52] J. MILBANK, The Programme of Radical Orthodoxy, Radical Orthodoxy ? A Catholic Enquiry, p. 37.

[53] C. PICKSTOCK, After Writing, p. 239

[54] Ibid., p. 248.

[55] C. PICKSTOCK, Thomas Aquinas and the Quest for the Eucharist, Modern Theology, vol. 15, no. 2, avril 1999, p. 163.

[56] L’auteur s’appuie ici sur la formulation d’Henri de Lubac pour dire la réalité du mysticum : « Présence réelle, parce que réalisante » (Henri de LUBAC, Corpus Mysticum. L’Eucharistie et l’Eglise au Moyen-Age, 2ème éd., Paris, Aubier, 1949, p. 286).

[57] Ibid., p. 167 (c’est l’auteur qui souligne)

[58] J. MILBANK, The Programme of Radical Orthodoxy, Radical Orthodoxy ? A Catholic Enquiry, p. 43

[59] Ibid., p. 44.

[60] C. PICKSTOCK, Liturgy, art and politics, in Modern Theology, vol. 16, no. 2, avril 2000, p. 160.

[61] J. MILBANK et C. PICKSTOCK, Truth in Aquinas, p. 48.

[62] J. MILBANK et alii., Introduction, Radical Orthodoxy, p. 4 (ce sont les auteurs qui soulignent).

[63] M. HANBY, Will. Augustine beyond Western subjectivity, in Radical Orthodoxy, p. 113.

[64] Ibid., p. 117.

[65] Ibid., p. 119.

[66] Ibid., p. 120.

[67] De Veritate Q10 a6 ans. ob. 2, quoted by Ph. BLOND, Aquinas and the Beatific Vision, art. cit., p. 4. Dans son prochain ouvrage (The Eyes of Faith, Londres-New York, Routledge, collec. "Radical Orthodoxy", à paraître), Ph. Blond met en évidence trois aspects fondamentaux de la conception spécifiquement thomasienne de la participation : la priorité absolue de l’être par participation et non pas par essence ; une relation incarnée entre la forme et la matière ; la matière et la forme comme structure de l’esse participans. Il insiste notamment sur l’idée thomasienne pour laquelle le composé matière-forme implique non pas l’existence de parties pré-composites, mais l’indication de la nature créée du composé. Car le statut ontologique de la forme signifie que « la matière individualise ou singularise la forme universelle et qu’en même temps la forme est ce en vertu de quoi quelque chose est (quo est) et le principe de cet être (principium essendi) » (ibid., chap. 1 [p. 21]). Ainsi, contre la lecture existentiale de Gilson, Ph. Blond soutient que les essences sont à comprendre chez Thomas comme des possibilités rendues actuelles et non pas des actualités rendues possibles. De même, la forme est la manière selon laquelle l’ens commune participe à l’esse subsistens. Par conséquent, « dans la mesure où c’est la forme qui diversifie la création, la forme est à la fois dans l’être, mais distincte de l’être comme tel. En effet, la forme est cette distinction de l’être comme tel, et c’est bien cette relation qui marque le rapport essentiel entre la forme, la participation et l’être » (ibid., chap. 1 [p. 32]).

[68] S.T. Q12 a2. ans, quoted in Ph. BLOND, Aquinas and the Beatific Vision, art. cit., p. 7.

[69] Ph. BLOND, Introduction : Theology before philosophy, in Post-Secular Philosophy, p. 56.

[70] J. MILBANK et C. PICKSTOCK, Truth in Aquinas, p. 51.

[71] Ibid.

[72] Truth in Aquinas, p. 51-55.

[73] Ibid., p. 56 (ce sont les auteurs qui soulignent).

[74] Ibid., p. 60-83.

[75] Ibid., p. 84.

[76] L’ouvrage à paraître prochainement s’intitulera Being Reconciled : Ontology and Pardon, Londres-New York, Routledge, collec. "Radical Orthodoxy". Il devrait être suivi de deux ouvrages qui formeront une trilogie de métaphysique théologique du don.

[77] Being Reconciled : ontology and pardon, chap. 1 (p. 3).

[78] Ibid. (p. 6 ; c’est l’auteur qui souligne).

[79] Ibid. (p. 9).

[80] J.-L. MARION, Dieu sans l’être, cité in J. MILBANK, Can a Gift Be Given ?..., art. cit., p. 133.

[81] Ibid.

[82] J. Milbank cite en appui J.-L. MARION, Étant donné. Essai d’une phénoménologie de la donation, Paris, PUF, 1997, p. 396-408.

[83] J. MILBANK, The Soul of Reciprocity (Part One)... , art. cit., p. 344-345.

[84] J. MILBANK, Can a Gift Be Given ?... , art. cit., p. 136.

 

 

 

 


Annexe F

‘Le colloque Christi fideles pousse le mouvement pour le rite traditionnel’ par Jeff Tucker (Inside the Vatican – 2001)

Une conférence rassemble des liturgistes érudits pour la défense du Rite Tridentin…

La Conférence Christifideles fait avancer le mouvement pour le Rite Traditionnel

par Jeff TUCKER

 

 

Le Colloque Christifideles du 15 mai 1999 à New York fut un événement excitant. Il révéla parmi les meilleurs esprits qui travaillent dans et pour le Rite romain traditionnel. Il y avait environ 160 personnes qui constituaient tout un échantillonnage : universitaires, étudiants, jeunes professeurs, écrivains et activistes, prêtres et séminaristes, des gens venant de partout. Ce qui les unissait tous était l’amour de l’orthodoxie, un désir d’apprendre, un attachement passionné pour l’ancien rite, et une détermination à transmettre quel que soient les obstacles.

 

Le Frère John Mole ouvrit la séance avec un récit de sa propre vie de prêtre à la lumière des changements dans la liturgie, et communiqua le sentiment de ce qu’être attaché à la Messe traditionnelle a pu signifier pendant les trente dernières années. Il décrivit le « désastre, la

désorientation et la désunion » qui résulta du changement brutal dans la liturgie, et qui entraîna un glissement moral et une perte de la continuité qui avait toujours caractérisé la foi et la liturgie.

 

Malgré le contenu déprimant de ce sujet, le propos du Frère Mole était tout de prudence et de bonne humeur, et soulignait des points d’histoire qui souvent sont oubliés (par exemple, qu’en 1970 Paul VI en a canonisé trois qui sont morts pour avoir résisté à la liturgie de Cranmer, bien qu’une liturgie qui était en quelque sorte moins reconnaissable comme romaine fut imposée par le Vatican). Il conclut : « J’insiste sur le fait que Ecclesia Dei adflicta, dans les dix ans de son existence, a produit des fruits plus tangibles que ceux du Sacrosanctum Concilium dans les trente-cinq années de son existence. »

 

L’allocution du Frère Mole fut un tour de force, mais ce qui en ressortit fut son courage, sa vigueur (il a 83 ans), et une foi souffrante que la grave erreur d’avoir supprimé la liturgie catholique  traditionnelle serait finalement largement reconnue et réformée. En faisant le tour de la salle où se tenait le colloque, on voyait tant de jeunes prêtres traditionalistes […], intelligents et déterminés, il

était impossible de douter qu’il avait raison.

 

Puis vint l’allocution de Catherine Pickstock (28), que le Frère Mole nomme « Catherine de Cambridge » avec l’espoir qu’elle parviendrait à faire pour le Rite Romain ce que Catherine de Sienne a fait pour restaurer la Papauté à Rome. Le Cardinal O’ Connor se référait à elle ce même jour dans son homélie de Saint Patrick comme le « John Henry Newman de notre temps » (et ensuite a demandé à la rencontrer le lendemain après la messe).

 

Le docteur Pickstock est bien entendu l’auteur de After Writing: The Liturgical Consummation of Philosophy (Blackwell, 1998), un traité qui démarre comme une critique difficile de la compréhension

déconstructiviste française de Platon et qui aboutit à une réinterprétation triomphante de la liturgie catholique traditionnelle et de sa place centrale dans l’histoire des idées et dans la culture. Son

livre fut décrit comme la défense du Rite Romain la plus rigoureuse et la plus puissante de sa génération.

 

Dans sa compréhension de la liturgie, on ne s’occupe pas d’un simple texte mais bien plus des fondements de la culture, d’une entreprise philosophique et spirituelle imprégnée du désir le plus profond qu’on puisse imaginer à propos de l’homme et de l’univers, et de l’« expression toute médiante » entre le temps et l’éternité. Dans les dernières décennies, on a vu la Messe comme criblée de redondances et insensée ; elle, au contraire, y voit un poème doxologique rempli de paroles transcendantes où l’homme se bat avec la réalité choquante de l’incarnation et du sacrifice. Expression par expression, elle décrit la correspondance des voix de la Messe comme servant une intention divine, comme défendant même les parties les plus difficiles à comprendre de la

Messe sur le plan même de leur étrangeté (le sacré ne peut pas et ne devrait pas être forcé dans un genre parfaitement familier).

 

En contraste, dit-elle, les réformateurs d’après Vatican II considéraient la Messe comme un texte qui avait besoin d’un bon éditeur, comme s’il s’était agit d’un article de magazine à remanier pour mieux

communiquer avec ses lecteurs.

In doing so, the reformers not only wildly misunderstood the expansive purpose and eternal direction of the liturgy (which she helpfully likened to polyphony); they then took the disastrous step of flattening the Mass text out into mere prose, thereby undermining not only the beauty and mystery and theological import of the Mass but also contributing to undermining the very civilization that the Roman Rite liturgy had built.

From this, she repeated her now-famous claim that the problem with Second Vatican Council's reformers was not that they were too radical but that they were not radical enough. They failed to fundamentally challenge the commercialized and secularized world of the 1960s but instead made unnecessary and very conventional concessions to it. They were revising a liturgy that they evidently could not come close to understanding, and ended up giving us something that was not up to the task. A real radicalism, she said, would have recognized the bracing challenge that the Mass, as it had developed over the centuries, meant for world, and upheld it as a statement of ultimate meaning in a world that had lost all sense of meaning.

Among the many mistakes that the reformers made was attempting to disguise their essential contemporaneousness with the claim that they were going about restoring the simplicity of ancient rite. But this is a project destined to fail, she said, because liturgy cannot ignore the forward movement of time, which liturgy both reflects and shapes. Similarly, when neo-traditionalists today speak of recapturing the old Roman Rite, they must understand that the rite in today's culture will take a different form and have a different impact that it did when it was the norm. But this is not a fact that should be feared but one embraced with anticipation of the magnificent flowering of life and faith that takes place when guided by authentic liturgy.

That takes us about halfway through her talk, and I won't go on any further with this comparatively banal exposition, but instead urge that her book be purchased and studied. She concluded with a challenging call to remember that authentic liturgy is not something experienced with the confines of one hour at the parish, but rather becomes an entire approach to the way we, and the society we live in, comes to understand the meaning of time, existence, and eternity.

Fr. Perricone of Christifideles then announced Cardinal O'Connor's desire to meet with Dr. Pickstock, and also passed on a message from the Holy Office that Cardinal Ratzinger also wanted to meet with her and discuss her thesis at the earliest possible opportunity.

This opened the way for Frs. Daniel Fullerton and Eric Ensey of the newly formed Society of Saint John to explain the purpose of their order: nothing less that the revival of Catholic learning and civilization, beginning with the community they have founded in Pennsylvania. They were both extremely articulate and impressive, urging those attending to seek to conform their lives to the holiness of faith itself, and not to be derailed by the moral deceptions that mark the secular world. Fr. Timothy Svea of the Institute of Christ the King, Sovereign Priest, spoke of the enormous sacrifices and joys associated with being a traditional priest in these difficult times. All three talks were well received because they were filled with a sense of hope for the future. For instance, they all spoke of the "vocations crisis" in their orders: they can't take in all the men who want to join them.

Fr. James McLucas of the FSSP is the author of "The Emasculation of the Priesthood" in the Spring 1998 issue of Latin Mass Magazine. His talk was extremely frank about the pressures faced by FSSP priests, and the difficult decisions the order has to make on a day-to-day basis. He alternatively unsettled and pleased the audience by directly confronting the accusations frequently leveled against the order: that they are trimming their traditionalism to get along with the Bishops. Suffice it to say that this is not the case, and his examples of the pressures and order's responses inspired a great deal of confidence in the leadership of the Fraternity. The difficulties aren't going away soon, but one was left with the greatest possible respect for those people who are fighting this battle for tradition within the Church. The FSSP, which is struggling to raise the vast sums necessary for their new seminary, is the flagship of our movement and our champions, and they deserve every bit of support we can provide.

The Mass at St. Agnus the next day was celebrated by Fr. James Buckley, the spiritual director of the Fraternity. The setting, the music, and homily were spectacular, the coming together of everything that had been discussed at the conference. After Mass, an ad hoc group gathered for brunch, and the sight of two dozen sharp young people enjoying a meal and firing questions at Fr. Buckley about rubrics and theology, and hearing his gentle and witty answers, was an inspiration. No, this is not a movement about nostalgia but one imbued with a youthful idealism that seeks the wisdom of the ages applied in our own time.

Let me just sum up with an observation about Fr. John Perricone, who heads Christifideles. He is not only brilliant; he not only has a firm hand on the goal of the movement; above all else, he has the outstanding strategic sense that traditionalists are very much in need of. He is constantly on the lookout for impressive young talent to make the case and freely taps the resources of great warriors who have been fighting the battle long before the moto proprio Ecclesia Dei of 1988. He has assembled a veritable army of highly educated young professionals and intellectuals around him in New York, who are continuing to discover and apply the fullness of the faith in all aspects of life. They were a joy to be around. Far from being sullen, they exude Fr. Perricone's confidence and certainty about the path of going forward with the Roman Rite and the truth of the Catholic faith.

Jeff Tucker
jatucker@mindspring.com

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Una Voce America

 


Annexe G

Curriculum Vitae de William T. Cavanaugh

William T. Cavanaugh

 

 

 

Department of Theology                                                                                        1697 Taylor Avenue

University of St. Thomas                                                                                        St. Paul, MN 55104

St. Paul, MN  55105                                                                                                   (651) 646-4107

(651) 962-5315

 

Born December 14, 1962

Married to Teresa Rowan, July 15, 1995

Children: Finnian 7, Declan 5, Eamon 1

 

Education:

 

Duke University, Durham, North Carolina

            Ph.D., Religion, May 1996

            Dissertation: "Torture and Eucharist in Pinochet's Chile"

Cambridge University, Cambridge, England

            M.A., Theology and Religious Studies, June 1987

            Thesis: "The Challenge of a Radical Method: A Comparison of the Methodologies of Jon                    Sobrino and Hugo Assmann"

University of Notre Dame, Notre Dame, Indiana

            B.A., Theology, May 1984

 

 

Honors, Fellowships, and Grants:

 

University Scholars Grant, University of St. Thomas, 2005-06

Visiting Fellowship, Kellogg Institute for International Studies, University of Notre Dame, Fall 2001

Book Torture and Eucharist nominated for an American Academy of Religion Award for Excellence in the Study of Religion, 1999

Maxi-Grant, University of St. Thomas, 1999

Research Assistance Grant, University of St. Thomas, 1997

Harry Frank Guggenheim Foundation Dissertation Fellowship, 1994-95

Julian Price Graduate Fellowship, Duke University Graduate School, 1990-94

St. Edmund's College Prize (top student at St. Edmund's College), Cambridge University, June           1987

First Class Honors, Preliminary Tripos Exam, Cambridge University, June 1986

Graduated With Highest Honors, University of Notre Dame, May 1984

Phi Beta Kappa, University of Notre Dame, May 1984

 

Publications:

 

Books authored:

The Myth of Religious Violence (contract offered by University of Notre Dame Press)

Theopolitical Imagination:  Discovering the Liturgy as a Political Act in an Age of Global Consumerism (Edinburgh: T. & T. Clark, 2002)

·    French-language edition: Eucharistie et Mondialisation: La liturgie comme acte politique (Geneva: Editions Ad Solem, 2001)

·    Spanish-language edition: Imaginación Theopolίtica (Granada: Nuevo Inicio, forthcoming 2006)

Torture and Eucharist: Theology, Politics, and the Body of Christ, in the series "Challenges in Contemporary Theology" (Oxford: Blackwell Publishers, 1998)

·    French-language edition: La Torture et L'Eucharistie (Geneva: Editions Ad Solem, forthcoming 2005)

