Le Réveil du modernisme
La philosophie du devenir ou de l’évolution créatrice peut-elle éviter le panthéisme ?
Par le P. Reg. Garrigou-Lagrange, O. P.
Extrait de la « La Vie Intellectuelle », mars - avril 1930
Tous ceux qui ont suivi il y a une vingtaine d’années le mouvement moderniste se souviennent du Mémoire publié par M. Édouard Le Roy dans la Revue de Métaphysique et de Morale, mars et juillet 1907, sous ce titre : Comment se pose le problème de Dieu. On se rappelle que c’était une critique des preuves traditionnelles de l’existence de Dieu, telles qu’elles sont présentées par saint Thomas, critique qui niait la valeur réelle (ontologique et transcendante) des principes premiers de la raison, qui sont le fondement de ces preuves : principe de contradiction ou d’identité et principe de causalité efficiente. On y déclarait que « tout réalisme ontologique est absurde et ruineux ». On demandait, en rejetant la valeur ontologique du principe d’identité ou de contradiction : « Pourquoi ne pas identifier l’être au devenir ? » Dieu même y paraissait, selon l’expression de M. Bergson, comme « une réalité qui se fait à travers celle qui se défait », et l’on ne voyait plus comment il peut être, ainsi que le déclare le Concile du Vatican : « réellement et essentiellement distinct du monde, « re et essentia a mundo distinctus… et super omnia, quae praeter ipsum sunt et concipi possunt, ineffabiliter excelsus ».
On sait aussi que peu après, le 3 juillet 1907, parut le Décret Lamentabili du Saint-Office, qui condamnait les erreurs modernistes, en particulier ses conceptions pragmatistes de la vérité et du dogme, bien connues des lecteurs de M. Ed. Le Roy. Le Saint-Office y réprouvait ces deux propositions : « La vérité n’est pas plus immuable que l’homme, elle évolue avec lui, en lui et par lui », ce qui est la conséquence même du principe « l’être s’identifie au devenir ». — « Les dogmes de foi doivent être retenus seulement selon leur sens pratique, comme norme préceptive d’action, et non pas comme norme de ce qui est à croire » ; de ce point de vue il faudrait se comporter à l’égard de Jésus-Christ comme à l’égard de Dieu, sans qu’il soit nécessaire d’affirmer qu’il est Dieu, et se comporter à l’égard de Dieu comme à l’égard d’une personne.
L’Encyclique Pascendi dominici gregis parut deux mois plus tard, le 8 septembre 1907 ; elle condamnait le modernisme comme le renouvellement de nombreuses hérésies, en particulier son agnosticisme relatif aux preuves de l’existence de Dieu et de la distinction de Dieu et du monde, de l’Incréé et du créé. Elle repoussait sa conception de l’expérience religieuse substituée à ces preuves, conception dans laquelle se confondent l’ordre de la nature et celui de la grâce.
Enfin le serment antimoderniste, prescrit le 1er septembre 1910, commençait par ces mots : « Ego… firmiter amplector ac recipio omnia et singula, quae ab inerranti Ecclesiae magisterio definita, adserta ac declarata sunt, praesertim ea doctrinae capita, quae hujus temporis erroribus directe adversantur. Ac primum quidem : Deum, rerum omnium principium et finem, naturali rationis lumine per ea quae facta sunt (cf. Rom., I, 20), hoc est, per visibilia creationis opera, tanquam causam per effectus, certo cognosci, adeoque demonstrari etiam posse, profiteor. » Ce dernier mot montre qu’il s’agit d’une profession de foi.
A la suite de ces déclarations de l’Eglise, le calme s’était rétabli, le silence peu à peu s’était fait, et beaucoup d’intelligences d’abord troublées étaient revenues dans le droit chemin, en reconnaissant la valeur de la raison naturelle et de ses affirmations les plus fondamentales, ou de ses principes premiers.
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Nous avons le grand regret de voir aujourd’hui que M. Ed. Le Roy vient de publier de nouveau le Mémoire paru en 1907. Il nous dit dans l’Avant-Propos : « Ce volume contient deux parties hétérogènes. La première est un Mémoire de philosophie, paru d’abord dans la Revue de Métaphysique et de Morale en 1907, et aujourd’hui introuvable ; il est reproduit presque entier tel quel, sans retouches, sinon de menu détail et pour établir un juste raccord avec la seconde partie ; on veut surtout y prendre conscience de certaines difficultés. Vient ensuite une série de Conférences restées jusqu’à présent inédites. Le ton en est tout autre : méditation spirituelle plutôt que dialectique savante ; et la recherche s’efforce d’y garder une allure directement positive. »
On voit dès lors que le mémoire de 1907 est reproduit ici sans aucun souci de répondre aux nombreuses critiques et réfutations qu’il souleva alors. M. Le Roy semble vouloir les ignorer.
La seconde partie est, comme il le dit lui-même, une méditation spirituelle ; elle utilise beaucoup Pascal et porte sur « l’inquiétude humaine, le problème de la volonté profonde, la foi en Dieu, les affirmations préliminaires, l’affirmation de Dieu, l’idée de Dieu, les conditions de la vie religieuse, les derniers obstacles ». C’est une marche vers Dieu, qui rappelle à certains égards, à travers Pascal, les traités des Docteurs de l’Eglise sur la fin dernière, les aspirations humaines et la béatitude parfaite, béatitude qui ne peut se trouver ni dans les plaisirs, ni dans les honneurs, ni dans le pouvoir, ni dans la connaissance des sciences humaines, mais seulement dans le Souverain Bien qui est Dieu. Ces pages, qui rappellent bien des idées chères à saint Augustin et à saint Thomas, feront impression sur bien des lecteurs, surtout sur ceux qui sont déjà convaincus au moins confusément de l’existence de Dieu.
Mais aussitôt la question se pose : cette construction doctrinale, (car on pense bien exposer encore une doctrine, doctrine pragmatiste sans doute, mais encore doctrine), cette construction, si elle a quelque force persuasive, d’où la tient-elle : des bases philosophiques qu’elle suppose, de la philosophie bergsonienne du devenir, ou bien de ce qu’elle utilise encore du sens commun et de la foi chrétienne ? Cet édifice est-il porté par son fondement ? N’est-il pas plutôt soutenu d’en haut par la foi religieuse du lecteur et par ce qui reste en lui de raison naturelle non déformée ? Ne fait-il pas penser à cette statue, dont parle Daniel, qui avait une tête d’or fin, la poitrine et les bras d’argent, les jambes de fer et les pieds d’argile ?