·    Spanish-language edition: La tortura y la eucaristia (Granada: Nuevo Inicio, forthcoming)

 

Books edited:

The Blackwell Companion to Political Theology, with Peter Scott (Oxford: Blackwell Publishers, 2003)

 

Book series edited:

The Christian Practice of Everyday Life series, with David Cunningham, currently eight books in print or under contract, (Grand Rapids, MI: Brazos Press, 2001-)

 

Journal articles:

“Consumption, the Market, and the Eucharist,” Concilium, forthcoming

The Liturgies of Church and State,” Liturgy 20, no. 1 (2005): 25-30

“Killing in the Name of God,” New Blackfriars 85, no. 999 (September 2004): 510-26

“Terrorist Enemies and Just War Theory,” Christian Reflection, Peace and War issue (July 2004): 27-35

“Killing for the Telephone Company: Why the Nation-State is Not the Keeper of the Common Good,” Modern Theology 20, no. 2 (April 2004): 243-74

“Sins of Omission: What ‘Religion and Violence’ Arguments Ignore,” The Hedgehog Review: Critical Reflections on Contemporary Culture 6, no. 1 (Spring 2004): 34-50

“The Violence of ‘Religion’: Examining a Prevalent Myth,” Kellogg Institute for International Studies Working Papers, no. 310 (March 2004)

 “The Body of Christ: The Eucharist and Politics," Word and World 22, no. 2 (Spring 2002): 170-7

 

"Sacrifice and the Social Imagination in Early Modern Europe," Journal of Medieval and Early Modern Studies 31, no. 3 (Fall 2001): 585-605

"Balthasar, Globalization, and the Problem of the One and the Many," Communio 28, no. 2 (Summer 2001): 324-47

"Is Public Theology Really Public?: Some Problems with Civil Society," The Annual of the Society of Christian Ethics 21 (2001): 105-23

"Dying for the Eucharist or Being Killed by It?: Romero's Challenge to First-World Christians," Theology Today 58, no. 2 (July 2001): 177-89

"A Joint Declaration?: Justification as Theosis in Aquinas and Luther," Heythrop Journal 41, no. 3 (July 2000): 265-80

"Coercion in Augustine and Disney," New Blackfriars 80, no. 940 (June 1999): 283-90

"Absolute Moral Norms and Human Suffering: An Apocalyptic Reading of Endo's Silence," Logos 2, no. 3 (Summer 1999): 96-116

"The World in a Wafer: A Geography of the Eucharist as Resistance to Globalization," Modern Theology 15, no. 2 (April 1999): 181-96

"`A Fire Strong Enough to Consume the House:' The Wars of Religion and the Rise of the State," Modern Theology 11, no. 4 (October 1995): 397-420

"The Ecclesiologies of Medellín and the Lessons of the Base Communities," Cross Currents 44, no. 1 (Spring 1994): 67-84

 

Essays in Edited Volumes:

“Killing for the Telephone Company: Why the Nation-State is Not the Keeper of the Common Good” in In Search of the Common Good, ed. Patrick D. Miller and Dennis P. McCann (New York: T. & T. Clark, 2005), 301-32

“Killing in the Name of God,” in I Am the Lord Your God: Christian Reflections on the Ten Commandments, ed. Carl E. Braaten and Christopher R. Seitz (Grand Rapids, MI: Wm. B. Eerdmans, 2005), 127-47

"Discerning: Politics and Reconciliation" in The Blackwell Companion to Christian Ethics, ed. Stanley Hauerwas and Samuel Wells (Oxford: Blackwell Publishers, 2004), 196-208

“God is Not Religious” in God is Not…: Religious, Nice, “One of Us,” An American, A Capitalist, ed. D. Brent Laytham (Grand Rapids, MI: Brazos Press, 2004), 97-115

"Sailing Under True Colors: Academic Freedom and the Ecclesially Based University" in Conflicting Allegiances: The Church-Based University in a Liberal Democratic Society, ed. Michael L. Budde and John Wright (Grand Rapids, MI: Brazos Press, 2004), 31-52

"The Unfreedom of the Free Market" in Wealth, Poverty, and Human Destiny, ed. Doug Bandow and David L. Schindler (Wilmington, Del.: ISI Books, 2003), 103-28

"Church" in The Blackwell Companion to Political Theology, ed. William T. Cavanaugh and Peter Scott (Oxford: Blackwell Publishers, 2003), 393-406

"Dorothy Day and the Mystical Body of Christ in the Second World War" in Dorothy Day and the Catholic Worker Movement: Centenary Essays, ed. William Thorn, Phillip Runkel, Susan Mountin (Milwaukee: Marquette University Press, 2001), 457-64

"Stan the Man: A Thoroughly Biased Account of a Completely Unobjective Person" in The Hauerwas Reader, ed. John Berkman and Michael Cartwright (Durham, NC: Duke University Press, 2001), 17-32

"The World in a Wafer: A Geography of the Eucharist as Resistance to Globalization," in Catholicism and Catholicity: Eucharistic Communities in Historical and Contemporary Perspectives, ed. Sarah Beckwith (Oxford: Blackwell Publishers, 1999), 69-84

"The City: Beyond Secular Parodies" in Radical Orthodoxy: A New Theology, ed. John Milbank, Catherine Pickstock, and Graham Ward (London: Routledge, 1998), 182-200

 

Encyclopedia and Dictionary Articles:

"John Locke" in The Encyclopedia of Protestantism, ed. Hans Hillerbrand (New York: Routledge, 2003)

 

Reviews:

Bonds of Imperfection by Oliver O’Donovan and Joan Lockwood O’Donovan and Common Objects of Love by Oliver O’Donovan, in Studies in Christian Ethics, forthcoming

A Royal Priesthood?: The Use of the Bible Ethically and Politically, ed. Craig Bartholomew, et al., in Scottish Journal of Theology, forthcoming

A Theology of Engagement, by Ian S. Markham in Theology Today 61 (January 2005): 564-7

Contesting Sacrifice: Religion, Nationalism, and Social Thought in France by Ivan Strenski in Modern Theology 21, no. 1 (January 2005): 171-3

Healing a Broken World: Globalization and God by Cynthia D. Moe-Lobeda in Interpretation 58, no. 1 (January 2004): 101

Church, World, and the Christian Life by Nicholas Healy in Pro Ecclesia 12, no. 4 (Fall 2003): 502-04

The Ambivalence of the Sacred by Scott Appleby in Pro Ecclesia 12, no. 1 (Winter 2003): 116-18.

Cities of God by Graham Ward in Modern Theology 18, no. 2 (April 2002): 290-1

Does God Need the Church? by Gerhard Lohfink in Pro Ecclesia 10, no. 4 (Fall 2001): 491-3

Telling God's Story by Gerard Loughlin in Pro Ecclesia 8, no. 4 (Fall 1999): 496-8

The (Magic) Kingdom of God by Michael Budde, Cross Currents 49, no. 1 (Spring 1999): 124-6

Exclusion and Embrace by Miroslav Volf, Modern Theology 15, no. 1 (January 1999): 97-8

Caminemos con Jesús by Roberto S. Goizueta, Modern Theology 13, no. 3 (July 1997): 406-08

A Democratic Catholic Church, ed. Eugene Bianchi and Rosemary Ruether, Pro Ecclesia 4, no. 2 (Spring 1995): 238-41

 

 

Other Articles and Interviews:

 “When Enough is Enough: Why God's abundant life won't fit in a shopping cart, and other mysteries of consumerism,” Sojourners 34, no. 5 (May 2005): 8-10

“Consumption, the Market, and the Eucharist,” The Other Journal online journal, issue no. 5 (2005)

Interview “Inghilterra: i cristiani e la politica,” Servizio Informazione Religiosa, Italian Bishops Conference news service, no. 33 (April 29, 2005)

“Taking Exception: When Torture Becomes Thinkable,” Christian Century 122, no. 2 (January 25, 2005): 9-10

Interview “Torture Report Leaves Unfinished Business,” Vital Theology 1, nos.15-16, Dec. 10 & 20, 2004

Interview “Can Theology Make a Difference in Achieving Racial Reconciliation?,” Vital Theology 1, nos. 5-6, May 1 & 15, 2004

“At Odds With the Pope: Legitimate Authority and Just Wars,” Commonweal CXXX, no. 10 (May 23, 2003: 11-13

“Guerre juste et autorité légitime,” L’homme nouveau, Paris, no. 1301, May 4, 2003: 20

"Précisions complémentaires," Catholica, Paris, no. 71 (printemps 2001): 88-90

"The God of Silence: Shusaku Endo's Reading of the Passion," Commonweal CXXV, no. 5 (March 13, 1998): 10-12

"Set the Powers to Tremble: John Dear on nonviolence and the nature of God," with David S. Cunningham, Sojourners 25, no. 2 (March-April 1996): 53-55

 

 

Invited Academic Lectures:

 

Plenary speaker, Leuven Encounters in Systematic Theology Conference, Catholic University of Leuven, Belgium, November 2007

“John Paul II and Leonardo Boff Read the Sermon on the Mount,” Wheaton College, Wheaton, IL, November 3, 2005

“Eucharist and Politics,” Loyola University, Baltimore, October 10, 2005

“Messianic Time: Questioning American Exceptionalism,” University of St. Thomas Law School, Minneapolis, Sept. 30, 2005

Plenary speaker, The Eucharist: A Gift for Mission conference, Notre Dame Center for Pastoral Liturgy, University of Notre Dame, June 20, 2005

“Religion, Violence, and the State,” plenary address, Faith’s Public Role Conference, University of Cambridge, England, April 7, 2005

“Religious Violence and Secular Justice?: Questioning Justifications for the War on Terror,” 9th Annual Religion and the Humanities Conference, Center for the Study of Ethics, Utah Valley State College, Orem, UT, October 21, 2004

“Who Would Jesus Bomb?: Christ’s Peace in a Violent World,” First Annual Clarence and Janet Cunningham Lecture, Oklahoma State University, Stillwater, OK, October 10, 2004

 “A Matter of Life and Death,” St. Olaf College, Northfield, MN, The Ten Commandments Conference, Center for Catholic and Evangelical Theology, June 16, 2003

“The Church in a Disney World: Gaudium et Spes and the ‘Free’ Market,” University of Dayton, OH, April 8, 2003

"God is Not Religious," North Park University, Chicago, IL, February 24, 2003

"The Myth of Religious Violence," Iowa State University, Ames, IA, October 28, 2002

"Violence, Religion, and the Nation-State," Duke University Divinity School, Durham, NC, September 24, 2002

"Academic Freedom in an Ecclesially-Based University," The Ecclesially-Based University in a Liberal-Democratic Society conference, Point Loma Nazarene University, San Diego, CA, March 7, 2002

"Does Religion Cause Violence?: Questioning the Myth of Religious Wars," Kellogg Institute Lecture Series, University of Notre Dame, IN, October 16, 2001

"Globalization and the Concrete Universal," DeSales University, Allentown, PA, Balthasar and the Evangelization of Culture Conference, April 28, 2001

"Ecclesiology and Toleration," Baylor University, Waco, TX, Christianity and Toleration Symposium, April 9, 2001

"Sacrifice and the Rise of the Modern State," Duke University, Dept. of English, Durham, NC, April 12, 2000

"Eucharist and Martyrdom: Romero's Challenge to First-World Christians," Yale University, New Haven, CT, March 24, 2000

"Participation in the Trinity in Aquinas and Luther," Seventh Annual Aquinas/Luther Conference, Lenoir-Rhyne College, Hickory, NC, November 8, 1999

"Rethinking Church Responses to Human Rights Abuses," Human Rights Roundtable, University of Notre Dame Law School, Notre Dame, IN, September 20, 1999

"Torture and the Church in Chile: Politics, Theology, and State Terror," DePaul University, Chicago, IL, Department of Political Science, Feb. 15, 1999

"Damned for the Greater Glory of God?," Loyola College of Maryland, Baltimore, November 9, 1998

"Can a Village be Global?: Eucharist, Catholicity, and Globalization," Catholicism and Catholicity: Eucharistic Communities in Historical and Contemporary Perspective conference, Duke University, Durham, NC, April 17-19, 1998

"Torture as Social Strategy," Center for Victims of Torture, Minneapolis, MN, October 11, 1996

"Torture and its Impact on Theology: The Catholic Church in Pinochet's Chile," Pace University, White Plains, NY, Dept. of Philosophy and Religion, April 30, 1994

"Christian Economics and Capitalist Theology," Ball State University, Muncie, IN, January 21, 1994

 

Academic Conference Papers and Responses:

“Eucharist and Politeia,” New Beginnings conference, Granada, Spain, Sept. 10, 2005

Respondent, session on my book Theopolitical Imagination, Christian Ethics and the Enlightenment Group, Society of Christian Ethics Annual Meeting, Miami, January 8, 2005

Panelist, “The Ecclesiological Influence of Latin American Theologies in North America,” Christian Systematic Theology Group and Roman Catholic Studies Group, American Academy of Religion Annual Meeting, San Antonio, November 22, 2004

“’Already a Defeat for You’: The Clergy Sexual Abuse Scandal, the Eucharist, and the War,” Catholic Theological Society of America Annual Meeting, Washington, DC, June 12, 2004

Respondent, "Carnal Israel and Eucharistic Theology: A New Encounter?," Study of Judaism Section and Comparative Studies in Religion Section, American Academy of Religion Annual Meeting, Denver, November 20, 2001

"How Public is 'Public Theology'? Some Problems with Civil Society," Society of Christian Ethics Annual Meeting, Chicago, January 6, 2001

"Augustine and Disney on Coercion," Ethics Section, American Academy of Religion Annual Meeting, Orlando, November 21, 1998

"Dorothy Day and the Mystical Body of Christ in the Second World War," Dorothy Day and the Catholic Worker Conference, Marquette University, October 11, 1997

"Reconsidering Excommunication: Some Case Studies from Latin America," Society of Christian Ethics Annual Meeting, Cincinnati, January 10, 1997

"`They Have Tortured All of us Equally:' Torture as an Ecclesiological Problem," American Academy of Religion Annual Meeting, Chicago, November 22, 1994

"The Wars of Religion and the Fiction of Pluralism," American Academy of Religion Annual Meeting, Washington, D.C., November 21, 1993

 

Other Invited Talks:

 

“Keeping the Commandments in the Face of Empire,” plenary address, Ekklesia Project Annual Meeting, Chicago, July 18, 2005

“Is Patriotism a Virtue?,” Stillwater Catholic Worker Community, Stillwater, MN, Dec. 10, 2004

“Being Christian in America,” Olivet Congregational Church, St. Paul, MN, April 14 & 21, 2004

“In the Footsteps of Dorothy Day and Thomas Merton,” presentation and panel discussion, St. Matthew’s Catholic Church, St. Paul, MN, March 28, 2004

“Beyond Tourism: On ‘Intervening’ in Latin America,” St. Thomas Becket Catholic Church, Eagan, MN, Jan. 26, 2004

The Nature of the Church,” St. Mark’s Catholic Church, St. Paul, MN, Sept. 6, 2003

 

"Monastic Life and the Eucharist," series of five talks, Assumption Abbey, Ava, MO, Jan. 30-Feb. 2, 2003

"What Kind of Friend are You? Sorting Through the Claims on Christian Allegiance," Ekklesia Project Annual Meeting, Chicago, June 14, 2002

"Torture and Eucharist," Seabury-Western Seminary, Evanston, IL, Nov. 27, 2001

"After September 11: Christian and Muslim Holy Wars," panel discussion, University of Notre Dame, September 20, 2001

"The Vocation of Non-Violence and the Works of Mercy," St. Mary's Church, Stillwater, MN, April 15, 1999

"Economics as Religion," St. Paul's On the Hill Episcopal Church, St. Paul, MN, October 25, 1998

"Shusaku Endo's Silence," Ex Libris Lecture, University of St. Thomas, May 8, 1997

"Jesus Christ: Yesterday, Today, and Forever," Diocese of Superior, Cumberland, WI, January 25, 1997

"The Rise of the Corporation," United Methodist Northeast District Seminar, Duke Divinity School, February 1, 1994

 

Membership in Professional Societies:

 

American Academy of Religion

Society of Christian Ethics

Catholic Theological Society of America

 

Other Professional Activities:

 

Director, Seminar in Christian Scholarship “Liturgy and Politics,” Calvin College, Grand Rapids, MI, July 1-28, 2006

Member, Editorial Council, Theology Today, 2005-

Participant, Catholic Common Ground Initiative, Ninth Cardinal Bernardin Conference, Arlington, VA, March 4-6, 2005

Member, Ph.D. dissertation committee for Gabriel Santos, Dept. of Sociology, University of Delaware

Associate Editor, Pro Ecclesia: A Journal of Catholic and Evangelical Theology, 1996-

Member, Group Research Project on the Common Good, Center of Theological Inquiry, Princeton, NJ, 2000-03

Member, Editorial Advisory Board, Brazos Press, 1999-

Member, Group Research Project on Theological Anthropology, Center of Theological Inquiry, Princeton, NJ, 2000

 

 

Courses Taught:

 

Graduate teaching:

Saint Paul Seminary School of Divinity:

            Theology of the Church, DT502

 

Undergraduate teaching:

Associate Professor, University of St. Thomas:

            The Christian Theological Tradition, THEO 101

            Christian Belief Today, THEO200

            Theology and Politics, THEO363/LAW892

            The Church in Latin America, THEO/CATH326

            Christianity and Consumer Culture, THEO386/CATH397

            The Church, THEO 358

            The Catholic Worker Movement, THEO/CATH327

           

Instructor, Duke University:

            The Roman Catholic Tradition, Department of Religion

            Religion and Social Change in Honduras (half-credit course)

            Intermediate Spanish, Continuing Education

 

University Service:

 

Member, Competitive Scholarships Committee, 2004-

Member, Hispanic Ministry Certificate Planning Committee, 2004

Director, Latino Leadership Scholarships, 2002-

Coordinator, postgraduate scholarship information sessions, 1997-2001, 2003-4

Member, Grievance Committee, 1999-2003

Freshman advisor, 1996-

Advisor for Rhodes and Marshall Scholarships, 1996-

Campus coordinator, Alliance for Catholic Education, 1996-2001

 

Theology Department Service:

 

Member, Tenure Committee, 2002-

Member, Speakers Committee, 2002-

Member, Hiring Committee, 2002-

Member, Library Committee, 1996-

Mentor for new faculty, 1999-2001, 2003-4

Speaker, “Theology on Tap,” Oct. 6, 2004

Judge, Theology Essay Contest, 2000-01

Presenter, THEO101 Workshop, 1997-2004

Coordinator, Theta Alpha Kappa Honor Society, 1996-2003

 

 

Other University and Departmental Activities:

 

Director, Lilly internships on Hispanic ministry, 2004

Presenter, panel discussion on the Church’s response to immigration, St. Paul Seminary, February 22, 2002

Presenter, faculty discussion of my book Torture and Eucharist, St. Paul Seminary School of Divinity, March 29, 2000

Participant, Undergraduate Admissions Publications Interviews, September 15, 1999

Participant, Focus Group on Service Learning, April 22, 1999

Participant, Enhanced Lecture Workshop, January 11, 1999

Presenter, VIA/Vision Leader training, December 3, 1998

Director, independent study on U.S. Hispanic Catholics by Cory Rohlfing, Spring 1997

Participant, Summer Seminar on Cooperative Learning, June, 1996

Participant, Theology and Social Science Discussion Group, 1995-96

Participant, discussion on Ex Corde Ecclesiae with faculty and administrators, October 11, 1995

Participant, Student Affairs dialogue on diversity, October 9, 1995

Moderator, concurrent session, John A. Ryan Conference, Sept. 14-17, 1995

 

 

Other Work Experience:

 

Research Fellow: Center for Civil and Human Rights, Notre Dame Law School, University of             Notre Dame, Indiana, January-July 1990.

                        - Developed a computer data base for researching human rights abuses using the microfilmed archives of the Vicariate of Solidarity, Santiago, Chile.

Coordinator: Building Together cooperative housing project, Santiago, Chile, July 1988-December     1989.

                        - Member of the board of directors of neighborhood cooperative house-building project; coordinated community formation, work projects, purchase of materials.

Teacher, full-time: St. Mary's High School, Colorado Springs, Colorado, August 1984-June 1985.

                        - Taught religion to high school freshmen and sophomores.

 

 

Church and Community Activities:

 

Member, small church community, St. Mark’s Catholic Church, St. Paul, 2003-

Prayers of the Faithful committee, St. Mark’s Catholic Church, St. Paul, 2003-

Board member and volunteer, Casa Guadalupana drop-in center, St. Paul, 1997-

Volunteer, Center for Victims of Torture, Minneapolis, 1996-8

Volunteer translator, Saint Mary's Health Clinics, St. Paul, 1996-2000

Leader, Duke-Honduras Project, 1991-5

Member, base Christian community, San Roque parish, Santiago, Chile, October 1987-December 1989

Member, Religious Task Force against Impunity, Santiago, Chile, 1989

Tutor, Hogar Santa Cruz children's home, Santiago, Chile, October 1987-December 1989

Team member, St. Edmund's College rowing team, Cambridge University, 1985-7

Member, Footlights Comedy Troupe, Cambridge University, 1986-7

 


Annexe H

‘Liturgie conciliaire – Texte de conférence au colloque Christifideles de 1999’, ‘La musique de l’âme – Introduction à l’œuvre du luthérien Jean Brun’ Catherine Pickstock (Catholica N°65 – automne 1999)

 


Annexe I

‘Restore the sacred’ – Entretien de Robert Moynihan avec le cardinal Ratzinger (Inside the Vatican – Septembre 1995)

 

http://www.ewtn.com/library/LITURGY/RESTSACR.TXT

 

RESTORE THE SACRED 

 

"<Omnia autem probate, quod bonum est tenete>" ("But test everything; hold fast what 

is good"). St. Paul, <1 Thessalonians> 5:21 

 

 "Holy things must be treated in a holy way and this sacrifice is the most holy of all things. And so, that this sacrifice might be worthily and reverently offered and received, the Catholic Church many centuries ago instituted the sacred Canon. It is free from all error and contains nothing that does not savour of holiness and piety and contains nothing that does not raise to God the minds of those who offer the Sacrifice. For it is made up from the words of Our Lord, from apostolic traditions, and from devout instructions of the holy pontiffs." Council of Trent, On the Sacrifice of the Mass

 

By Robert Moynihan 

 

On July 4, 1995, shortly before 10 in the morning, I entered the Palace of the Holy Office in Vatican City for an appointment with the chief doctrinal officer in the Roman Catholic Church, Cardinal Joseph Ratzinger. 

 

In recent years, it has been my privilege to meet with the Cardinal Prefect of the Congregation for the Doctrine of the Faith on a number of occasions, and I have been able to pose questions freely to him. The transcripts of the conversations will be collected into a book for publication in the near future. Part of our July conversation seemed so important, however, that it seemed wrong to delay sharing it with the readers of this journal.

 

The subject: the liturgy. 

 

It will come as no surprise to <Inside the Vatican >readers to learn that Ratzinger is deeply concerned about the current state of the liturgy of the Roman rite. The liturgy is the communal prayer of the People of God and the indispensable basis for the community's faith; indeed, it determines that faith, according to the saying "<lex 

orandi, lex credendi>" ("the law of prayer is the law of belief"). 

 

Thus, the state of the  liturgy naturally concerns one who, like Ratzinger, has the task of  overseeing  "right belief," that is, orthodoxy.

 

In fact, Ratzinger has repeatedly declared his grave concern over the state of Roman Catholic liturgical practice - for example, the sharp declines in Mass attendance in comparison with a generation ago - and his hope that the problems will be addressed someday by "a reform of the reform."  

 

Ratzinger's position is not at all that the Second Vatican Council was a mistake or itself the cause of subsequent liturgical abuses and scandals, but that the Second Vatican Council has been, in substantial ways, betrayed.  

 

Ratzinger argues that many key aims of the Council have never been met, despite three decades of a "reform" process intended to make those aims a reality.

 

"The Popes and the Council Fathers looked forward to a new Catholic unity and instead ran into a type of dissent that - to use the words of  Paul VI  - seemed to pass from self-criticism to self-destruction," Ratzinger said more than a decade ago.  

 

But this self-destruction was not the fault of the Council, according to Ratzinger. 

 

"In its official statements, in its authentic documents, Vatican II cannot be held responsible for this evolution which, on the contrary, radically contradicts both the letter and the spirit of the Council Fathers," Ratzinger told the  Italian Catholic journalist  Vittorio Messori  in 1984.  

 

For Ratzinger, then, there is no question of rejecting Vatican II.  

 

Rather, there is a need to return to <the authentic teaching of Vatican II>, and to conform modern aspects of Church life to that authentic teaching, not to alleged "developments" of that teaching in the years since.  

 

And this is precisely what Ratzinger would like to do. Especially with regard to the liturgy. 

 

<Inside the Vatican >can now reveal that Ratzinger  is preparing a theological treatise on the Church's liturgy to express these ideas in a systematic way. We do not know when the treatise will be ready for publication, but the project began during Ratzinger's vacation this summer, which he prolonged precisely to enable him to focus on this 

question. 

 

*The Renaissance courtyard, half-filled with parked cars, echoed with the chatter of the water falling in the fountain at the courtyard's center. 

 

 I walked up a flight of stairs to the second floor. A doorman showed me into Ratzinger's waiting room.  

 

On the walls, in addition to portraits of  Pius XI  and Ratzinger himself, were black and white photographs, one depicting the proclamation of the Dogma of the Assumption by  Pius XII  in 1950, another depicting the coronation of  Paul VI  by Cardinal  Alfredo Ottaviani  in 1963.  

 

After a minute or two, Ratzinger himself opened the door and invited me into his private audience room. As I opened my briefcase to take out the notes I had prepared, a sheet of paper fluttered to the floor. Ratzinger leaned over immediately to pick it up and hand it back to me. 

 

In the course of our conversation (we spoke in Italian), the subject of the liturgy arose.  

 

Ratzinger said he had been much impressed by an article sent to him recently for his review. The article called for a "new liturgical movement" to "reform the reform" of the Second Vatican Council. 

 

"The article sets forth, let us say, the failure of the liturgical reform on the basis of quite striking statistics," Ratzinger said. The statistics he was referring to are those that show a great decline in Sunday and weekday Mass attendance among Catholics since the early 1960s, especially in the Western world. 

 

"But the author argues that a simple return to the Old Mass, as proposed by the Fraternity of St. Peter and others, is not the solution to the problem," Ratzinger continued. "He says we must, finally, carry out the liturgical reform as it was desired  precisely by the Council. Because, he argues, the liturgical reform carried out by the post-conciliar <Consilium >[the special commission on the liturgy set up by  Paul VI  to implement the liturgical reform] does not correspond to the Council's <Constitution on the Liturgy>. 

 

"Then he explains what a liturgical reform would look like if developed simply along the lines of the conciliar text. His ideas are very interesting, and very precise.  

 

"And he argues that this could, potentially, bring about peace between the liberal and conservative currents in the Church which are growing ever more widely separated. Because <this would be the Council>, in its authenticity, and, on the other hand, <would be in continuity with the liturgical tradition >and not a break with that  

tradition in the way that the reform of the Consilium, instead, became a break. 

 

"It is a project that merits further study, I would say..." 

 

As I took my leave, I asked the cardinal how long he would be away for his summer vacation. 

 

"This vacation will be an especially long one. I have to prepare a number of talks, but what I really have in mind to write is something on the theology of the liturgy..." 

 

The post-conciliar liturgical reform is one of the most emotional issues in the present life of the Church because it lies at the crossroads of the Church's response to modernity.  

 

The Second Vatican Council can be seen as the Church's great effort to respond to the challenges and opportunities of modernity, and the post-conciliar liturgical reform as  the problematic attempt to "root" that reform in the life of the Church. 

 

The world had evolved with tremendous rapidity in the four centuries between Trent (1545-1562) and the convocation of Vatican II (1962), and with even greater rapidity in the 90 years between Vatican I (1870) and Vatican II (1962-65). Marxism, Darwinism, Freudianism, Nazism and other "isms" had arisen in a world transformed by scientific breakthroughs and technological advances.   Democracy had begun to spread worldwide; the British Empire had disintegrated; the formerly colonized nations of  Africa and Asia had begun to achieve independence.  

 

Amid these dizzying changes, the Church decided to "democratize," "horizontalize," "demythologize," "historicize," diminish the distinction between priest and people, eliminate potential barriers to ecumenism, expel any shadows of "superstition." As a central part of this process, she decided to reform what was perhaps her greatest glory: 

the Latin liturgy. The renewed liturgy would help the Church confront and engage modernity. 

 

But the result was not what anyone anticipated.  

 

As theologian  Dietrich von Hildebrand  put it some years ago: "The new liturgy is without splendor, flattened and undifferentiated. It no longer draws us into the true experience of the liturgical year; we are deprived of this experience through the catastrophic elimination of the hierarchy of feasts, octaves, many great feasts of saints... 

Truly, if one of the devils in  C.S. Lewis ' <The Screwtape Letters >had been entrusted with the ruin of the liturgy, he could not have done it better."

 

 Likewise, Father  Michael Napier , a British Oratorian, expressed the feelings of many Catholics when he asked some years ago: "What has gone wrong in the Church's public worship, that instead of being a source of joy and constant renewal it has become for many only bitterness and wormwood, so that their spiritual lives have been crippled, and many alienated from the Church?"  

 

High-ranking members of the hierarchy have shared these feelings.

 

As British Cardinal  John Heenan once  put it: "When on 7 December 1962, the bishops voted overwhelmingly (1,922 against 11) in favor of the first chapter of the <Constitution on the Liturgy >they did not realize that they were initiating a process which after the Council would cause confusion and bitterness throughout the Church." 

 

The American Professor  James Hitchcock  of St. Louis, in his book <The Recovery of the Sacred >(1974), saw the liturgical changes as an importance cause of an overall breakdown in Catholic identity.  

 

"The fragmentation  and manipulation of sacred symbolism," Hitchcock wrote, "conveyed in the most dramatic and effective way possible that the community of the Church was also fragmented, probably beyond repair... The casual discarding of traditional symbols, often with the implication that there was something ridiculous or unsavory about them, symbolized effectively a Church dying piece by piece." 

 

"A Church dying piece by piece." Such was the premonition of one of the most maligned Church leaders of this century: Cardinal Ottaviani, the aging lion whom the liberals at the Second Vatican Council thought of, rightly, as their chief obstacle and enemy. 

 

For those who have studied the background of the liturgical reform, Cardinal Ottaviani's opposition to the new Mass is well known.  

 

But to many readers it may come as a surprise to learn how intense was Ottaviani's opposition.  

 

Then the powerful Prefect of the Holy Office (thus Ratzinger's predecessor as the Church's highest doctrinal official), Ottaviani had such grave reservations about the proposed changes in the Mass that he sent a letter to Paul VI asking him to reconsider setting aside the old rite (see box). 

 

The critics of the liturgical reform continue to see much of the enterprise as marked by a spirit foreign to the old liturgy, a spirit more Protestant and humanist than Roman Catholic. 

 

But Ratzinger remains hopeful.  

 

" I am still certain that the Lord prevails and that the Church survives, not only survives, but  lives with strength through all of these crises," Ratzinger said. "I am optimistic, because I am one who has the hope of the faith. But whether in a part of the world - for example, in Europe - these crises can still grow more severe, I do not know." 

 

In upcoming issues, <Inside the Vatican >will provide a series of reports on the ongoing liturgical reform.

 

RETURN TO THE ESSENTIAL

 

EXCERPTS FROM OUR JULY 4 INTERVIEW WITH CARDINAL RATZINGER:

 

"We must now return to the central reality. All these ecclesiological struggles, struggles that are ongoing and obscure the face of the Church - celibacy, election of bishops, participation of the laity in all decisions - all these power struggles make me think of the discussions among the apostles about who would be the first among them. Let us 

now hear the response of the Lord, who says to us, 'What are you doing? It does not matter who is the first, who is second, who is last. What matters is God.' Therefore, it seems to me that the centrality of God must be clearly affirmed. We must speak of essential things: Who is God? What does God do? Is he present in the world? Who is 

Christ? What is eternal life?

 

"The problems of Christianity today are found not only in the Catholic Church, but even more acutely in the Protestant Churches as well. Therefore, the true crisis cannot stem from celibacy or something similar, it must stem from something else. It is precisely this: the crisis is a crisis of the sense of God.

 

"In my presentation of the Catechism [December, 1992], I said the true problem of the empty churches - of the emptied churches - is the deism of Christians, the view that 'Maybe there is a Supreme Being, but that has nothing to do with our daily lives.' 