Voyons en quoi consiste le fondement de la construction nouvelle. Pourquoi refuse-t-on d’admettre les preuves traditionnelles de l’existence de Dieu ? Que met-on à leur place ? Nous verrons ensuite, si, en partant d’une philosophie, non pas de l’être, mais du devenir, on évite le panthéisme qui voit en Dieu « une réalité qui se fait », « l’évolution créatrice ». Nous verrons si par cette route on peut affirmer que Dieu est Celui qui est, Ego sum, qui sum, l’Être même subsistant, qui par sa simplicité et son immutabilité absolue, ou son identité éternelle, se distingue réellement et essentiellement de tout ce qui est essentiellement multiple ou composé et changeant.
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La critique fondamentale des preuves traditionnelles.
L’objection principale que M. Ed. Le Roy fait à ces preuves revient à ceci : elles reposent sur une distinction de sens commun inacceptable, « celle du moteur et du mobile, du mouvement et de son sujet, de l’acte et de la puissance ». Les autres objections dérivent de cette première : les preuves traditionnelles, nous dit-on, supposent un recours inconscient à l’argument de saint Anselme, et donc ne valent pas plus que lui. Enfin elles n’établiraient pas la transcendance de la Cause première ou sa supériorité infinie sur tout le créé.
S’il y a quelqu’un qui compromet la transcendance divine, c’est bien sûr M. Le Roy, comme on peut le voir dans son livre, p. 91-95, p. 282-283.
Mais voyons d’abord la première de ces objections, qui se résume en ces mots : « Pourquoi ne pas identifier l’être au devenir ? » (op. Cit., p. 45.)
Comment M. Le Roy est-il conduit à considérer comme inadmissible la distinction que fait le sens commun ou la raison naturelle « entre le moteur et le mobile, entre le mouvement et son sujet, entre l’acte et la puissance » ? — Il y est amené, nous dit-il, par le principe même de la philosophie du devenir, telle que la conçoit M. Bergson. « Je renverrai surtout, écrit-il (op. cit., p. 21), à cette admirable Introduction à la métaphysique, qu’il a publiée dans la Revue de Métaphysique et de Morale, en janvier 1903. La pensée commune s’installe dans l’immobile et tâche de capter la réalité mobile au passage ; elle pose donc en somme implicitement, à titre de postulat indiscuté, que c’est l’immobilité qui est intelligible, qui est première, et que c’est le mouvement qu’il faut expliquer, par réduction à l’immobile. En cela elle manifeste son attitude utilitaire : car ce n’est qu’au point de vue de l’action pratique qu’il peut suffire de se demander où en est la chose qu’on étudie, ce qu’elle est devenue, afin de voir ce qu’on en pourrait tirer ou ce qu’il en faut dire. Mais une telle démarche ne convient plus pour l’œuvre de connaissance pure, de connaissance désintéressée. « Avec des arrêts, si nombreux soient-ils, on ne fera jamais de la mobilité ; au lieu que si l’on se donne la mobilité, on peut, par voie de diminution, en tirer par la pensée autant d’arrêts qu’on voudra. » Aussi, conclut M. Ed. Le Roy, « la vraie méthode philosophique procède à l’inverse de la pensée commune. Elle envisage le mouvement comme la réalité fondamentale, et elle regarde l’immobilité au contraire comme une réalité seconde et dérivée. » On voit par là que, de ce point de vue, si Dieu est réalité fondamentale, il est le devenir même, l’évolution créatrice.
M. Ed. Le Roy dit plus loin (p. 45) : « On veut qu’il y ait dans la cause au moins tout ce qu’il y a dans l’effet. Pourquoi ? Parce que l’on morcelle et que l’on déduit. L’évidence de l’axiome tient en somme à ce que d’une part on se représente une cause extérieure et séparée, à ce que d’autre part on attribue aux procédés de l’analyse déductive une portée ontologique… Affirmer le primat de l’acte, c’est encore sous-entendre les mêmes postulats. Si causalité n’est que déversement d’un plein dans un vide, communication à un terme récepteur de ce que possède un autre terme, en un mot œuvre anthropomorphique d’un agent, alors soit ! Mais que valent ces idoles de l’imagination pratique ? Pourquoi ne point identifier tout simplement l’être au devenir ?… La perfection se présenterait comme un sens de genèse, non comme un point final ou une source première. »
On prévoit de mieux en mieux que, de ce point de vue, Dieu, perfection suprême, sera l’évolution en perpétuel progrès et non pas l’Être même éternellement subsistant et souverainement parfait dès toujours.
M. Le Roy dit encore (op. cit., p. 114-115) : « Cela posé, nous sommes à présent en mesure d’ordonner la série dialectique d’où sortira l’affirmation de Dieu… 1° La réalité est devenir, effort générateur, ou — comme dit M. Bergson — jaillissement dynamique, élan de vie, poussée de création incessante. Cela, tout le montre dans la nature et nous le sentons mieux encore en nous-mêmes…
2° Le devenir cosmique est orienté dans un sens défini… ascension vers le plus et le mieux… Cela, tout le montre dans la nature, notamment l’évolution biologique. Tout le montre aussi en nous, et l’histoire et la psychologie en témoignent également. En somme l’existence même est effort d’accroissement, travail de réalisation ascendante. Ainsi le moral apparaît comme le fond de l’être.
3° L’esprit est liberté, puisqu’il est à la racine de l’être, puisqu’il est action créatrice et même en un certain sens action d’autogenèse… Voilà, en abrégé, ce que nous appelons la réalité morale (exigence d’ascension). Cette réalité morale, esprit de notre esprit, est radicalement irréductible à toute autre forme de réalité, de par sa place même au sommet ou plutôt à la source de l’existence. Il faut donc en affirmer le primat et c’est cette affirmation qui constitue l’affirmation de Dieu.
On voit donc en quel sens on peut et on doit dire que Dieu existe, qu’il est réel… Et cela signifie… que nous avons à nous comporter par rapport à lui, comme par rapport à la source où nous puisons et devons puiser notre propre existence et notre propre réalité. »
Cette source divine, Dieu même, apparaît ainsi de plus en plus comme l’évolution créatrice, comme le devenir universel, sans lequel notre existence apparaît comme un point ; nous revenons à la formule de M. Bergson, selon laquelle Dieu est « une réalité qui se fait à travers celle qui se défait ».