 

"If people believe this, the Church dies, and all that she does with her. And so, it seems to me, this centrality of God brings us back to the great proclamation of Christ, to the two concepts: 'Repent' and 'the Kingdom of God.' Conversion, and God."

 

THE LETTER OF CARDINALS OTTAVIANI AND BACCI TO POPE PAUL VI 

 

<The following letter was meant to be signed by about 15 cardinals, but was published before others besides Ottaviani and Bacci had signed.>

 

Most Holy Father,

 

Having examined, and presented for the scrutiny of others, the <Novus Ordo Missae> prepared by the experts of the <Consilium ad exsequendam Constitutionem de Sacra Liturgia>, and after lengthy reflection and prayer, we feel it to be our duty in the sight of God and towards Your Holiness to put forward the following considerations:

 

1) The accompanying critical study is the work of a group of theologians, liturgists, and pastors of souls. Brief though it is, it sufficiently demonstrates that the Novus Ordo Missae - considering the new elements, susceptible of widely differing evaluations, which appear to be implied or taken for granted - represents, as a whole and in detail, a 

striking departure from the Catholic theology of the Holy Mass as it was formulated in Session XXII of the Council of Trent, which, by fixing definitively the "canons of the rite, erected an insurmountable barrier against any heresy which might attack the integrity of the Mystery.

 

2) The pastoral reasons adduced in support of such a grave break - even if they could stand up in the face of doctrinal reasons - do not appear sufficient. The innovations in the <Novus Ordo Missae>, and on the other hand the things of eternal value relegated to an inferior or different place (if indeed they are still to be found at all), could well turn into a certainty the suspicion, already prevalent, alas, in many circles, that truths which have always been believed by Christians can be altered or silenced without infidelity to that sacred deposit of doctrine to which the Catholic faith is bound forever.

Recent reforms have amply shown that fresh changes in the liturgy could not but lead to utter bewilderment on the part of the faithful, who are already giving signs of restiveness and of an indubitable lessening of faith. Amongst the best of the clergy, the practical result is an agonizing crisis of conscience of which numberless instances come to our notice daily.

 

3) We are certain that these considerations, which spring from the living voice of shepherds and flock, cannot but find an echo in the paternal heart of Your Holiness, always so profoundly solicitous for the spiritual needs of the children of the Church. 

The subjects for whose benefit a law is passed have always had - more than the right - the duty, if it should instead prove harmful, of asking the legislator with filial trust for its abrogation.

 

Therefore we most earnestly beseech Your Holiness not to deprive us - at a time of such painful divisions and ever-increasing perils for the purity of the Faith and the unity of the Church, daily and sorrowfully echoed in the voice of our common Father - of the possibility of continuing to have recourse to the fruitful integrity of that Missale 

Romanum of St. Pius V, so highly praised by Your Holiness and so deeply venerated and loved by the whole Catholic world.

 

 Feast of St. Pius X (September 3, 1969) 

 

WHAT VATICAN II SAID 

 

(Excerpts from the Second Vatican Council's Constitution on the Sacred Liturgy  <Sacrosanctum Concilium>,  promulgated December 4,1963. It was no accident that this was the first document approved at Vatican II. Pope Paul VI said, "The liturgy was the first subject to be examined and the first too, in a sense, in intrinsic worth and in 

importance for the life of the Church.")   

21. "In order that the Christian people may more securely derive an abundance of graces from the sacred liturgy, Holy Mother Church desires to undertake with great care a general restoration of the liturgy itself. For the liturgy is made up of unchangeable elements divinely instituted, and elements subject to change... In this restoration, both texts and rites should be drawn up so that they express more clearly the holy things which they signify..." 

 

23. "That sound tradition may be retained, and yet the way be open for legitimate progress, a careful investigation is always to be made into each part of the liturgy which is to be revised... There must be no innovations unless the good of the Church genuinely and certainly requires them; and care must be taken that any new forms adopted should in some way grow organically from forms already existing..." 

 

36. (Par. 1) "Particular law remaining in force, the use of the Latin language is to be preserved in the Latin rites. (Par. 2) But since the use of the mother tongue... may frequently be of great advantage to the people, the limits of its employment may be extended..." 

 

50. "The rite of the Mass is to be revised in such a way that the intrinsic nature and purpose of its several parts, as also the connection between them, can be more clearly manifested..." 

 

51. "The treasures of the Bible are to be opened up more lavishly, so that richer fare may be provided for the faithful at the table of God's word. In this way a more representative portion of the Holy Scriptures will be read to the people over a set cycle of years." 

 

114. "The treasure of sacred music is to be preserved and fostered with very great care..." 

 

                                                                                     *******************************

This article was taken from the August/September 1995 issue of "Inside the Vatican."    

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Annexe J

‘Editeur catholique à Genève : pour une culture eucharistique’ – Entretien de Grégory Solari avec l’abbé Bruno Le Pivain (Kephas – Février 2004)

 

http://www.revue-kephas.org/04/2/Solari123-132.html

Éditeur catholique à Genève :
pour une culture eucharistique

Un entretien de Grégory Solari *

Éditeur : « Ce n'est pas un métier difficile, c'est un métier impossible ! », avance Grégory Solari, au moment d'entamer sa deuxième décade dans la profession à la tête des éditions Ad solem,1 en plein cœur de Genève... et au cœur de l'Église, par choix délibéré. Mais n'est-ce d'ailleurs qu'un métier, quand il s'agit d'édition catholique ? Ou encore : devient-il possible grâce à l'apport des stratégies commerciales et aux subtilités de la loi du marché ou plutôt parce que Ad solem garde le souci premier d'une « exigence requise par le langage lui-même, qui a son origine dans le Verbe de Dieu, dans Jésus-Christ lui-même » ? En optant pour la deuxième solution, le métier n'est pas plus facile, sans doute. Mais il devient un art où l'efficacité est d'abord celle de la grâce. La ligne éditoriale devient alors elle-même une « quête eucharistique » où la rencontre de la foi et de la culture se fait jubilatoire.

Avec l'abbé Bruno le Pivain

Kephas

Grégory Solari, voici maintenant dix ans que vous avez fondé la maison d'édition Ad Solem... Un éditeur catholique en plein centre de Genève, cela a-t-il un sens ?

Grégory Solari

Certes, un éditeur catholique est plus dans son milieu à Paris ou à Angers. Mais vous connaissez le mot de Talleyrand au Congrès de Vienne : « Il y a cinq parties du monde : l'Europe, l'Asie, l'Amérique, l'Afrique... et Genève ! ». Cela dit, oui, cela a un sens, et je crois qu'Ad Solem ne pouvait pas naître ailleurs qu'à Genève. L'éditeur est d'abord un homme du livre, de l'objet livre. Or Genève est éminemment une ville du livre. La Réforme, en faisant de la Bible le moyen par excellence de la rencontre de l'homme avec Dieu, a contribué à forger une sensibilité particulière pour le livre, sa forme, sa typographie etc.

Cela ne veut pas dire que cette sensibilité n'existait pas auparavant, mais la Réforme, en revendiquant pour elle le Livre, a contraint l'Église à mettre l'accent principalement sur la Tradition; l'Écriture Sainte est progressivement passée au second plan. Culturellement, cela s'est traduit par un rapport différent au livre chez le catholique et le protestant, qui perdure encore aujourd'hui, ne serait-ce que sous la forme d'une ambiance, là où l'attachement ecclésial a disparu. Cette ambiance, ou cette rémanence culturelle, est sans doute, je m'en rends compte aujourd'hui, ce qui différencie Ad Solem d'autres maisons d'édition catholiques.

Kephas

Dix ans d'expérience dans le monde de l'édition, et particulièrement de l'édition catholique, l'enthousiasme s'y réchauffe-t-il, la flamme est-elle intacte... En fait, est-ce un métier difficile ?

Grégory Solari

Ce n'est pas un métier difficile, c'est un métier impossible ! Lorsque je suis « entré en édition », je m'attendais à rencontrer des éditeurs, à parler de livres, de leur fond, bref à rencontrer des hommes pour qui le livre était un objet de culture. Et je suis tombé sur les « commerciaux », qui ont envahi la profession à mesure que celle-ci s'alignait sur la loi du marché. Calculettes, pourcentages et taux de retour : en trois mots vous avez toute la problématique du métier de l'édition, religieuse ou non, aujourd'hui. À l'origine, l'éditeur était aussi libraire. Il disposait de son point de vente où l'on savait trouver ses livres. Avec l'apparition de l'édition de masse, dans le premier quart du XXe siècle, est apparu aussi ce que l'on appelle le « diffuseur », qui représente l'éditeur auprès des libraires. Or quel est l'intérêt du diffuseur ? Évangéliser la société par le livre ? Autrefois peut-être, mais aujourd'hui, son souci principal est de vendre des livres, beaucoup de livres, et n'importe quel livre. D'objet de culture, le livre, y compris le livre religieux, est devenu un produit de consommation, qui doit par conséquent épouser les modes du jour pour assurer un revenu rapide dans un minimum de temps. D'où cette course à l'actualité dans l'édition religieuse : béatification, canonisation, interviews de tel ou tel prélat ou figure « médiatique » de l'Église. Comment, autrement, défendre la valeur commerciale d'un domaine qui échappe par son essence à l'emprise des valeurs du monde ? L'édition religieuse s'est vendue à Mammon. Cela ne peut pas durer, car l'on ne peut pas servir deux maîtres. Il faudra bientôt, et même très vite, remettre en question des structures inadaptées à notre métier. C'est d'ailleurs un phénomène général, perceptible ici et là, qui oblige le catholique à repenser sa place dans une Cité qui ne veut plus de lui.

Kephas

Lors d'une récente conférence sur « Édition et liturgie »,2 vous analysiez la place du signe dans la liturgie pour appliquer cette notion au livre. Un livre, n'est-ce pas un moyen de transmission de connaissances comme un autre, ou est-ce encore autre chose ?

Grégory Solari

Au cœur de la liturgie, c'est-à-dire là où le chrétien va faire l'expérience de la plus grande proximité possible avec son Dieu, se trouvent deux livres : le missel et l'évangéliaire, que le prêtre doit lire, doit dire pour permettre cette rencontre. Sans ces livres, il n'y aurait pas de messe, pas de communion possible. Ce qui est vrai du missel est vrai aussi, mutatis mutandis, de tout livre. Les mots que vous lisez entrent en vous et vous permettent, à votre tour, d'entrer en communion avec l'auteur. « Ce n'est pas toi qui me changes en toi, c'est moi qui te change en moi », disait saint Augustin de la communion eucharistique.

Il en va de même pour la lecture. L'on ne ressort jamais le même de la lecture d'un livre. Là est la responsabilité de l'éditeur. Lorsque je décide de la publication d'un livre, mon souci est toujours de me demander si ce livre rapprochera le lecteur du Christ, si à travers ce chemin de mots, il touchera le Verbe. Ce n'est pas un « pieux souci », c'est à mon sens une exigence requise par le langage lui-même, qui a son origine dans le Verbe de Dieu, dans Jésus-Christ. Le livre est-il le seul moyen de faire cette rencontre ? Vous vous souvenez sans doute du vertige provoqué par le développement fulgurant d'Internet. L'on prédisait alors — c'était il y a dix ans — que le livre n'avait plus d'avenir, qu'il fallait miser désormais sur le support électronique, sur le « net », sur les « e-book » etc. Aujourd'hui, après dix ans de vertige et beaucoup de chutes, les sociologues constatent que, non, malgré tous les raffinements de la technique, l'on ne lit pas de textes sur un écran informatique. Le réflexe « page » fonctionne toujours dans une jeunesse pourtant bien moins habituée au livre que les générations précédentes.

C'est pourquoi, après ce détour, ceux qui travaillent aujourd'hui à l'élaboration de l'encre électronique (en bref : une page composée de milliers de fibres électroniques capable de stocker l'équivalent de l'Encyclopedia universalis) ne conçoivent pas ce nouveau support de l'écrit autrement que sous la forme d'un livre.

Kephas

Un livre, c'est aussi un objet et visiblement, vous tenez à ce que cet objet soit beau. Ce n'est d'ailleurs pas par hasard, nonobstant l'amitié et la communauté de vues, que Kephas vous a confié la conception de sa maquette. Pourquoi ce souci esthétique ? Vérité ou frivolité?

Grégory Solari

Mais les livres ont toujours été beaux ! C'est l'édition de masse qui a contribué à enlaidir un objet qui, de soi, est beau. Regardez la bibliophilie : les collectionneurs achètent-ils toujours des éditions rares, hors commerce, tirées à 100 exemplaires ? Nullement. Il s'agit de livres anciens, certes, mais qui étaient alors des livres courants, que l'on trouvait en librairie. C'est d'ailleurs le XXe siècle qui a engendré la bibliophilie, précisément parce que les canons de fabrication du livre n'ont plus été respectés.

Ces canons n'ont rien à voir avec l'esthétique telle qu'on l'entend aujourd'hui. Ils relèvent d'une tradition typographique qui remonte très loin, au Moyen Âge déjà, et qui a été fixée au XVe siècle, au moment de l'apparition de l'imprimerie. « C'est avec l'aide du Très-Haut que fut terminé le Catholicon, ce livre admirable, l'an de l'incarnation du Sauveur 1460, dans la mère patrie Mayence, insigne ville de l'Allemagne. Ce livre fut parfait sans le secours ordinaire de la plume ou du calame, mais par l'admirable enchaînement de formes et de caractères, grâce aux rapports et l'harmonie admirable ». Mira patronarum formarum concordia, proportione et modulo. La formule du colophon de ce livre de Johannes Balbus, que l'on pense avoir été imprimé par Gutenberg lui-même, est l'un des plus anciens témoignages de l'existence de cette tradition typographique. « Enchaînement de formes et de caractères, rapports et harmonies » : un même souci habite l'architecte et le typographe : inscrire dans les réalités du microcosme les règles qui président à celles du macrocosme, de manière à ce que les différents plans de la réalité soient en rapport harmonique.

Le moyen de cette inscription, c'est ce que l'on appelle la divina proportio, la divine proportion, qui doit donner à chaque partie de l'ouvrage sa proportion juste par rapport au tout. Dans le livre, ce sera la détermination du volume du bloc de texte par rapport à la page, puis celle de la taille du caractère par rapport au bloc texte. S'ajoutera ensuite le choix du caractère selon le genre du livre (Écriture Sainte, bréviaire, poésie, roman, manuel etc.), mais ce dernier choix est plus arbitraire. La science typographique donne ainsi sa forme juste au livre, et cette forme, à son tour, permet au texte de rayonner, de donner tout son sens. Cette « convenance » entre le fond et la forme, nous essayons à notre tour de la rendre dans nos livres. Vérité, frivolité ? A vous de juger, mais la beauté n'est-elle pas « la splendeur de la vérité » ?

Kephas

Sur votre site internet, la présentation de votre maison commence par deux mots dont le rapprochement sonne comme un leitmotiv dans le discours de Jean-Paul II sur la nouvelle évangélisation : « Foi et culture ». Le Conseil Pontifical de la Culture vient d'ailleurs de publier une imposante anthologie de textes magistériels, de Léon XIII à Jean-Paul II, sur le sujet. Ces deux termes, écrivez-vous, « condensent votre ligne éditoriale ». Qu'est-ce à dire ?

Grégory Solari

Ouvrez un livre; qu'y trouvez-vous ? Des mots, des phrases, une langue. Le livre confronte immédiatement le lecteur au langage, qui est le biais par lequel la foi est transmise de génération en génération — « Fides ex auditu », écrit saint Paul. « La foi vient, jaillit, de l'audition ». Sans parole, et donc sans culture (le langage est éminemment une œuvre de culture), la foi ne pourrait pas être transmise. Cette irréductibilité de la culture n'est nulle part plus visible que dans l'acte de la consécration. Le Christ n'a pas consacré du blé, mais du pain, œuvre de l'homme; il n'a pas consacré du raisin, mais du vin, œuvre de l'homme. Et pour faire passer dans son corps et dans son sang les espèces de l'eucharistie, il n'a pas « parlé en langue », prononcé un soupir ou un cri — il a utilisé un langage humain. Dieu nous a créés seul, mais il ne peut pas nous sauver tout seul, il y faut notre coopération. Il la faut en raison de notre liberté, mais il la faut aussi parce que cette coopération à l'œuvre divine était inscrite dans l'homme dès sa création. En Eden, Adam devait cultiver le jardin.