« En définitive, conclut M. Le Roy, c’est toujours à l’expérience religieuse qu’il en faut revenir. » — Cette expérience semble naturelle, mais comme elle est essentiellement une exigence d’ascension, on pourra l’appeler « surnaturelle », sans qu’elle ait à changer de nature, semble-t-il. N’est-elle pas déjà, dès son origine, une participation de la nature divine, comme la grâce sanctifiante dont parlent les théologiens ? Et l’on ne voit plus bien pourquoi les Semipélagiens ont été condamnés pour avoir dit que l’initium fidei vel salutis, non per gratiae donum, sed naturaliter nobis inest. Que dis-je ? Les Semipélagiens et les Pélagiens eux-mêmes n’avaient-ils pas une conception beaucoup plus élevée de Dieu que celle qui nous est ici présentée ?
Voyons sur quoi repose en fin de compte cette nouvelle théorie. N’est-elle pas le rajeunissement d’une vieille erreur ?
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Le fondement de cette conception nouvelle
Que vaut cette affirmation qui se trouvait déjà sous la plume du vieil Héraclite : la réalité est devenir ?
Jusqu’ici les plus grands philosophes d’accord avec la raison naturelle ont dit : le devenir ne peut rendre raison de lui-même, il ne peut exister par soi, il n’est pas au réel ou à l’être comme A est A, comme le blanc est le blanc, la lumière est lumière, l’esprit est esprit. Tout d’abord il demande un sujet, le mouvement n’est jamais que le mouvement de quelque chose, de l’eau, de l’air, ou de l’éther. Le mouvement en général comme tel n’existe pas, mais seulement ce mouvement : il n’est ce mouvement, ce devenir, que parce qu’il est le mouvement de ce sujet, de ce mobile. Pas de rêve sans rêveur, pas de vol sans volatile, pas d’écoulement sans liquide, ni de flux sans fluide, si subtil soit-il. Pas de pensée sans esprit, et, si un esprit n’est pas, comme Dieu, la Pensée même, et la Vérité même toujours actuellement connue « ab aeterno », il est distinct de sa pensée, de ses pensées, qui varient, qui se portent sur divers objets, tandis que, lui, reste un et le même, ou le même être substantiel sous ses phénomènes multiples et changeants. Et cet esprit imparfait ne saurait connaître sans le concours de Celui qui est la Pensée même, la Vérité et la Vie, et qui est plus intime à nous que nous-mêmes, tout en étant réellement et essentiellement distinct de nous.
Les plus grands philosophes ont dit aussi avec le sens commun que le devenir, soit dans l’ordre corporel, soit dans l’ordre spirituel, est un passage de l’indétermination à la détermination, ou de la puissance à l’acte ; par exemple du germe contenu dans le grain de blé à l’épi mûr, de la cellule d’où procède l’embryon à l’animal engendré, ou encore, le passage de l’intelligence qui s’éveille à une pensée de plus en plus distincte. En un mot c’est le passage d’une capacité de perfection à l’acte qui est cette perfection même. Et comme il y a plus dans l’acte ou perfection que dans la puissance non encore actualisée, il faut une cause pour rendre raison du devenir ; il faut un agent : pas d’engendré sans engendrant, pas de détermination corporelle ou spirituelle produite sans un être déjà déterminé capable de la réaliser.
Enfin la raison naturelle et les plus grands penseurs avec elle ajoutent, l’agir suppose l’être, et le mode d’agir suit le mode d’être. Seul l’adulte engendre, et pour engendrer il faut d’abord qu’il existe. Il agit ou, détermine selon la détermination qui est en lui ; l’agent corporel a une action corporelle, l’agent spirituel a, comme tel, une action d’ordre spirituel. Mais tout agent, qui n’est pas son action même, a besoin pour agir d’être prému par Celui-là seul qui est son action, et qui pour cette raison est l’Être même, car l’agir suppose l’être, et le mode d’agir suit le mode d’être.
Tel est le langage du sens commun, tel que l’ont compris, approfondi et justifié un Socrate, un Platon, un Aristote, un Augustin, un Thomas d’Aquin, pour ne parler que de ceux-là. Tous ont dit : Le devenir est un effet, qui suppose l’agir, et l’agir lui-même suppose l’être. En dernière analyse tout « agir » dépend de Celui qui seul est l’Etre même éternellement subsistant.
M. Ed. Le Roy vient nous demander maintenant : « Pourquoi ne point identifier tout simplement l’être au devenir ? » Ce « tout simplement » est d’une simplicité inattendue ; il y a deux espèces de simplicité : celle de la souveraine sagesse et puis une autre fort différente, dont saint Paul, saint Augustin et saint Thomas ont parfois parlé. Il y a celle qui juge de tout, même des choses les plus élevées, non pas par la Cause suprême, mais par ce qu’il y a dans le réel de plus infime ; c’est celle qui veut ramener l’Etre au devenir, et l’unique instant de l’immobile éternité à ce nunc fluens, à cet instant fugitif, qui constitue la réalité du temps, de la durée que nous expérimentons.
« Pourquoi ne point identifier, tout simplement l’être au devenir ? » — Même l’Etre par essence, Monsieur Le Roy ; même Celui qui est, et qui a dit de lui-même : Ego sum qui sum… Ego Dominus et non mutor » ? — Oh alors, bien sûr, si l’on identifie si simplement l’être au devenir, on conclut sans difficulté comme le fait le présent ouvrage (p. 22) : « Les choses étant mouvement, il n’y a plus à se demander comment elles reçoivent celui-ci. » En d’autres termes, les preuves de l’existence de Dieu par le mouvement et par les causes efficientes cessent d’exister, elles s’évanouissent.
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Mais en fin de compte sur quoi repose cette assertion que l’être est devenir, et que le devenir est à lui-même sa raison, qu’il est la réalité fondamentale : Dieu même, identifié avec l’évolution créatrice ?
En dernière analyse, sur quoi repose tout cela ? M. Ed. Le Roy nous l’a dit (p. 21) : Cela repose sur cette remarque de M. Bergson : « Avec des arrêts, si nombreux soient-ils, on ne fera jamais de la mobilité ; au lieu que si l’on se donne la mobilité, on peut, par voie de diminution, en tirer par la pensée autant d’arrêts qu’on voudra ».
M. Bergson s’est plus longuement expliqué sur ce point dans l’Évolution créatrice (p. 341-342) où il dit : « Il y a plus dans le mouvement que dans les positions successives attribuées au mobile, plus dans un devenir que dans les formes traversées tour à tour, plus dans l’évolution de la forme que dans les formes réalisées l’une après l’autre. La philosophie pourra donc, des termes du premier genre, tirer ceux du second, mais non pas du second le premier ; c’est du premier que la spéculation devrait partir. Mais l’intelligence renverse l’ordre des deux termes, et sur ce point la philosophie antique procède comme fait l’intelligence. Elle s’installe dans l’immuable, elle se donne des Idées et passe au devenir par voie d’atténuation et de diminution. » On lit aussi dans l’Évolution créatrice un peu plus loin, p. 354 : « Une perpétuité de mobilité n’est possible que si elle est adossée à une éternité d’immutabilité, qu’elle déroule dans une chaîne sans commencement ni fin. Tel est le dernier mot de la philosophie grecque. Elle se rattache par des fils invisibles à toutes les fibres de l’âme antique, c’est en vain qu’on voudrait la déduire d’un principe simple. Mais si l’on en élimine tout ce qui est venu de la poésie, de la religion, de la vie sociale, comme aussi d’une physique et d’une biologie encore rudimentaires, si l’on fait abstraction des matériaux friables qui entrent dans la construction de cet immense édifice, une charpente solide demeure, et cette charpente dessine les grandes lignes d’une métaphysique, qui est, croyons-nous, la métaphysique naturelle de l’intelligence humaine. »
M. Bergson et M. Ed. Le Roy admettent une philosophie dynamiste du devenir, qui est exactement à l’antipode de cette « métaphysique naturelle de l’intelligence humaine ». Pourquoi ? Pour cette raison qu’une pareille métaphysique n’est que « la mise en système des dissociations, du morcelage effectué sur le flux universel par la pensée commune, c’est-à-dire par l’imagination pratique et le langage ». L’intelligence n’est faite en effet, selon M. Bergson, que pour penser « les objets inertes, plus spécialement les corps solides, où notre action trouve son point d’appui et notre industrie ses instruments de travail ; nos concepts ont été formés à l’image des solides, notre logique est surtout une logique de solides. »
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Et voilà le fondement de la conception nouvelle ! C’est là le dernier effort de la pensée moderne ! M. Le Roy ne daigne évidemment pas lire ce qui lui a été répondu il y a vingt-deux ans. Nous disions à cette époque, après avoir longuement examiné cette théorie nominaliste du sens commun, qu’elle confond l’être intelligible, dans lequel notre intelligence perçoit les premiers principes d’identité, de raison d’être, de causalité, de finalité, avec le corps solide qui représente seulement le dernier degré de l’être substantiel. Nous montrions que la distinction de la puissance et de l’acte, celles du moteur et du mobile, du mouvement et de son sujet, de nos pensées successives et de notre esprit, représentent les divisions de l’être intelligible et non pas le morcelage du continu sensible. Nous montrions surtout que la distinction de puissance et acte est nécessaire pour rendre intelligibles, en fonction, non pas des corps solides, mais de l’être, la multiplicité et le devenir.
Un peu plus tard, reprenant l’étude du même problème, nous écrivions : « L’argument qu’on nous oppose n’a pas fait grand progrès depuis Héraclite, nous voyons même de mieux en mieux son origine sensualiste. Si l’intelligence n’a pour objet que les corps solides, qu’on nous explique le verbe être, âme de tout jugement, et qu’on nous montre en quoi l’homme peut différer de l’animal. Si l’objet de l’intelligence n’est pas le corps solide, mais l’être et tout ce qui a raison d’être, la proposition bergsonienne « il y a plus dans le mouvement que dans l’immobile » n’est vraie que des immobilités prises par les sens sur le devenir lui-même. Mais elle est fausse si on l’érige en principe absolu, parce que alors elle veut dire : « il y a plus dans ce qui devient et n’est pas encore que dans ce qui est. » L’immobile, pour les sens, c’est ce qui localement est en repos ; pour l’intelligence, c’est ce qui est, par opposition à ce qui devient, comme l’immuable est ce qui est et ne peut pas ne pas être. — Le sensualisme bergsonien confond l’immutabilité qui est supérieure au mouvement avec celle qui lui est inférieure… C’est ainsi qu’il rabaisse la vie immobile de l’intelligence, qui contemple les lois éternelles les plus hautes, jusqu’à l’inertie du corps solide inanimé. — De ce point de vue le temps est supérieur à l’éternité ; il est la vie, tandis que l’immobile éternité est une mort. »
M. Boutroux répondait de même à Spencer : « L’évolutionnisme est la vérité au point de vue des sens ; mais, au point de vue de l’intelligence, il reste vrai que l’imparfait n’existe et ne se détermine qu’en vue du plus parfait… De plus l’intelligence persiste à dire avec Aristote : « Tout a sa raison d’être et le premier principe doit être la raison suprême des choses. Or expliquer, c’est déterminer, et la raison suprême des choses ne peut être que l’être entièrement déterminé. »
« Tel est le dernier mot, de la philosophie grecque », comme l’avoue M. Bergson ; mais ce n’est point, comme il le dit, « par des fils invisibles que cette philosophie se rattache à toutes les fibres de l’âme antique » et à ce qui fait le fond de l’intelligence humaine. C’est une erreur de dire qu’on « ne peut la déduire d’un principe simple ». Elle se rattache à l’intelligence par la loi suprême de la pensée et du réel, par le principe d’identité (forme positive de celui de contradiction), impliqué dans la toute première idée, l’idée d’être : « l’être est l’être, le non-être est non être » ; plus brièvement « l’être n’est pas le non-être, ils s’opposent contradictoirement ».
Or si la réalité fondamentale est devenir comme le soutiennent M. Bergson et M. Le Roy, en revenant à Héraclite, il faut dire avec ce vieux Ionien que le principe de contradiction n’a plus aucune valeur réelle, car l’être et le non-être, loin de s’opposer contradictoirement, s’identifient dans le devenir qui est à lui-même sa raison. Aristote l’a profondément montré au livre IVe de sa Métaphysique, où il montre tout le sens, la nécessité absolue, la valeur réelle, et toute la portée du principe de contradiction.
Si la réalité fondamentale est devenir, le principe de contradiction s’évanouit, et avec lui celui d’identité, qui exprime positivement la même loi : « l’être est l’être ; le non-être est non être ». Alors il ne faudrait plus dire : « le vrai est le vrai, le faux est le faux, est est, non non », comme il est dit dans l’Evangile. Que resterait-il du principe : « le bien est le bien, le mal est le mal, ils ne sauraient se confondre ». Les spirituels pourraient-ils encore affirmer : « la chair est chair, l’esprit est esprit ; Dieu est Dieu, la créature est créature ». Est-ce qu’il ne faudrait pas dire du devenir universel ou de l’évolution créatrice ce qui est dit dans la première proposition du Syllabus de Pie IX : « Deus idem est ac rerum natura et idcirco immutationibus obnoxius, Deusque reapse fit in homine et in mundo, atque omnia Deus sunt et ipsissimam Dei habent substantiam ». — Si le principe d’identité ou de contradiction s’évanouit, avec lui disparaît celui de causalité, appliqué, non plus seulement aux phénomènes, mais dans l’ordre de l’être. Avec l’être, il sombre dans le devenir.