Dans l'Église, nouvel Eden, il en va de même. C'est pourquoi, sans culture, la foi ne peut que glisser sans prendre véritablement racine. Et l'inverse est vrai aussi : sans foi, la culture ne peut que s'étioler, ou se refermer sur elle-même, se faisant signe sans plus renvoyer à aucun signifié (comme l'on voit aujourd'hui dans l'art contemporain), et obstruant par là le passage vers le seul Signe, le Verbe incarné. L'élaboration d'une théologie de la culture est la tâche urgente qui requiert l'Église aujourd'hui. Ad Solem essaie d'y contribuer, à la place qui est la sienne.

Kephas

Edith Stein — sainte Thérèse Bénédicte de la Croix — et le Cardinal Newman occupent visiblement une place de choix parmi vos titres. Est-ce de propos délibéré ?

Grégory Solari

Newman a vu avant tout le monde que la grande carence de la théologie catholique était précisément de ne pas prendre en considération cette dimension culturelle dans l'homme. « Man is emphatically self made » disait-il, « l'homme se fait poétiquement ». Plutôt que d'élever de grands édifices spéculatifs pour protéger l'Église, il croyait que la véritable réponse aux contestations qui se faisaient alors jour un peu partout (science, histoire etc.) était de donner aux fidèles une véritable éducation, dans des écoles libres, dans des universités fidèles à l'idéal médiéval de l'Alma Mater, de manière à ce qu'ils soient capables d'affronter un monde, écrivait-il, « que les chrétiens n'ont encore jamais connu ». L'on n'a pas écouté Newman, et tout a été emporté.

Le danger serait de répéter aujourd'hui les erreurs d'hier. William Ward, un ami « ultramontain » de Newman, voulait avoir chaque matin une nouvelle encyclique du Saint-Père avec son breakfast. Fidèle jusqu'au martyre intérieur envers le Siège de Pierre, Newman n'en différait pas moins de Ward sur ce point. Et aujourd'hui comme hier il nous avertirait que de se contenter de la lecture de Zenit tous les matins (œuvre admirable, mais vous me comprenez) ne suffit pas pour faire de vous un catholique.

Cette éducation, parce qu'elle vise à faire de l'homme un homme, puis un chrétien, implique une anthropologie. C'est ici qu'Edith Stein prend le relais de Newman. Personne n'a dégagé comme elle les fondements d'une pédagogie qui soit conforme aux implications anthropologiques de l'Incarnation. Et elle l'a fait en tant que philosophe, avec la rigueur acquise à l'école de Husserl — en tant que femme, avec l'exemple de sa mère juive en mémoire — en tant que religieuse, à l'école des maîtres qui la formèrent, sainte Thérèse d'Avila avant tout, mais aussi saint Thomas, saint Benoît, saint Augustin, englobant dans sa perspective toutes les dimensions de l'être humain — corps, âme et esprit. C'est une œuvre unique, sans équivalent dans sa totalité humaine et chrétienne. Edith Stein est sainte et patronne de l'Europe. Il est certain qu'elle sera un jour prochain Docteur de l'Église.

Kephas

Au-delà de Newman, on distingue aussi une « filière anglophile » très présente dans votre catalogue, aussi bien par le biais d'ouvrages sur l'œuvre de Tolkien que par l'attention portée au courant théologique anglo-saxon Radical Orthodoxy ou un écrivain comme David Jones. Ce courant a-t-il une histoire ?

Grégory Solari

Oui, la mienne ! Pardonnez-moi ce détour personnel, mais il n'y a pas d'autre raison. J'ai toujours pensé qu'il existait une « climatologie » ou une « géographie » de l'âme, c'est-à-dire que certains paysages, certaines régions, reflètent votre être propre, ou vous le révèlent. Pour moi, cette région « icônique », c'est depuis toujours l'Angleterre. Cela va faire sursauter vos lecteurs français. Comment, la perfide Albion plutôt que la douce France ! ? Oui, mais l'Albion qui n'est plus aussi perfide que ça, c'est la terre Blanche, ainsi qu'on l'appelait au Moyen Âge, la terre d'Arthur, de la civilisation de Northumbria, où, durant plusieurs siècles (entre le VIIe et le Xe) la culture antique héritée de Rome fut préservée et cultivée dans les monastères anglo-saxons, puis retransmise par des hommes comme Alcuin de York, que Charlemagne appela à sa cour pour créer à Aix-la-Chapelle le centre d'où partiraient les missionnaires qui allaient réévangéliser l'Europe par la foi et la culture.

Le schisme d'Henri VIII a certes contribué à doublement insulariser l'Angleterre. Celle-ci n'en est pas moins restée une « Chrétienté en miniature », qui, si elle a perdu sa communion ecclésiale avec Rome, a aussi échappé à d'autres maux, comme la Révolution française, qui a fait perdre à la France l'homogénéité de sa foi et de sa culture. Dans des hommes comme Newman, Tolkien, C.S. Lewis, G.K. Chesterton, Christopher Dawson, David Jones, ou encore les protagonistes du Mouvement Radical Orthodoxy emmené par John Milbank et Catherine Pickstock, nous retrouvons dans leur vie ou dans leur pensée cette unité de la foi et de la culture nécessaire pour mener à bien la nouvelle évangélisation.

Kephas

Vous publiez également beaucoup autour de la liturgie. On peut notamment signaler l'ouvrage du Père Aidan Nichols, Liturgie et modernité, la version française de L'esprit de la liturgie du Cardinal Ratzinger, qui fit grand bruit, et récemment encore ce livre du Père Gitton, Initiation à la liturgie romaine, mais aussi Pierre Gardeil et Olivier Thomas Venard, bien connus des lecteurs de Kephas. Est-ce exagérer que d'imaginer votre travail d'éditeur, mutatis mutandis, comme une « quête eucharistique », expression empruntée à l'ouvrage de Catherine Pickstock autour de saint Thomas d'Aquin et de l'eucharistie ?

Grégory Solari

Dixit et facta sunt ! Que la parole réalise ce qu'elle dit, que le mot fasse être devant le lecteur ce qu'il lit : c'est au fond le désir secret de tout éditeur, en tout cas le mien ! Dans le livre que vous citez, Catherine Pickstock montre admirablement comment le langage, et donc toute parole, participe des paroles de la consécration. Dans les paroles du Christ, le langage humain — et en lui toute la culture humaine — fusionne avec le Logos divin et nous rend « co-célébrants dans toutes les paroles que nous prononçons ».

À cet égard, Pierre Gardeil et Olivier-Thomas Venard ont une place à part dans notre catalogue. Chacun à leur manière, ils ont cherché à montrer la dimension « eucharistique » de la culture. Pierre Gardeil en visitant de grandes œuvres littéraires, théatrâles ou cinématographiques dans ses Quinze regards sur le corps livré et Mon livre de lectures. Olivier-Thomas Venard en dégageant la poétique de la théologie de saint Thomas d'Aquin, faisant en trois mouvements (qui correspondront à trois volets — littéraire, philosophique, théologique — de son livre) s'enrouler la prose de la Somme autour de l'axe diaphane de l'Adoro te devote. Voilà pour l'aspect « théorique », au sens de la theoria des Pères.

Mais l'eucharistie contemplée dans ses extraordinaires implications culturelles (voire politique dans le livre de William Cavanaugh, Eucharistie et Mondialisation) c'est aussi et avant tout celle qui est célébrée aujourd'hui dans la liturgie. Et là, force est de constater qu'il y a un écart, une dénivellation entre la praxis et la theoria. La ligne liturgique que vous mentionnez essaie de contribuer à la réduction de cet écart dans la pratique, sans opposer rite contre rite, bien qu'avec David Jones et tous les artistes, poètes, écrivains qui adressèrent une supplique au pape Paul VI dans le Times du 6 juin 1971, nous croyons que le maintien, ou la possibilité, de la célébration du rite dit « traditionnel » dans les grandes villes ou les grands sanctuaires de l'Église d'Occident est la seule manière pour l'Europe de ne pas perdre complètement sa mémoire, et donc la spécificité de sa culture. Là aussi j'espère qu'un jour ce que le cardinal Ratzinger, parmi d'autres, a dit soit fait...

Kephas

Vous éditez prochainement un ouvrage collectif sur la question si débattue aujourd'hui du Magistère de l'Église. Est-ce nouveau dans votre fonds ?

Grégory Solari

Dans un sens oui, car il s'agira du premier livre abordant directement une question d'« Église ». Et dans un autre sens non, car tous nos livres, d'une manière ou d'une autre, essaient de sentire cum ecclesiae. Pierre Gardeil, par exemple, a écrit un merveilleux dialogue sur les indulgences pour le Grand Jubilé de l'an 2000, et Pierre-Yves Fux, pour le Jubilé aussi, une évocation des quatre basiliques majeures de Rome, qui a été le guide de nombreux pèlerins. Vous le savez, puisque vous en êtes le maître d'œuvre, ce recueil d'essais sur le Magistère se veut une réponse au livre de Bernard Sesboué Le Magistère à l'épreuve .

Mais au-delà de cette réponse, le fait même de ce livre, ainsi que de celui du père Sesboué, soulève une autre question, rarement abordée, qui est celle de la position de l'édition catholique et de son statut par rapport au Magistère.

Il se publie beaucoup de livres dans notre domaine d'édition, beaucoup trop à mon goût. Je vous parlais plus haut des phénomènes de mode auxquels est soumise l'édition religieuse pour être rentable. Le phénomène existe aussi dans le domaine de la théologie. L'on connaissait la « subalternation de la théologie à la science divine ». Ces vingt dernières années, l'on a plutôt connu la « subordination de la théologie aux sciences humaines » et son cortège de collections chez de grands éditeurs parisiens. Les théologiens, comme le cerf assoiffé d'eau vive, cherchaient comment revitaliser leur discours. Plutôt que de se plonger dans la Tradition vivante de l'Église et de tirer, comme le sage de l'Évangile, du neuf de l'ancien, ils ont progressivement constitué par leur œuvre un magistère secondaire, dénué d'autorité, entre cette Tradition et sa réception par les fidèles. D'où ce livre sur le Magistère, d'où aussi, et j'y reviens car je ne voudrais pas qu'on m'ait mal compris, la nécessité d'une œuvre comme Zenit pour relayer le Magistère, sans oublier, bien sûr, last but not least, Kephas !

Une réaction ponctuelle des éditeurs catholiques n'est cependant pas suffisante. Pour clarifier le statut de l'édition religieuse, et aussi pour « dégraisser » une production pléthorique, il me semble qu'il serait opportun de créer une maison d'édition catholique internationale, indépendante des groupes qui possèdent la plupart des éditeurs religieux, et directement rattachée au Saint-Siège. Les publications de cet éditeur engageraient ipso facto l'autorité du Magistère et permettraient de constituer un véritable corpus auquel fidèles et clercs pourraient recourir pour connaître l'expression théologique de l'enseignement du Magistère aujourd'hui. La structure de cette maison existe déjà. Il s'agit de la Libreria Editrice Vaticana. Il suffirait de lui donner les moyens nécessaires à une ambition qu'elle n'a pas encore pour que la chose soit possible.

Mais comprenez-moi bien : il ne serait pas question de faire des manuels de théologie, « achevé de photocopier en la fête de la Cathedra Petri », non. Pas de misérabilisme sous prétexte d'idées sublimes. Il faudrait de vrais livres, des maquettes confiées à de vrais graphistes, une ligne capable de séduire le lectorat. On ne fera pas la nouvelle évangélisation à coup d'encycliques téléchargées sur son ordinateur. Pourquoi ? Parce que le livre est né avec le christianisme. C'est l'Évangile qui a transformé le volumen en codex (la Torah reste un rouleau encore aujourd'hui). C'est pourquoi, par ce biais, l'Église pourrait contribuer à redonner le sens du livre. Aujourd'hui comme hier, l'évangélisation doit être aussi une œuvre de civilisation.

Kephas

Grégory Solari, ce service de la culture chrétienne, est-ce un culte chez vous ?

Grégory Solari

Disons une passion, ou plutôt une Passion. Car dans le contexte actuel, avec la ligne éditoriale qui est la nôtre, le best-seller n'est pas souvent au rendez-vous... Mais le Curé d'Ars a dit que le plus savant des livres était la Croix !

Alors continuons !

* Directeur des éditions Ad Solem, membre du comité de rédaction de Kephas.

 

Éditions Ad Solem
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Cf Kephas no 9, p. 63–66

 

 


Annexe K

‘Deux contributions’ Catherine Pickstock, dont son intervention au congrès de Christi Fideles el 15 mai 1999 à New York (Catholica N°65 – automne 1999)

Deux contributions de Catherine Pickstock

Théologienne anglicane, chercheur à l'Emmanuel Collège de Cambridge, Catherine Pickstock est aussi une collaboratrice régulière de la revue américaine Telos. Nous avons déjà publié un entretien avec elle dans un précédent numéro (« Liturgie et philosophie », Catholica, n. 61, automne 1998). Nous donnons d'abord la traduction d'une intervention intitulée « La messe tridentine et la transformation de la culture » au colloque annuel de printemps organisé par le groupe Christi Fideles, à New York, le 15 mai 1999. Le thème en était le dixième anniversaire d'Ecclesia Dei adflicta, la messe tridentine et l'avenir de l'Eglise.


Une réforme nostalgique

Qu'est-ce que la liturgie ? J'aimerais commencer cette intervention 'sur les particularités de la messe ancienne et la question de la réforme en réfléchissant tout d'abord à ce qu'on entend par « litur­gie », a ce qu'on en est venu à en attendre et à ce qu'il faut en attendre. On pose rarement ces questions en dehors de contextes tels que celui qui nous rassemble aujourd'hui, et quand on les soulève, on a peut-être trop souvent tendance à se concentrer sur des questions de goûts ou de préférences individuelles dont la part émotive n'est pas exclue. Bien que de telles considérations soient importantes en elles-mêmes, on ne doit pas leur accorder une si grande influence car elles peuvent encourager une banalisation des questions en jeu.

Alors, comment doit-on penser la liturgie ? Je pense qu'il faut la considérer comme notre œuvre la plus importante. Pourquoi ? Parce que c'est dans l'accomplissement de l'offrande liturgique que nous entrons en pratique dans le champ de la plus haute médiation de la réflexion théologique. A quel autre moment pourrions-nous dire que les mystères


les plus cachés de notre être et de l'univers tout entier sont incorporés à des pratiques corporelles familières et qu'ils sont transmis par et à d'autres êtres humains ? Dans l'offrande de la prière au divin, nous accomplissons une tâche qui concerne le corps, l'âme, la communauté, la famille, les individus, l'espace, le temps, les saisons naturelles, la chronologie, l'histoire, la vérité, la signification, la téléologie, la perfec­tion, l'être, la beauté et toute autre dimension de l'existence humaine.

En disant que la liturgie est notre œuvre la plus importante, je ne veux pas insinuer que nous devions nécessairement l'entourer d'une crainte étouffante ni d'une réserve par trop précieuse. En fait, si la liturgie est notre œuvre la plus importante, c'est parce que c'est notre seule œuvre. Car dans la tradition théologique jusqu'à Thomas d'Aquin, les choses ne « sont » que dans la mesure où elles s'offrent à Dieu à tout instant. Aucune action ne peut être tenue pour bonne qui ne soumette son propre bien temporel à la Bonté réelle ineffable et éternelle. Cela doit nous suggérer que contempler la liturgie revient aussi à contempler nos labeurs corporels, nos créations séculières et nos tâches ordinaires en vue de comprendre comment ceux-ci aussi se conjuguent liturgique-ment dans leur réalité la plus profonde.