N’est-ce pas à cela que nous conduit M. Le Roy malgré la méditation spirituelle, qui est la seconde partie de son livre ? Il maintient somme toute ce qu’il avait écrit dans la Revue de Métaphysique et de Morale, 1905, p. 200-204 : « Le principe de non-contradiction n’est pas universel et nécessaire autant qu’on l’a cru, il a son domaine d’application ; il a sa signification restreinte et limitée. Loi suprême du discours et non de la pensée en général, il n’a prise que sur le statique, sur le morcelé, sur l’immobile, bref sur des choses douées d’une identité. Mais il y a de la contradiction dans le monde, comme il y a de l’identité. Telles ces mobilités fuyantes, le devenir, la durée, la vie, qui par elles-mêmes ne sont pas discursives et que le discours transforme pour les saisir en schèmes contradictoires. »
Cela revient à dire que, la réalité fondamentale étant devenir, le principe de contradiction ou de non-contradiction est l’erreur fondamentale. A moins qu’on ne dise avec Aristote et Saint Thomas : cela revient à affirmer que l’absurdité radicale est au principe de tout.
M. Le Roy maintient absolument sa position, c’est ce qui lui fait écrire dans son nouveau livre : « La réalité est devenir… activité spirituelle dont émanent les immobilités relatives qu’on appelle matière ou raison pure. » « Le principe de causalité n’a judicature que sur les phénomènes. On connaît ses liens avec le morcelage. » Dès lors les preuves de l’existence de Dieu fondées sur ce principe, solidaire lui-même de celui de contradiction, n’ont plus aucune valeur.
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Il faut choisir : le devenir, l’évolution créatrice où disparaît la distinction réelle et essentielle de l’Incréé, immuable et éternel, et du créé toujours changeant, ou bien la vérité du principe de contradiction ou d’identité, comme loi fondamentale de la pensée et du réel. La position adoptée par la philosophie du devenir apparaît ainsi comme une preuve de l’existence de Dieu par l’absurde, et, si elle n’existait pas, il faudrait l’inventer, pour donner à choisir : le vrai Dieu ou l’absurdité radicale.
Le principe de contradiction affirme qu’un cercle carré est, non seulement inconcevable, mais encore irréalisable en dehors de notre esprit, irréalisable par quelque puissance que ce soit, finie ou infinie. Affirmer cela, c’est déjà pour notre esprit sortir de soi, c’est affirmer une loi du réel possible et de ce qui est réellement impossible. Le même principe affirme encore que ce qui devient n’est pas encore, que le devenir n’est pas l’être, et qu’il y a plus dans l’être que dans le devenir, dans l’animal engendré que dans l’évolution de l’embryon.
Ce principe de contradiction, soit sous sa forme négative (l’être n’est pas le non-être), soit sous sa forme positive (est est, non non), est incomparablement plus certain, que tout ce qu’on vient nous dire sur l’inquiétude humaine, sur la volonté profonde ; et tout cela ne peut tenir que si lui-même subsiste. Le Cogito, ergo sum s’évanouirait aussi ; je ne pourrais plus dire je pense, mais impersonnellement : il pense, comme on dit il pleut, et pas même, car il se pourrait que la pensée soit identique à la non-pensée. C’est le nihilisme doctrinal qui conduit au nihilisme moral.
La doctrine de l’Évolution créatrice d’elle-même, en faussant radicalement la notion de création, se heurte, comme nous l’avons longuement montré ailleurs, à tous les premiers principes de la raison. Elle admet en effet un devenir sans sujet, un mouvement sans mobile, un devenir sans cause efficiente distincte de lui, un devenir sans cause finale connue par une intelligence parfaite de toute éternité. Elle tient que cette évolution, créatrice d’elle-même, est ascendante, et alors, en elle le plus sort du moins, le plus parfait sort du moins parfait ; elle rejette le mystère de création, qui s’harmonise avec les principes de causalité efficiente et de finalité, pour lui substituer l’absurde placé au principe de tout : le plus qui sort du moins sans cause efficiente et sans finalité proprement dite. Comme on l’a dit, Dieu, identifié avec cette évolution créatrice, va de surprise en surprise, en voyant tout ce qu’il devient, sans l’avoir prévu.
Cette doctrine avoue que le devenir, qui est à lui-même sa raison, est une contradiction réalisée ; mais elle oublie ce qu’a remarqué Aristote à la fin du IVe livre de sa Métaphysique, que, si le principe de contradiction n’a plus de valeur, le devenir lui-même ne se distingue plus du non-devenir, en lui le point de départ n’est pas distinct du point d’arrivée ; on est alors au but avant d’être parti ; le devenir corporel ou spirituel devient immobile et il se confond, non pas avec l’immobilité de l’Etre subsistant, mais avec celle du néant, et du néant absolu, qui est l’absence non seulement de toute existence, mais de toute possibilité d’existence.
La vérité du principe de contradiction ou d’identité est plus certaine que l’existence de la terre qui nous porte ; c’est une certitude non seulement physique, mais métaphysique ou absolue ; et sans elle il n’y a plus rien pour nous d’intelligible. Autrement dit, avec la notion d’être, qui fonde ce principe, s’évanouissent celles du vrai et du bien et leur opposition avec l’erreur et le mal.
Voilà le lien qui rattache à l’intelligence humaine l’affirmation du primat de l’être sur le devenir, qui est à la base de la philosophie traditionnelle, et, comme l’avoue M. Bergson, « si l’on fait abstraction des matériaux friables qui entrent dans la construction de cet immense édifice, une charpente solide demeure, et cette charpente dessine les grandes lignes d’une métaphysique, qui est, croyons-nous, la métaphysique naturelle de l’intelligence humaine ».
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Est-il vrai que saint Thomas n’a pas établi la transcendance divine ?
M. Ed. Le Roy dans son dernier livre reproche assez cavalièrement à saint Thomas de ne pas établir la transcendance de Dieu, sa supériorité infinie au-dessus de tout le créé. Après avoir rapporté (p. 118) la définition de la personne que le Docteur commun de l’Eglise applique analogiquement à Dieu, M. Le Roy, qui n’a nullement compris l’analogie, se contente d’écrire : « C’est une locution empruntée à la langue du droit. Inutile d’y insister. » Sans le comprendre, il bouscule saint Thomas, un peu comme un maître d’école, ignorant les richesses de la raison naturelle, bouscule un enfant qui lui répond selon le sens commun. Il ne saisit pas qu’il s’agit ici de trois perfections absolues (simpliciter simplices), qui n’impliquent formellement aucune imperfection : être subsistant, intelligence et liberté, et qui peuvent par suite s’appliquer à Dieu analogiquement, mais selon leur sens propre, et sans métaphore. Nous l’avons longuement expliqué ailleurs en examinant les objections, qu’on réimprime ici comme si elles n’avaient reçu aucune réponse.
Les preuves thomistes de l’existence de Dieu, nous dit-on, ne concluent à la transcendance divine que par un recours inconscient à l’argument de saint Anselme et ne valent donc pas plus que lui. (Cf. le Problème de Dieu, p. 38, 46, 94.)
Nous avons déjà répondu à M. Le Roy : Saint Anselme aurait dû dire seulement : « l’être le plus grand qui se puisse concevoir existe nécessairement par lui-même, et non pas par un autre, s’il existe ». On peut dire réciproquement : « S’il existe, l’être nécessaire doit être l’Être même, il doit être à l’être comme A est A, en vertu du principe d’identité ou de contradiction, autrement il faudrait encore remonter plus haut, jusqu’à l’identité pure de l’Ipsum esse subsistens, qui est sans limites et infiniment parfait. » Il n’y a donc aucun recours inconscient à l’argument de saint Anselme, car on a d’abord établi a posteriori que l’être nécessaire est requis comme cause de ce qui devient.
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M. Le Roy affirme à plusieurs reprises sous différentes formes que la transcendance de Dieu n’est pas établie par les preuves thomistes (Cf. Le Problème de Dieu, p. 30, 38, 39, 41, 43).
La preuve de la transcendance divine donnée par saint Thomas se rattache pourtant de façon rigoureuse au principe de contradiction ou d’identité, dont on ne montre pas qu’on puisse se passer. Elle revient à ceci : Il ne peut y avoir ni multiplicité ni devenir au sein de l’Absolu. Or le monde est essentiellement multiple et changeant. Donc Dieu est réellement et essentiellement distinct du monde. Cette preuve est celle donnée par le Concile du Vatican, sess. III, ch. I. En d’autres termes : Si le principe d’identité ou de contradiction est loi fondamentale de la pensée et du réel, la réalité fondamentale doit être à l’être comme A est A, elle doit être l’Être même éternellement subsistant, la Vérité même toujours connue, le Bien même toujours aimé, la Pensée même et l’Amour par essence : Ipsum intelligere et Ipsum velle subsistens. (Cf. Saint Thomas, Ia, q. 3, a. 4, 7, 8 ; q. 4, a. 2 ; q. 7, a. 1 ; q. 9, a. 1 ; q. 10, a. 2.).
M. Le Roy redit encore (p. 38) avec Kant : « D’où conclure que cette intelligence et cette sagesse (exigées par la preuve tirée de l’ordre du monde) sont infinies et créatrices ? »
S’il avait compris saint Thomas, il aurait saisi que toute intelligence qui n’est pas infinie, qui n’est pas la Pensée même et la Vérité même, est ordonnée à la Vérité et à l’Être, comme l’œil vivant au coloré, et donc qu’il faut remonter jusqu’à une Intelligence ordonnatrice suprême, qui soit l’Ipsum intelligere subsistens. Ce sont là les éléments mêmes de la philosophie traditionnelle. (Cf. Ia, q. 14, a. 2, 3, 4).
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La philosophie du devenir est la négation de la transcendance divine
Si saint Thomas n’avait pas prouvé la transcendance de Dieu, serait-ce la philosophie du devenir ou de l’évolution créatrice qui l’établirait ? Après avoir admis que la réalité fondamentale, source de tout, est devenir, comment donc peut-elle établir que Dieu est infiniment supérieur à toute créature corporelle et spirituelle, infiniment supérieur au mouvement corporel ou spirituel, et supérieur au temps, mesure du mouvement ? Si Dieu est l’évolution créatrice, comment cette philosophie établit-elle qu’Il peut exister sans le monde qui évolue ? Comment respecte-t-elle le dogme de la création ex nihilo et non ab aeterno ? Elle prétend que l’expression création ex nihilo est impensable, parce qu’elle ne comprend pas que ces mots veulent dire « ex nullo praesupposito subjecto ». (Cf. saint Thomas, Ia, q. 45, a. 5, c. et ad 3).
Comment une philosophie du devenir peut-elle se concilier avec cette affirmation révélée que Dieu a librement voulu créer le monde non ab aeterno, que tout ce qui existe en dehors de Lui a commencé, que le mouvement corporel ou spirituel et que le temps ont commencé ?
On peut se rendre compte de ce qui subsiste de la transcendance divine et du dogme de la création en lisant ce que nous en dit M. Le Roy dans son dernier livre p. 91, 92, 93, 95, p. 282-283. Nous lisons, pages 91-92 : « La création est inconcevable comme événement historique ayant sa date, inconnue de nous sans doute, mais assignable en soi… On est dupe de l’imagination quand on croit penser un commencement de l’univers total sur le modèle de sa continuation temporelle. Par cela même que l’idée du néant n’est qu’une pseudo-idée… on ne saurait à aucun degré concevoir un passage du néant à l’être… Le principe de causalité n’a judicature que sur les phénomènes », etc., etc.
« Au fond, l’idée de cause première est une idole de la déduction (p. 93). »
Evidemment si la réalité fondamentale est devenir, la notion de création ex nihilo est absurde. Mais si l’être se divise en puissance et acte, si le devenir suppose une puissance passive et une puissance active, lorsque la puissance passive est égale à zéro, il faut une puissance active infinie, seule capable de produire quelque chose, même un grain de sable, ex nihilo, c’est-à-dire (ce n’est pas là une pseudo-idée) ex nullo praesupposito subjecto.
En d’autres termes, si Dieu, comme le veulent M. Bergson et M. Le Roy, est « une réalité qui se fait », « une continuité de jaillissement », « l’évolution créatrice », il ne se conçoit pas sans le monde qui évolue, il ne peut exister avant lui, avant le temps, dans l’unique instant de l’immobile éternité. Dans cette conception Dieu ne se conçoit pas sans le monde.