Malgré tout, pourrait-on se demander, ne doit-on pas faire une cer­taine distinction entre la vie et la liturgie ? Est-ce que nous n'interpré­tons pas la « liturgie » comme se référant d'abord à une pratique corporelle très spécifique, celle qui est associée à des rites bien particu­liers ? Après tout, notre propos, aujourd'hui, est la messe tridentine et la question de son renouveau et de sa réforme : ne devrait-on pas faire attention ici à sa survie et proclamer sa magnificence ? Oui, et ce que j'ai dit jusqu'ici l'a été pour montrer que nous n'accorderions aucune atten­tion à la messe ancienne si nous ne prêtions simultanément attention à l'existence comme à un tout, à la fois naturel et culturel, cosmique et humain. En considérant les plus beaux des textes, nous devons chercher à éviter une nostalgie inquiète qui pourrait glisser vers une agréable mélancolie. Car la liturgie est partie prenante de la vie : si nous devions l'oublier et ne nous rapportions au texte que de manière lacrymale comme à un domaine de magnificence perdue ou de pureté esthétique, ce même texte cesserait d'être liturgie et deviendrait une forme d'art. C est ainsi que la liturgie que nous examinons aujourd'hui a existé à ses origines comme partie prenante du flux en avant du temps. Ce n'était pas qu'un simple texte, mais une part de la vie civique qui provenait de — et sous de nombreux aspects ce n'était une liturgie que dans la


mesure où elle était en continuité avec — un monde rempli de présup­posés et de signes liturgiques qui continuaient en quelque sorte indirec­tement le rite, qui affirmaient ses mystères et qui aidaient à les transmettre plus loin. Ces paraliturgies n'existent plus de la même ma­nière aujourd'hui et cette considération est primordiale si nous devons accomplir la tâche qui se trouve à notre portée. Nous ne pouvons pas être fidèles à la messe ancienne pour ne la voir que comme un manuscrit très aimé ou comme une pratique qui a nos faveurs. Nous devons y penser comme à une chose dont les complexités mystérieuses et les rythmes secrets ont reflété une manière de vivre qui était tout entière de nature liturgique. Et quand nous pratiquons aujourd'hui de nouveau l'ancien rite ou quand nous nous faisons l'avocat de sa pratique, nous devons garder à l'esprit que si le monde actuel n'est plus le même que celui de sa première apparition, alors en fin de compte ce rite n'est plus le même rite.

Faire ce constat, dire que la messe ancienne faisait partie de la vie tout entière, c'est une autre façon de dire que la liturgie est une entreprise morale et politique et que cette dimension se trouve aujourd'hui très atténuée. Plusieurs historiens ont récemment témoigné de la centralité de la liturgie dans les assertions et les pratiques de la vie civique médié­vale, de l'économique et du juridique, et jusqu'à la sphère familiale. Le monde du commerce, par exemple, était sacralisé à travers sa gestion par des guildes économiques dont la base liturgique assurait que les biens de cette sphère, à savoir les marchandises de production, étaient perpétuel­lement assujettis par leur offrande dans le culte. C'était un temps où les dons de l'Offertoire n'avaient pas été séparés des produits de la vie quotidienne ; en effet, la catégorie elle-même de « vie quotidienne » était par nécessité une catégorie complètement liturgique. Car la commu­nauté n'était pas vue comme un donné, un existant avant — ou séparé de — sa réception de l'eucharistie. On la voyait plutôt comme découlant de l'éternité à travers les sacrements. L'historien John Bossy a montré cela en soulignant la nature sacramentelle de toutes les obligations sociales dans la période médiévale. De façon suprême, l'Eglise comme « corps du Christ » y était sans cesse recréée par la réception du don du corps eucharistique du Christ.

Mais que signifie aujourd'hui de dire que la liturgie est une catégorie morale ou politique ? Vaste question, à laquelle on ne peut répondre dans les limites de cette intervention. Mais un élément de réponse est le suivant : si nous devons croire que la liturgie est notre plus importante


— en vérité, notre seule — œuvre, il s'ensuit que par la liturgie — par notre œuvre — nous devons chercher à défier les structures de notre monde qui sont hostiles à ce but liturgique.

De nos jours les critiques de la réforme liturgique sont souvent écar­tées comme conservatrices ou nostalgiques — et bien souvent, comme je l'ai indiqué, à juste titre. Mais dans ce qui suit, je voudrais avancer que c'est parce que les réformes de l'ancienne messe souhaitées par Vati­can II n'ont pas tenu compte des présupposés culturels et des continui­tés incorporées au texte — c'est-à-dire parce qu'elles n'ont pas vu que la liturgie était autant ou davantage une œuvre éthico-politique qu'une œuvre textuelle plus éloignée —, que ces « réformes » elles-mêmes ont été jusqu'à un certain point coupables d'un conservatisme encore plus néfaste. Car elles n'ont pas réussi à défier les structures du monde moderne laïque qui sapent la possibilité de son œuvre la plus authenti­que : ces structures qui perpétuent en effet une séparation entre la vie quotidienne et son accomplissement liturgique nous aliènent de notre réalisation la plus entière.

Ainsi les critiques qui suivent de la nouvelle messe, loin de faire montre d'une horreur conservatrice du changement, proviennent de l'idée que ces révisions n'ont tout simplement pas été assez radicales. Une réforme liturgique couronnée de succès doit impliquer une ré­invention révolutionnaire du langage et de la pratique qui défierait les structures de notre monde moderne. C'est seulement de cette façon que seraient restaurées la langue et l'action réelles comme liturgie.

L'historiographie liturgique a eu tendance à soutenir du début au milieu du XXe siècle la thèse que le texte de la messe ancienne, qui avait plus ou moins atteint sa forme définitive dans les missels italiens des onzième et douzième siècles, représentait une corruption d'une « litur­gie originale », une dévaluation de ce qui s'était fait auparavant. A cause de cela, cette science a eu tendance à se rapporter de manière plutôt fantasmagorique à des temps antérieurs où les choses étaient différentes, des temps où il n'y avait apparemment aucun Kyrie importun, aucune Préface, aucun Hanc igitur, pas même un Pater noster ; et elle invoque alors des liturgies censément pures comme la Tradition apostolique d'Hippolyte et l'Apologie de Justin le martyr, des textes qui sont mainte­nant presque universellement considérés comme des traités sur la litur­gie, plutôt que de réels textes liturgiques vivants. C'est pour cette raison que reconstruire les origines de la Messe latine sous la houlette de liturgistes aussi estimés que Joseph Jungmann et Theodor Klauser s'est


révélé une tâche quelquefois assez délicate. On doit parfois se tourner vers d'autres disciplines pour tirer une compréhension adéquate de ces premiers temps, de la nature du rituel dans l'Antiquité et du caractère de la réflexion théologique des origines.

Quelles étaient précisément les critiques de Jungmann et d'autres contre la messe ancienne ?

Dans une tentative d'interrompre la dérive vers la décadence caracté­ristique de la pratique liturgique du dix-septième siècle, les réformateurs de Vatican II ont exhumé la solution de rechange du prétendu « simple rite eucharistique » de l'Eglise primitive. Jungmann a écrit que « par contraste avec la prière douce et limpide décrite par Hippolyte, le canon romain, avec ses membres et ses étapes séparés, et ses séries de listes de saints, présente une image d'une grande complexité ». Faisant écho à ces sentiments, Louis Bouyer a parlé du « cortège des préfaces » et du « ver­nis incongru » dont le rite eucharistique ancien avait besoin d'être « net­toyé ». Pour les réformateurs, l'idéal d'Hippolyte incarnait le plus la structure antique du « simple repas primitif » et ils se sont plaints que, par contraste, la Messe ancienne ait été surchargée de répétitions par une rhétorique vide et séculière ; sa succession d'oblations « vaguement arrangées », les prières d'intercession, les pétitions et les citations d'apô­tres et de martyrs, sans compter ses recommencements aléatoires et incessants étaient supposés témoigner de sa contamination par des ajouts décadents effectués au petit bonheur. La liturgie latine médié­vale leur semblait consister dans des chevauchements ambigus et dérou­tants entre les étapes de l'acheminement vers l'autel de Dieu et un manque obscurcissant de clarté dans l'identification du fidèle et du prêtre. De plus, ses rites répétés de purification et ses implorations de grâce et d'assistance mettaient apparemment un accent morbide et par trop augustinien sur la culpabilité du fidèle, tandis que les réformateurs ont favorisé un rétablissement de l'accent mis par les Pères grecs sur la déification et la glorification du cosmos. L'humiliation romaine du fi­dèle devant Dieu, ainsi que l'inclusion d'ajouts de cérémoniaux divers, a confirmé leur soupçon que le rite contenait une interpolation du céré­monial laïque de la cour et du culte de l'empereur, signe d'une politisa­tion douteuse de l'eucharistie.

Mais on peut dire que les réformateurs de Vatican II ont exagéré dans leurs griefs contre la messe ancienne, ce qui ne revient en aucune façon à nier la plupart de leurs propos contre la pratique liturgique et la théologie du moyen âge tardif et du début des temps modernes. Nous


devons en effet ardemment joindre nos forces à celles de savants aussi divers qu'Henri de Lubac, Michel de Certeau, John Bossy et d'autres qui ont identifié de façon critique la dérive vers des pratiques de dévotion individualistes ainsi que l'accent mis sur le spectacle liturgique — comme l'exposition du Saint Sacrement et la diminution dans la prati­que de communication laïque. Ces changements témoignent en effet de la fin de la liturgie comme art de vivre, en faveur de son accaparement par une catégorie spécialisée de professionnels, en même temps que la séparation graduelle de la vie et de la liturgie évoquée plus haut.

Un développement théologique crucial a en particulier précipité un appauvrissement significatif de la théologie liturgique, en encourageant la centralisation de l'administration cléricale et l'élargissement du rôle du prêtre au détriment de celui des laïcs. Ce fut la perte graduelle de la triple compréhension antique du « corps » théologique, comme l'expli­que de Lubac dans son Corpus Mysticum. La simplification de la com­préhension de l'union antique du corps historique de Jésus, de son corps sacramentel et du corps ecclésial (si cruciale pour la compréhension de la transsubstantiation en tant qu'événement ecclésial) en vue de rendre ces entités empiriquement discrètes, fut immédiatement responsable de l'émergence de deux lectures également coupables de cette doctrine, vue soit comme un « miracle » extrinséciste exécuté seulement par le célé­brant, soit comme un symbole vide. Ces deux interprétations ont provo­qué un souci littéraliste au sujet de ce que l'eucharistie « est » en tant que phénomène isolé, et une tendance à penser ce Sacrement en termes de présence et de vérification démontrables, que l'on suive la première vision (catholique) ou la seconde (plus protestante). Cependant, l'ac­cent toujours plus grand mis sur le visible et le lisible, sur le rôle des prêtres (ou même des ministres) comme opérateurs privilégiés de l'au­torité sacramentelle ou interprétative, ainsi que la montée de l'uniformi­té dans la pratique liturgique — quoique en effet ceux-ci fussent en germe dans la période médiévale tardive — sont autant ou davantage attribuables aux débuts de la période moderne, non seulement avec les formalisations qui ont eu lieu au Concile de Trente mais aussi avec d'autres changements culturels, comme l'invention de l'imprimerie et la spatialisation concomitante de la pensée européenne du début de la Renaissance.

On peut donc avancer que les réformateurs de Vatican II ont fait une lecture récursive jusqu'aux développements du moyen âge qui, bien que présents en germe autour du dixième siècle, ont principalement appar-


tenu à une période postérieure. De plus, les particularités contestées de la liturgie, qui étaient intrinsèques à l'ancienne messe, peuvent être défendues.

D'abord, il y a les critiques de Klauser et de Vagagini selon lesquelles la messe ancienne serait structurée au petit bonheur et contiendrait beau­coup de répétitions et de recommencements non « économiques ». Il y en a d'innombrables exemples. On peut penser par exemple au verset d'ouverture, commençant par Introibo ad altare Dei, répété plusieurs fois tout au long du rite ; ou bien à de plus grands recommencements structurels, comme les demandes réitérées de purification ; ou on peut mentionner les mouvements divers et réciproques d'offrande pendant la consécration. Cependant, plutôt que de témoigner de la dépréciation d'une « liturgie pure », on pourrait voir dans ces particularités les signes de la provenance orale du rite. De ce point de vue, elles apparaissent comme les éléments définitifs d'une structure fluctuante typique du discours plutôt que comme une structure compartimentée et formalisée caractéristique de l'écrit. On pourrait expliquer d'une façon semblable les demandes répétées de purification comme les signes d'un apopha-tisme sous-jacent dénotant notre distance constitutive à Dieu plutôt que notre culpabilité ou notre humiliation. Selon une telle perspective, on peut voir la structure désordonnée du rite comme reposant sur le besoin d'un recommencement constant de la liturgie, parce que la vraie liturgie eschatologique est indéfiniment réitérée dans le temps ; notre liturgie est une œuvre qui ne prend jamais fin.

Une considération des demandes de la purification peut suffisamment illustrer mon point. La première demande explicite de purification est le Confiteor qui, sans aucun doute, suit la récitation du Psaume 42, qui contient beaucoup de demandes répétées d'assistance. Après la confes­sion et l'absolution, nous demandons deux fois d'être recréés dans une courte section antiphonique qui se conclut par un échange dialogué de l'Esprit entre le prêtre et les ministres : Dominas vobiscum Et cum spiritu tuo. Un échange exalté de cette sorte semble suggérer que l'ac­complissement de la purification a été couronné de succès. Mais dès que nous sommes parvenus à cet état de pureté suffisant pour nous bénir mutuellement de cette façon, nous devons de nouveau répéter notre demande de purification dans une oraison solennelle qui reprend en­core notre trajet vers Dieu : Aufer a nobis, quaesumus Domine, iniquitatcs nostras : ut ad Sancta sanctorum puris mercamur mentibus introire. La pureté de ce lieu vers lequel nous voyageons, ce Saint des Saints, est si


extrêmement, si supérieurement et si contagieusement pure que notre marche vers lui devient continue, dans un acte de purification par lequel seul nous devenons des voyageurs agréés. Mais il y a une ambiguïté au sujet de cette destination liturgique qui souligne le raisonnement apo-phatique sous-jacent à ces réitérations. Comme la prière le montre, prier pour obtenir une purification suffisante pour entrer dans le sanctuaire — et c'est le seul endroit d'où l'on peut vraiment offrir la prière — nécessite que nous soyons déjà dans ce sanctuaire intérieur, mais dans un état d'impossible pureté. La prière citée à l'instant peut donc être considérée comme une prière en vue de nous rendre possible la prière ; et la liturgie dans son ensemble peut être vue non pas comme un simple trajet unilinéaire de A vers B, mais comme un travail d'attente, l'espoir d'une liturgie à venir. Loin de suggérer des ornements séculiers et des ajouts impérialistes, ces particularités de répétition importent donc é-normément dans la compréhension théologique médiévale de la nature de la prière humaine. En effet, la section la plus ancienne du rite, l'Avant-Messe, semble principalement consister en prières pour enlever les entraves à la prière : ainsi, nous prions pour contrecarrer les ennemis qui encombrent le chemin du pèlerin, pour l'envoi de lumière et de vérité, pour que Dieu tienne compte de notre prière et pour que nous soyons capables d'entrer dans le locus de la prière. En outre, cette de­mande est suivie par une invocation non seulement au Christ, mais à beaucoup d'autres saints, per merita Sanctorum tuorum, faisant appel à la sainte contagion des mérites des saints en vue d'une nouvelle purifi­cation.

Cette répétition de l'action salvifique du Christ dans les neufs répons du Kyrie semble tout d'abord clore toutes les demandes précédentes de purification, car au commencement du Gloria, avec les mots GLORIA in excelsis Deo, nous semblons avoir finalement atteint le stade de la doxo-logie et le statut angélique. Cependant au moyen d'une transition à peine perceptible entre deux répons, qui dépendent de la double signifi­cation du mot Domine [se référant à la fois au Père et au Fils], notre exaltation passe de la doxologie (Domine Deus, rex coelestis, Deus Pater omnipotens) à l'abaissement devant le Christ (Domine Fili unigenite, Iesu Christe. Domine Deus, Agnus Dei, Filius Patris. Qui tollis peccata mundi, miserere nobis). Ce « dérapage » nous rappelle deux aspects liés de la nature de la doxologie. D'abord, notre condition déchue, qui fait que nous ne pouvons qu'interpréter le rôle des voix angéliques et non pas les maîtriser ; et deuxièmement, que cette personnification ne peut durer


que quelques répons, avant de devoir de nouveau demander le renou­vellement de nous-mêmes.

La même dialectique d'exaltation et d'abaissement continue tout au long du rite, illustrant non seulement la difficulté de l'adoration, mais aussi la nature ambiguë de ses diverses « étapes ». Comme nous l'avons vu à propos des actes répétés de purification, la progression liturgique n'a pas été construite de façon linéaire, ni spatialement bien définie selon une appropriation géographique ou purement terrestre de l'es­pace, mais comme un bégaiement et une polyphonie : l'espace par le­quel nous voyageons n'est pas purement une question de progression rectiligne et uniforme. Car dans la liturgie, nous entrons en Dieu, ou II entre en nous, dans la mesure où on peut distinguer les deux mouve­ments.

En employant des outils semblables d'analyse structurelle, on peut aussi élaborer une défense de la Messe ancienne quant à sa multiplicité de genres et à sa représentation ambiguë du fidèle adorant, présentés à la fois comme désorientants et incohérents par les réformateurs. De nou­veau, les exemples de ces deux phénomènes liés abondent. Alors qu'il est vrai dans un sens que la multiplicité des genres dans le rite et son ambiguïté d'identité donnent au voyage liturgique une structure fluc­tuante et organique, il n'est pas nécessaire de les voir comme une éva­cuation de la cohérence ou comme une dissolution dans une discontinuité subjective chez le fidèle. Un exemple d'ambiguïté de l'identi­fication de ce dernier est le trope de personnification que l'on trouve partout dans le rite et que j'ai déjà mentionné comme étant à l'œuvre dans la phrase d'ouverture du Gloria. Son utilisation indique une onto­logie changeante par laquelle la personnification précède notre voix « authentique », défaisant ainsi toute construction du moi en termes modernes séculiers d'autonomie ou de présence à soi-même, ou de pleine maîtrise de sa propre progression liturgique.

Je voudrais de la même façon défendre la multiplicité de genres dans le rite. Il est en effet remarquable qu'en opposition à beaucoup d'autres modes de discours au moyen âge la messe ancienne déploie une texture polyphonique de voix et de positions poétiques par un jeu constant de modulations : récit, dialogue, antienne, apostrophe, doxologie, oraison, invocation, citation, augmentation, répétition et prière ou pétition. Il me semble qu'il est trop facile de rayer cette complexité comme incohé­rente et inutile. Il y a une perspective alternative qui pourrait interpréter ce genre diversifié comme une tentative de désarmer d'avance toute


velléité de maîtrise autoritaire ou stratégique. En effet, Dieu lui-même parle de nombreuses façons et on ne peut pas l'isoler sous une origine singulière et identifiable. Mais il y a une autre explication possible dans laquelle les méthodes de la critique formaliste peuvent se montrer éclai­rantes. Le jeu constant de différence et de changement poétique des positions vocales peut être intégré à l'ensemble complet de la liturgie en tant qu'œuvre d'attente, de l'espérance d'une liturgie à venir. Est-ce que cela n'explique pas les tentatives variées du fidèle pour être entendu par Dieu ou la crainte de sa propre inéquation vocale et doxologique ? Peut-être n'est-ce pas par accident que la voix incertaine du fidèle tombe si fréquemment dans le découragement : quare me repulisti ?, quare tristis incedo dum affligit me inimicus ?, redime me et miserere mei ? Le jeu des genres pourrait donc être interprété comme un dispositif de « défa­miliarisation », cette catégorie formaliste bien connue, s'appliquant ici à une technique utilisée pour soutenir la concentration du fidèle. Ces particularités ne font que souligner ma précédente mise en situation de la structure répétitive du rite à l'intérieur d'un apophatisme total, si caractéristique de la théologie médiévale. Les retombées dans les crises vocales et le perpétuel changement des genres sont les symptômes de l'impossibilité de la tâche incombant au fidèle et se manifestent par une sorte de balbutiement liturgique. De là l'obscurcissement causé par les commencements répétés, le changement de personnes, les appels obli­ques, les cris pour être entendu [O Seigneur écoute ma voix / et laisse mon cri venir jusqu'à Toi], les purifications renouvelées et les demandes d'as­sistance reflètent la « langue embarrassée » de Moïse, les « lèvres im­pures » d'Isaie, l'hésitation de Jérémie et le mutisme d'Ezéchiel. Les modes liturgiques d'augmentation minutieuse, la préface et la demande sont une réponse à — et une expression de — la crise dans renonciation liturgique dont le rite romain n'a jamais fait mystère. Cela porte témoi­gnage de l'ampleur de la tâche du fidèle adorant : mêler sa voix à celle du séraphin.

Une attention plus profonde que celle qui a été portée par Klauser, Jungmann et d'autres à l'histoire sociale et politique peut permettre de soulever d'autres critiques du rite romain. Par exemple, l'accusation de politisation par incorporation de certains aspects du cérémonial de la cour pourrait peut-être être modifiée, après un nouvel examen de la signification historique d'un tel cérémonial de cour, de la signification précise du rôle de l'empereur et de la structure sociale que cela impli­quait. Il est certainement vrai que les papes et les évêques médiévaux ont


adopté des éléments cérémoniaux et vestimentaires de la cour, mais si de tels aspects du rituel sont examinés dans un contexte plus large, on peut voir que l'argument selon lequel la liturgie aurait été contaminée par la politique conduit à une impasse. Au moyen âge, les monarques n'étaient pas des monarques absolus et ils faisaient eux-mêmes partie de l'assem­blée liturgique. Puisque eux aussi devaient obéir à la justice divine, on ne peut pas voir dans l'emprunt du rituel au cérémonial de la cour une manifestation sans équivoque de sécularisation ou de centralisation. En effet, reflétant le propre assujettissement du monarque à Dieu, la posi­tion du célébrant était ambiguë, évoluant du côté de l'assemblée à celui de la divinité. Le célébrant n'était pas simplement « au-dessus » de l'as­semblée, mais devait demander l'assistance de ceux qui l'entouraient et il était soumis à une permutation d'identité qui, comme je l'ai suggéré, est inhérente à la caractérisation liturgique de la personne de l'adora­teur. De plus, Dieu lui-même, loin de s'opposer à l'assemblée, se pré­sente dans le rite comme « placé » de façon ambiguë dans une relation à la fois à l'humanité et à la Trinité.

Cette ambiguïté de structure semble le miroir de l'ordre décentré de la société médiévale. Pendant cette période il n'y avait en effet aucun centre absolu de souveraineté à un niveau immanent. Dans le modèle dans lequel il n'y a qu'un centre de souveraineté (modèle qui pourrait être employé pour décrire la structure politique absolutiste de la période moderne primitive et de la période baroque), il ne peut y avoir de rapport avec le transcendant qu'à ce point central, de sorte que tout ce qui est au-dessous de ce point est effectivement sécularisé. Cependant, en accord avec la structure organique et décentrée de la société médié­vale, chaque groupe social était informé par le culte. On en trouve une illustration plus particulière, comme je l'ai mentionné, dans l'impor­tance des guildes économiques, discutées en détail et sous des perspec­tives variées dans les travaux d'Eamon Duffy, John Bossy, Otto Gierke et Antony Black. Alors que l'on pourrait supposer tout d'abord qu'une société sacrée n'aurait qu'un seul centre ou site investi par le sacré, il apparaît clairement au contraire qu'une société chrétienne a beaucoup de centres parce que — comme il est manifeste dans la théologie de l'ancienne messe — le vrai centre sacré est implacable et se trouve au-delà de l'espace lui-même, en Dieu.

Ainsi, n'importe quelle tentative de placer un centre unique sur la terre cause une perte concomitante de focalisation sur Dieu. Alors qu'il n'est pas clair que l'on puisse voir une telle dérive dans la liturgie du rite


romain médiéval, ni à travers ce que nous savons de la pratique liturgi­que médiévale, cela devient plus évident dans le développement de la pratique liturgique des temps postérieurs, à partir de la fin du moyen âge.

Une perspective supplémentaire doit être adoptée lorsqu'on considère la critique selon laquelle le « simple repas primitif » de la période anti­que avait été surchargé et finalement perdu de vue par le rite romain. Une perspective plus historico-anthropologique trouverait beaucoup à mettre en doute parmi les assertions qui provoquent cette critique. La notion des réviseurs selon laquelle le rite eucharistique primitif était à l'origine un simple repas d'agape qui aurait servi de cadre pré-linguistique au rituel eucharistique a été interprétée par les réfor­mateurs pour mettre l'accent sur la liaison entre l'eucharistie et la vie quotidienne comme un banquet ordinaire partagé en commun. C'était la correction importante d'un déséquilibre. Cependant, ils ne se sont pas rendu compte que le contexte originel pouvait lui aussi être lu dans l'autre sens. C'est-à-dire que ce contexte impliquait autant que chaque repas devait se dérouler comme un banquet rituel, tirant ainsi la vie quotidienne vers un mode rituel, que le contraire. La communauté qui préparait le banquet et y participait ne s'accordait que par et dans la célébration liturgique. Ainsi, on pourrait voir le repas comme une acti­vité commune qui n'a lieu que parce qu'il est incorporé à la vie liturgi­que, plutôt que sous une forme liturgique complémentaire ou subalterne au repas, sous la seule forme d'une élaboration linguistique.

Finalement, en conclusion, je voudrais proposer de dire que la ré­forme de la liturgie effectuée à l'instigation de Vatican II n'a pas été elle-même en adéquation avec sa théologie, par exemple, les travaux de Lubac, Hans Urs von Balthasar, Yves Congar et l'influence du thomisme restauré d'Etienne Gilson. En étant trop désireux de trouver une sécula­risation dans toute forme de répétition ou de re-commencement apo-phatique qu'ils ont associée à une époque décadente, les réviseurs liturgiques de Vatican II ont choisi comme paradigme liturgique un texte qui, étant plus un traité sur la liturgie qu'une liturgie elle-même, se révélerait finalement conduire à l'impasse le programme de restauration liturgique. En partie parce qu'ils ont suivi ce paradigme-impasse, ils ont rejeté des éléments variés de répétitions multiples, de complexité des genres, d'instabilité du sujet adorant et d'interruptions perpétuelles de la progression par des prières de pénitence, au motif qu'il s'agissait d'interpolations séculières. En opposition avec le courant théologique


mentionné plus haut, ils ont ironiquement perpétué certaines particula­rités vraiment sécularisantes de notre époque moderne. Par exemple, ils ont imposé les concepts structurels si anachroniques d'« argument », d'« ordre linéaire », de « segmentation », d'« étapes discrètes » et la no­tion d'« information nouvelle » pour remplacer la « redondance linguis­tique » ou les répétitions, et cela à un texte dont la provenance et le contexte théologiques sont entièrement oraux et apophatiques et qui ne fait aucune distinction entre l'activité rituelle et instrumentale, qui est mis en forme dans un registre linguistique passionné, qui appelle en vue d'être appelant ou dans l'espérance d'un appel futur (et non dans n'im­porte quel but fonctionnaliste). Ils ont réagi à cet ordre complexe en réduisant l'acheminement vers l'autel de Dieu à une structure linéaire bien définie, à propos de laquelle J.D. Chrichton se vante ainsi : « Rien ne pourrait être plus simple, rien plus proche de l'eucharistie de l'Eglise primitive » ; ils ont comme repassé les plis des balbutiements liturgiques et les répétitions constantes ; ils ont simplifié la stratégie narrative géné­rique de la liturgie conformément à des structures séculières facilement reconnaissables et ils ont rendu simple, constante et présente à elle-même l'identité de l'adorateur. Je pourrais ajouter à cette liste d'autres implications mais, par-dessus tout, les réformateurs liturgiques de Vati­can II n'ont pas compris qu'on ne pouvait pas « retourner » simplement à une forme précédente parce que les liturgies primitives n'existaient qu'en tant que parties prenantes d'une culture qui était elle-même de caractère rituel (ecclésial-sacramentel-historique).

Ainsi, curieusement, ces réformateurs, qui pourraient aujourd'hui mépriser ceux qui selon les mots de la Lettre apostolique dont nous commémorons aujourd'hui le dixième anniversaire « se sentent attachés aux formes liturgiques et disciplinaires antérieures de la tradition la­tine » (5(c)), ont eux-mêmes commis une erreur nostalgique sur la pureté liturgique d'une époque révolue en faisant l'impasse sur la marche du temps qui en était inséparable. Et nous devons être sensibles au danger d'une telle nostalgie dans notre œuvre, car il est très facile de s'attacher d'une façon « sur-protectrice » ou étouffante à ce qui est menacé. Si nous adoptons un tel comportement, nous courons le risque de perdre notre trésor, comme je l'ai déjà dit : l'ancien rite n'est pas une pièce de musée. C'est l'œuvre d'une vie. Si nous insistons pour le re­prendre à l'identique, sans l'ajuster d'une façon ou d'une autre aux circonstances changeantes de notre époque, nous risquons d'avoir un


comportement trop moderne, trop séculier et — pourrait-on dire — non liturgique.

Comment alors doit-on aborder la question de la réforme ? Vu les considérations précédentes, on pourrait soutenir qu'une véritable ré­forme liturgique devrait soit se débarrasser de notre modernité antiri­tuelle, soit, si c'était impossible, inventer une liturgie qui refuserait d'être inculturée par nos habitudes modernes de pensée et d'expression et qui, au contraire, chercherait à insister sur la subordination de toutes nos activités à l'offrande liturgique. Car de même que l'émergence de la modernité séculière a pris souche sur la théologie médiévale tardive, de même peut-être sa disparition doit-elle être la tâche de la théologie. Mais il faut se souvenir que dans notre société tout « équivalent » des liturgies précédant la période de la décadence baroque refusée à juste titre par Vatican II aurait à créer une liturgie qui saisirait le besoin non pas seulement de « prier pour qu'il puisse y avoir prière » — en restau­rant les balbutiements liturgiques, la spontanéité orale et la « confu­sion » —, mais aussi de prier pour que nous commencions à nouveau de vivre, de parler, de nous associer d'une manière liturgique, c'est-à-dire en fait d'une façon vraiment humaine et créée. Sous le choc d'un lan­gage auquel nous ne sommes pas habitués, elle nous provoquerait acti­vement à ne vivre que pour adorer et à n'être en communauté que les récipiendaires du don du corps du Christ.

En même temps, cependant, une telle liturgie serait beaucoup plus consciente d'elle-même que celles du moyen âge. Elle saurait qu'elle est en discontinuité radicale avec les modes culturels et discursifs de son époque. La difficulté serait alors d'introduire les gens à des formes véritablement liturgiques qui ne les laissent pas simplement étrangers et déroutés devant ce à quoi ils ne sont pas accoutumés. D'autant qu'il est vrai que les gens sont spontanément frappés par ce qui est « authenti-quement liturgique » — la beauté intemporelle du chant grégorien par exemple. Mais un degré de compréhension plus profond est requis pour l'adoration et la participation, degré qu'on n'atteint pas si facilement. Ainsi il est bel et bon de proclamer le caractère non liturgique de liturgies qui se présentent sous les formes de discours séculiers et mon­dains mais cela ne veut pas dire qu'on peut entièrement négliger le souci des libéraux au sujet de la communication et de l'accessibilité. La seule façon de s'attaquer correctement à cette préoccupation est peut-être d'imaginer des liturgies qui « retournent » avec succès les formes ac­tuelles de discours vers celles qui sont caractéristiques du discours litur-


gique tel que je l'ai exposé. On ne doit pas désespérer même de la langue la plus rabaissée car c'est là précisément que la créativité peut opérer et procurer un nouveau canal pour le divin. De plus un tel discours liturgi-quement retourné devrait consciemment exprimer sa protestation contre une société non liturgique ; beaucoup plus que par le passé, le chant de prière pour être un chant de prière doit aussi être un chant de protestation contre une culture d'accumulation opposée à l'utilisation liturgique et directement génératrice d'injustices. A cet égard, le balbu­tiement liturgique doit devenir aujourd'hui plus balbutiant encore. Pour qu'il y ait à nouveau un tranquille fleuve liturgique, on doit « re-doubler » dans le sentiment que nous ne serons sur la voie d'un tel courant qu'à travers une série d'ajustements et de transformations eux-mêmes constamment renouvelés. Des critiques du rite moderne nous ont rappelé que le langage liturgique devait être dé-familiarisant. On doit cependant ajouter à cela qu'à moins qu'il ne soit familier dans un certain sens, il n'aura aucun effet du tout. L'ancienne messe latine se montre dans son expression et sa pratique un paradigme parfait de cette combinaison nécessaire d'étrangeté et de familiarité. En suivant cet exemple, nous devons aujourd'hui nous rendre compte à nouveau que seules la redé­couverte et la transformation du familier peuvent produire une étrangeté véritable — c'est-à-dire liturgique.

La musique de l'âme

L'œuvre posthume de Jean Brun, qui nous avait fait l'honneur de collaborer à notre publication au cours des dernières années de son passage terrestre, va enfin pouvoir être présentée au public. Un premier texte du penseur dont il faut rappeler qu'il était luthérien paraîtra incessamment aux éditions Ad Solem, de Genève, sous le titre Essence et histoire de la musique. Nous donnons ci-après, avec l'aimable autorisation de l'éditeur, les principaux extraits de la préface de Catherine Pkkstock.