Bien plus, il ne sera jamais infiniment parfait, car il est un infini à devenir. M. Le Roy écrit dans son dernier livre, p. 95, au sujet de ce qu’il appelle la théorie statique de la perfection : « Rien de plus contestable… Pourquoi, je le répète, la perfection ne serait-elle pas tout simplement l’infini du progrès… ? Pourquoi le parfait ne serait-il pas une ascension, une croissance, plutôt qu’une plénitude immobile ? » — Pourquoi ? — Parce que, dans cette évolution créatrice ascendante, le plus sortirait du moins, et ce n’est pas une chose qui se puisse admettre « tout simplement ».
Item p. 283 : « Nous ne sommes pas des « natures » achevées et closes… Notre vie, au contraire, est incessante création… Dieu est à la fois immanent et transcendant : immanent quant à sa présence efficace et intime, quant à son action inspiratrice et réalisante en nous, transcendant quant à l’infini de création et de réalité toujours plus haute vers lequel sans limite il nous attire et nous soulève, quant à son caractère de principe inexhaustible. »
M. Le Roy maintient, somme toute, ce qu’il disait autrefois, dans la Revue de Métaphysique et de Morale, juillet 1907, p. 512, pour caractériser la transcendance de Dieu : « Si nous déclarons Dieu immanent, c’est que nous considérons de Lui ce qui est devenu en nous et dans le monde ; mais pour le monde et pour nous il reste toujours un infini à devenir, un infini qui sera création proprement dite, non simple développement, et de ce point de vue Dieu apparaît comme transcendant. »
C’est dire que Dieu ne sera jamais infiniment parfait, et, dans l’évolution créatrice ascendante, la grâce, dont on veut bien parler encore, ne constitue pas un ordre nouveau, infiniment supérieur à celui de la nature. On vient de nous dire : « nous ne sommes pas des natures achevées et closes » ; la grâce est un moment de l’évolution, et le christianisme lui aussi, moment le plus élevé, mais rien de plus. Où est dès lors sa surnaturalité essentielle ? C’est toujours le pur modernisme condamné (Denzinger, 2058, 2078 sq. et 2094 sqq.).
Il est clair que le symbole pragmatique de la personnalité divine, qu’on veut encore conserver ici, recouvre une métaphysique panthéistique du devenir, qui est en opposition radicale avec ce que le Concile du Vatican nous dit de la distinction réelle et essentielle du Créateur et du créé, tout comme elle est en opposition avec le principe d’identité ou de contradiction, loi fondamentale de la pensée et du réel. (Cf. Denzinger, 1782, 1804.)
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Que vaut la preuve nouvelle qu’on propose ?
Et alors que peut valoir la preuve de l’existence de Dieu proposée par M. Le Roy sous les titres : L’inquiétude humaine ; Le problème de la volonté profonde ; La foi en Dieu, etc. ?
Il y a certes là un commentaire de Pascal qui s’efforce de conserver la preuve de l’existence de Dieu par le désir du bonheur et les aspirations de l’âme humaine. On se rappelle en le lisant la parole de saint Augustin : « irrequietum est cor nostrum, Domine, donec requiescat in te », et aussi le début de la Ia IIae de saint Thomas. On pense à certaines élévations des mystiques ; mais inconsciemment M. Le Roy n’en fait-il pas une reproduction en simili ?
Cette preuve par le désir naturel du bonheur, nous l’avons montré ailleurs, ne vaut que si le principe de finalité a une valeur ontologique et transcendante. Ce principe nous dit que tout agent agit pour une fin, qu’un désir naturel ne peut être vain. Pourquoi ? Premièrement parce que le désir et l’amour tendent, non pas vers la notion de bien qui est dans l’esprit, mais vers le bien qui est dans les choses ; et secondement un désir naturel ou fondé immédiatement, non sur l’imagination ou sur une conception plus ou moins erronée de la raison raisonnante, mais sur la nature de l’intelligence et de la volonté, n’est pas plus vain que cette nature, surtout si c’est un désir d’exigence, comme celui dont il est parlé ici, et qui ne porte pas sur notre élévation à l’ordre surnaturel. Notre volonté, par sa nature même, désire un bien sans limite, autant du moins qu’il est naturellement connaissable. Pourquoi ? Parce qu’elle est naturellement éclairée, non par les sens ou par l’imagination, mais par l’intelligence qui conçoit le bien universel.
Si donc la volonté humaine spécifiée par le bien universel existait, et si le Souverain Bien naturellement connaissable n’existait pas, il y aurait là une contradiction psychologique ; la volonté par nature tendrait vers un bien sans limite, et n’y tendrait pas. Saint Thomas l’a fort bien montré, Ia IIae, q. 2, a. 7 et 8.
Tout cela tient, s’il y a une nature de l’âme, une nature de l’intelligence spécifiée par l’être intelligible, une nature de la volonté spécifiée par le bien universel. Cela tient, si l’agir présuppose l’être et le mode d’agir le mode d’être, si chaque être a sa nature propre, surtout si l’être est l’être, et s’oppose au néant, au lieu de s’identifier avec un devenir qui serait à lui-même sa raison. En d’autres termes, cela tient, si le principe de contradiction a une valeur ontologique et transcendante, et par suite aussi les principes de causalité efficiente et de finalité, si l’ordre des agents correspond à l’ordre des fins, s’il y a quelque chose au-delà de notre pensée, si à la représentation correspond un représenté.
Mais évidemment cette preuve de l’existence de Dieu n’a plus aucune consistance, si l’être et le non-être se confondent dans un devenir sans cause, et qui, même orienté vers la perfection, n’arrivera jamais à la perfection souveraine de l’Être, de la Sagesse et de l’Amour.
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La voie du nihilisme doctrinal
Que conclure ? — Pie X disait (Sacrorum Antistitum) : « Magistros autem monemus, ut rite hoc teneant Aquinatem vel parum deserere, praesertim in re metaphysica, non sine magno detrimento esse. Parvus error in principio, sic verbis ipsius Aquinatis licet uti, est magnas in fine. »
Si une légère déviation au sommet de l’angle devient énorme quand on prolonge très loin ses côtés ; si une erreur d’aiguillage cause un déraillement effroyable, qu’arrivera-t-il si l’on commence par mettre de la mélinite sous les premiers principes, lois fondamentales de la pensée et du réel ? Alors comment ne pas arriver à la définition moderniste de la vérité condamnée dans le décret Lamentabili : « Veritas non est immutabilis plus quam ipse homo, quippe quae cum ipso, in ipso et per ipsum evolvitur » (Denzinger, n° 2058). Il n’y a plus aucune vérité immuable ; aucune vérité n’est plus la conformité de notre jugement avec quelque chose d’immuable ; c’est la conformité de notre pensée avec la vie toujours changeante, comme on l’a dit, sans voir toute la répercussion de cette formule vraie en ce qu’elle affirme, fausse en ce qu’elle nie : « veritas est adaequatio mentis et vitae ». Et alors le faux se distingue-t-il encore de ce qui est moins vrai dans l’état actuel de notre science ? Le mal se distingue-t-il encore essentiellement de ce qui est seulement moins bon ? Trahir son pays est-ce mal ou est-ce moins bien que de le servir, moins conforme aux idées actuelles, qui, malgré la poussée du communisme internationaliste, font encore au patriotisme sa part ?