L'ouvrage de Jean Brun, Essence et histoire de la musique, nous rappelle que dans la tradition occidentale la musique n'a jamais été une simple affaire de plaisir esthétique ou de stimulation sensorielle, mais qu'elle a toujours été considérée comme douée d'une dimension cognitive, voire supracognitive. Ainsi que l'indique Jean Brun, la notion de musique est intimement liée à des considérations cosmiques, psychologiques, et même, pourrait-on ajouter, politiques.


Il convient de souligner ici que le terme même de « musique », dans ses origines grecques ou dans sa conception médiévale, ne se référait pas essentiellement à un ensemble de motifs sonores destinés à être exécutés selon des règles préétablies. Au contraire, à une époque où l'art était davantage synonyme de découverte que de procédés, la musique consti­tuait l'un des sept arts libéraux, au même titre que la philosophie ou les humanités. Et le domaine de la musique s'étendait à l'ordre du cosmos tout entier : rotation, rythme et harmonie, mouvements profondément cachés, et cependant subtilement perceptibles. Les compositeurs médié­vaux cherchaient la phonè jusqu'au degré le plus élevé de la création, celui des anges, non sans ignorer cependant qu'ici-bas, la musique des sphères restait inaudible pour nous. Loin d'être un consolant divertisse­ment de salon au sein d'un univers hostile, la musique prétendait alors exprimer les réalités les plus profondes. Jean Brun relève fort justement que les toutes premières philosophies interprétaient le réel comme une musique insondable, plutôt que comme un « système » ou une simple histoire contingente. Or, dans la tradition occidentale, comme il le mon­tre plus loin, le principal véhicule de cette conception fut le courant pythagoricien/platonicien.

Pour ce courant, l'ordre que la musique découvre et reconstitue sans cesse n'est autre que le temps et l'espace originels auxquels participent temps et lieux finis. Pour Jean Brun, la musique abolit miraculeusement la distance sans pour autant nous faire perdre toute conscience de l'espace. Elle évoque ainsi un temps archétypal, d'où la durée est ab­sente, par l'idée duquel nous pouvons concevoir le présent à travers le futur. La musique rend manifeste à la fois un « nulle part » fondamental et un temps déjà contemporain de son accomplissement eschatologique, mais de telle manière que cette manifestation ne semble jamais devoir s'épuiser. Car si la musique nous satisfait, c'est d'une nostalgie inassou­vie. Jean Brun précise que sans cette dimension verticale la musique est vouée à sombrer dans la pure immanence. Et d'une manière telle que ses motifs apparaîtront soit conventionnels (comme dans la phase classi­que), soit comme imposés par la nécessité rationnelle (comme chez Xenakis), ou seront considérés encore comme la production empirique d'effets sensoriels, comme c'est déjà le cas au XVIIIe siècle dans la musique de Jean-Philippe Rameau. Le moment de telles réductions immanentes est généralement bref, car leur universalisation ne repose évidemment sur aucun fondement solide dans la réalité. Et c'est tout naturellement que dans leur sillage naissent des musiques purement


aléatoires, quand ce n'est pas la célébration du bruit à l'état pur. Recon-' naissons toutefois, comme d'ailleurs Jean Brun nous y invite, que de| nombreux compositeurs de musique atonale et aléatoire sont en même temps engagés dans une quête mystique d'harmonies cachées.

Jean Brun choisit comme pour archétype le libre flux du chant grégo­rien, qui obéit moins à une règle musicale qu'aux rythmes liturgiques, donc aux mouvements de l'ascension de l'homme vers le divin. Loin de lui d'ailleurs l'idée selon laquelle la musique moderne amorcerait un déclin par rapport à la pureté grégorienne. Il s'attache au contraire à décrire comment les grands compositeurs ont enté sur cette souche des élaborations de plus en plus horizontales, intégrant à la louange de Dieu des éléments relatifs à l'harmonie cosmique et à la vie humaine. Il laisse même entendre que jusqu'à une époque récente la musique a fait écho à de nouvelles élaborations relatives à la place de l'humanité au sein d'un univers ordonné. La musique, au sens étroit où nous entendons le terme aujourd'hui était alors liée à la musique au sens antique du terme.

[...] Relevons que, pour la tradition, l'âme n'est pas seulement la source de la musique, mais une réalité musicale propre, au même titre que le cosmos. Si la musique vocale et instrumentale a le pouvoir d'exer­cer un charme sur l'âme, c'est parce que celle-ci est la forme architecto-nique du corps. Autrement dit, l'acte par lequel l'âme confère leur harmonie aux différentes parties du corps est lui-même un écho de l'« harmonie en soi » dont Dieu est la mesure. Si bien que l'on pourrait dire qu'en tant qu'elle est d'une certaine manière capable d'être toute chose (comme l'affirme Aristote), et donc, en puissance, capable de mesurer toute chose, l'âme est la mesure même de l'intervalle entre l'intérieur et l'extérieur.

Embrassant ce laps entre extérieur et intérieur, actif et potentiel, le psychique est ainsi capable de trouver le juste milieu entre l'aléatoire et le systématique, l'âme exerçant, selon Augustin, un jugement, non en vertu d'un ensemble de mesures prescrites, mais parce qu'elle est la source même du sens de la mesure. Ainsi se trouve surmontée la divi­sion entre le subjectivement spontané d'un côté, et l'objectivement réel de l'autre. Dès lors, ce que l'âme conçoit de son propre point de vue, et dans des circonstances toujours particulières, acquiert néanmoins une validité objective. Validité qui procède moins de la mimesis que d'une expression proportionnée des relations que l'âme entretient avec toute chose. Aussi la musique comme expression de l'âme est-elle indissocia­ble de l'idée selon laquelle la vie de l'âme elle-même constitue une partie


de la texture même du cosmos. Dans ce sens, on peut donc avancer avec Jean Brun que les œuvres musicales ne peuvent pas être séparées de la vie et du destin des âmes des compositeurs qui les ont laissées à la postérité.

Jean Brun fait état à la fin de son livre d'une certaine « désanimation » de la musique depuis le commencement des temps modernes, en même temps qu'il décrit comment une perte de confiance dans les institutions liturgiques a conduit la musique liturgique à porter un nouveau regard sur le Mystère de la Passion du Christ. Ce renouveau fournit une clé importante pour la restauration de la musique à une époque où celle-ci se trouve menacée. Car la musique ne peut s'engendrer elle-même. Lorsqu'elle est coupée d'un motif liturgique s'inscrivant dans un cadre à la fois spatial et temporel, le non-temps et le non-espace métaphysiques que la musique manifeste menacent dangereusement d'être dissociés de la spatio-temporalité de la vie de tous les jours. Au lieu de transfigurer ces réalités, la musique devient un moment et un lieu de consolation purement profane, comme l'a très bien montré Franz Rosenzweig. Elle est alors un pur divertissement, une drogue, plutôt qu'une liturgie. Mais aussi comment sortir la musique de son confinement dans les salons, les salles de concert ou d'opéra, où elle ne semble plus sourdre de la vie de la communauté humaine ? Si la musique veut être autre chose qu'une simple consolation, si elle veut être capable de reconstituer une vie sociale partagée, la musique se doit d'être une musique « politique », qui s'efforce de reconstituer l'unité de la cité. L'accent mis sur la Passion du Christ nous rappelle cependant que ce qui est vrai aujourd'hui l'a d'une certaine façon toujours été : l'humanité n'a recouvré l'harmonie origi­nelle, brisée depuis la Chute, que d'une manière contradictoire, au sein de la suprême discordance du cri de déréliction poussé par Jésus sur la Croix. C'est pourquoi la Passion du Christ sera nécessairement au centre de toute considération chrétienne moderne sur la musique, comme elle fut pour Schütz et Bach.

Dans cette perspective, mais d'une manière qui ne va pas sans rejoin­dre le paradigme oriental de la musique, Jacques Attali et d'autres avec lui ont affirmé que toute musique est sacrificielle, dans la mesure où elle cherche non seulement à célébrer un ordre mais à traduire également un besoin d'évasion ; les multiples voix discordantes du monde se trouvent alors quelque peu apaisées par la tentative d'offrir un bruit dont la confusion a été sublimée. Peut-être pourrait-on comprendre ainsi la musique de la Passion et de la Messe. Ce principe sacrificiel conduit


cependant Attali et d'autres écrivains postmodernes à ne voir dans la musique que la simple interruption temporaire d'une situation de bruit chaotique et politique plus fondamentale, que doivent contenir et ordonner les diverses conventions musicales soutenant le pouvoir des classes sociales dominantes. On comprend ainsi pourquoi, pour eux, une musique postsacrificielle rejetant la violence impliquée par ces règles musicales serait une musique permissive, autorisant une variété infinie d'exécu­tions musicales qui, hors d'un accord formel permettant la coexistence d'une pluralité de bruits dans des espaces privés, équivaudrait à un retour au chaos. Nous ne voyons pas comment cette conception pour­rait être la source d'une quelconque espérance politique aujourd'hui. Si la réalité est fondamentalement discordante, où trouverons-nous les principes objectifs sur quoi baser une juste participation de chacun au tout de la cité ? Dans ce principe seulement, auquel il nous faut tenir comme la promesse d'un accomplissement eschatologique : que le cosmos manifeste une échelle harmonique, et que l'âme humaine est capable non seulement de l'interpréter, mais de découvrir en lui de nouvelles harmonies cachées.

C'est ce qu'implique, pour la théologie chrétienne, le fait de dépasser l'idée de sacrifice — au sens de la suppression de quelques âmes et de quelques voix en faveur d'autres (ce qu'a réalisé la suppression socio-musicale dans un passé récent), qui cependant reste un sacrifice en ce qu'il forme à la fois la passion, l'offrande et la réception transfigurées de toutes les dissonances et ruptures historiques qu'il est tout simplement impossible d'ignorer. Ainsi, pour la théologie, ce n'est pas n'importe quel festival musical, mais l'exécution de la Passion seulement qui redonnera à la communauté rassemblée le sens de la nature cosmique de la musique et à celle-ci la possibilité de constituer la base d'une nouvelle ordonnance liturgique de nos vies.

Catherine Pickstock


Le chant du silence

La cathédrale, où retentit le grégorien, est le refuge du silence ; le droit d'asile accordé au réprouvé qui s'y réfugiait était l'application concrète de cette idée que les fureurs de la ville devaient s'arrêter aux murs de la cathédrale. A l'intérieur de l'église, le temps et l'espace, où se bousculent les choses et les êtres, se trouvent non certes abolis, mais transcendés ; le recueillement de celui qui pénètre en ce lieu implique qu'aient été re-cueillis les différents « débris » d'un moi déchiré et écartelé aux nombreux carrefours de routes qui ne cessent de le solliciter. Contrairement aux bruits du monde, nés du heurt des choses et qui éclatent brusquement dans une verticalité d'où ils retombent aussitôt en provoquant la surprise ou la frayeur, les notes du grégorien s'élèvent vers les voûtes de la nef à la manière d'une main implorante que les naufragés de l'existence tendent vers ce que le monde ne saurait leur offrir.

On ne doit jamais perdre de vue que l'homme du haut Moyen Age pouvait ressentir plus intensément que nous, qui sommes sursaturés de moyens de communication, le caractère insulaire de la conscience. A une époque où le moteur et les systèmes de transmission étaient inconnus, où n'existait aucun moyen de communication plus rapide que le cheval, où les grandes villes ne comptaient que quelques milliers d'habitants, où les paysans devaient se protéger d'attaques de toute sorte en courant chercher asile dans le château de leur seigneur, l'existence se trouvait confrontée de façon très intense aux périls et à l'abandon. Les maladies graves n'étaient guère curables et l'on se contentait de laisser faire ou d'aider la nature, voire d'espérer en un miracle.

Rares étaient ceux qui savaient lire et écrire ; en outre, n'existaient guère d'autres images que celles que l'on pouvait contempler sur les tympans, les chapiteaux ou les vitraux des églises. La transmission orale des contes ou des chants suppléait à l'absence de livres et jouait donc un rôle irremplaçable. Le temps de travail s'adaptait aux rythmes de la journée solaire, il n'était pas question de travailler la nuit aux champs ni dans un atelier ; la cloche de l'église venait seule mesurer et célébrer les heures qu'aucune montre ne marquait.

Quant au voyageur, paysan se rendant au marché, colporteur ou pèlerin, il n'était pas un passager transporté par quelque rapide véhicule l'abstrayant des lieux qu'il traversait, mais un passant marchant à pied ou avançant grâce à une carriole lentement traînée par des bœufs ou par un cheval. Il gagnait donc son lieu de destination dans toute l'acception de ce verbe, car non seulement il était exposé à de nombreux dangers, mais tout au long de son voyage il pouvait être un témoin attentif des cicatrices ineffaçables laissées par le temps sur les choses et les êtres. C'est pourquoi les chemins n'avaient rien à voir avec les routes construites pour canaliser et régulariser un flot de véhicules ; ils avaient été tracés par le lent travail des pas de ceux qui étaient déjà passés et repassés par là ; ils portaient donc, eux aussi, les empreintes que les temps vécus par les hommes avaient laissées comme autant de signatures dans l'espace de la nature.

Dans ces conditions, l'église constituait beaucoup plus qu'une étape et un abri pour
les pèlerins, elle offrait un refuge à l'accablé qui venait y chercher un message
d'espérance. Que cet homme se contentât d'écouter les chants ou qu'il y participât, il
était porté par les voix avec lesquelles il communiait, voix qui montaient des hommes
vers Dieu dans une supplique, ou qui descendaient de Dieu vers les hommes, comme
une grâce venue de plus loin que la terre. La hauteur des sons avait beaucoup plus
d'importance que le rythme ou la durée des « notes », dans les inflexions de cette
prière jaillie du cœur des hommes en proie à l'existence.                    Jean Brun

 


Annexe L

Bibliographie de Radical Orthodoxy (Juin 2004 - 28 pages)

 



[1] Consulter désormais : http://www.virgo-maria.org/D-Anglicans-R-C-Patriarcat/index_anglicans_R_C_patriarcat.htm

[2] NdT : anglo-catholicisme est synonyme d’anglicanisme.

[3] NdT : « Le fonctionnement de la mémoire collective »

[4] NdT : Explication trouvée sur un site Internet moderniste : « Le mouvement Radical Orthodoxy (Orthodoxie Radicale) rassemble des enseignants anglicans (tendance High church : la plus proche du catholicisme sous certains aspects) et des enseignants catholiques. Ce qui donne une dimension oecuménique à ce mouvement intellectuel. Il dénonce la façon de penser de beaucoup de chrétiens aujourd'hui comme incompatible avec la révélation chrétienne. Il invite, à partir des sources propres du christianisme (l'Écriture Sainte, la Tradition, la liturgie), a édifier un monde qui pourra s'opposer aux propositions du monde actuel, un monde fondé sur l'idée d'amitié surnaturelle avec Dieu, et non sur l'idée d'une violence originaire que la vie sociale aurait pour charge de canaliser. »

[5] NdT : Revue « catholique » anglaise ultra-moderniste. 

[6] NdT : Explication trouvée sur un site Internet moderniste : « Au XIXe siècle, il y a eu un mouvement de pensée dans le milieu étudiant de la ville d'Oxford. C'étaient des jeunes anglicans convaincus qui voulaient bouger un peu les croyants dans leur conformisme en leur montrant l'exigence de l'Évangile. Ce mouvement, voisin de Radical Orthodoxy, a eu un impact très fort sur l'Église d'Angleterre (protestante), et beaucoup de ses membres, à cause des fruits que produisirent leurs recherches, vinrent dans l'Église catholique (le plus connu étant le futur Cardinal Newman). Le « mouvement d'Oxford » était appelé aussi « mouvement des tractariens », car ces étudiants et professeurs diffusaient leurs réflexions sur de simples tracts. »

[7] NdT : anglo-catholicisme est synonyme d’anglicanisme.

[8] NdT : « L’Aquinate et la quête de l’Eucharistie ».

[9] NdT :  « Après avoir écrit ».

[10] NdT : théologien de l’archidiocèse de Chicago, aux États-Unis, connu – notamment – pour avoir critiqué le projet de « rénovation » particulièrement radical de la cathédrale Saint-Jean-l’Évangéliste, à Milwaukee.