Où allons-nous, en suivant cette direction, et comment d’après les principes de la philosophie du devenir éviter la première proposition du Syllabus à laquelle revenait un bergsonien convaincu, M. Jean Weber, lorsqu’il écrivait, dans la Revue de Métaphysique et de Morale, 1894, p. 549-560 : « La morale, en se plaçant sur le terrain où jaillit sans cesse, immédiate et toute vive, l’invention, en se posant comme le plus insolent empiètement du monde de l’intelligence sur la spontanéité, était destinée à recevoir de continuels démentis de cette indéniable réalité de dynamisme et de création qu’est notre activité… En face de ces morales d’idées, nous esquissons la morale ou plutôt l’amoralisme du fait… Nous appelons « bien » ce qui a triomphé… L’homme de génie est profondément immoral, mais il n’appartient pas à n’importe qui d’être immoral… Le « devoir » n’est nulle part et il est partout, car toutes les actions se valent en absolu. »
Si en effet il n’y a plus rien d’absolument immuable, si l’être ne s’oppose pas au néant, mais s’identifie avec lui dans un devenir sans cause, alors il n’y a plus de distinction absolue, nécessaire, immuable entre le bien et le mal ; il n’y a plus, comme le veut le nominalisme radical, qu’une distinction contingente, libre, toujours variable ; le mal devient un moindre bien, un moment de l’évolution qu’il faut dépasser. Qu’il faut dépasser ! à condition d’établir contre M. Jean Weber que l’évolution DOIT être ascendante, dans le sens de la moralité relative qui subsiste on ne sait comment après la disparition de la moralité absolue, après la disparition de la distinction nécessaire, immuable et éternelle entre le bien et le mal. M. Le Roy pose « le primat du moral », mais celui-ci s’évanouit, si l’on nie le primat métaphysique de l’Être.
Alors comment éviter la première proposition du Syllabus de Pie IX, dont nous n’avons cité plus haut que le début et qui n’est autre que celle-ci : « Deus idem est ac rerum natura et idcirco immutationibus obnoxius, Deusque reapse fit in homine et in mundo, atque omnia Deus sunt et ipsissimam Dei habent substantiam ; ac una eademque res est Deus cum mundo et proinde spiritus cum materia, necessitas cum libertate, verum cum falso, bonum cum malo, et justum cum in justo » (Denzinger, n° 1701).
Si en effet on nie la valeur du principe de contradiction comme loi fondamentale de la pensée et du réel, comment éviter ces conséquences ? Comment par exemple M. Le Roy et M. Bergson distinguent-ils essentiellement l’esprit et la matière, l’intelligence et les sens, si l’objet de l’intelligence est le corps solide, déjà saisi par les sens, et non pas l’être intelligible et ses lois universelles et nécessaires ? Comment distinguent-ils la nécessité et la liberté, alors qu’ils réduisent celle-ci à la simple spontanéité ? Comment surtout distinguent-ils absolument et nécessairement le vrai du faux, le bien du mal, le juste de l’injuste. Si de toute éternité n’existe pas, souverainement parfaite, la Vérité même, la Sagesse même, elles n’existeront jamais, et jamais l’Évolution créatrice ne nous donnera une norme absolue pour distinguer le juste et l’injuste, le bien du mal. La morale, sans l’idée objectivement fondée du Souverain Bien, parfait par essence, fin dernière de l’homme, restera, comme la morale kantienne, semblable à une région sans soleil, à une terre aride et triste, qui ne saurait porter aucun fruit. Elle ne donnera surtout aucun fruit pour l’éternité, car elle cesse de voir que l’incomparable richesse du moment présent, si terne qu’il soit en apparence, ne vient pas de ce que ce moment se trouve entre un passé évanoui et les incertitudes de l’avenir, mais de ce qu’il coexiste avec l’unique instant de l’immobile éternité et qu’il y a une manière surnaturelle de le vivre, pour que le mérite, qu’il peut contenir, non seulement se réalise comme tendance en perpétuelle évolution, mais demeure pour l’éternité.
Rome. Angelico.
Revue de métaphysique et de morale, juillet 1907, p. 495.
DENZINGER, Enchiridion, n° 1782.
« Veritas non est immutabilis plus quam ipse homo, quippe quae cum ipso, in ipso et per ipsum evolvitur ». DENZINGER, n° 2058.
« Dogmata fidei retinenda sunt tantummodo juxta sensum practicum, id est tanquam norma praeceptiva agendi, non vero tanquam norma credendi. » DENZINGER, n° 2026.
Cf. DENZINGER, Encyclica Pascendi, n° 2072 sqq., 2078 sqq., 2081, 2094 sq.
Le Problème de Dieu, L’Artisan du livre, 2, rue de Fleurus, 6ème édition. Paru d’abord dans les « Cahiers de la Quinzaine », 1 vol. de 350 p.
Ce texte était dans le Mémoire de 1907, loc. Cit. (1er article) ; il se retrouve équivalemment dans les passages du nouveau livre que nous allons citer.
BERGSON, Introduction à la Métaphysique.
Le Problème de Dieu, 1929, p. 21. C’est nous qui soulignons, comme dans le texte suivant.
Souligné dans le texte, p. 116.
Cf. Le Sens commun, la Philosophie de l’être et les formules dogmatiques, 3ème édition, Paris, Desclée de Brouwer. 2ème partie : Le Sens commun et les Preuves traditionnelles de l’existence de Dieu, p. 158-247.
Dieu, son existence et sa nature, Paris, Beauchesne, 5ème édition, p. 161.
Études d’Histoire de la Philosophie, p. 202.
Cf. Commenterium in l. IV Metaphysicae, c. 3 à 8 ; lect. V à XVII, de valore principii contradictionis.
Ibid., p. 92 ; item p. 35, 45.
Cf. De Revelatione, c. VIII, a. 2.
Le Problème de Dieu, p. 30, 38-43, 118.
Dieu, son existence et sa nature, p. 198 SS., 200-208, 215-223, 531-545, 568, 780.
Cf. Le sens commun et la philosophie de l’être, 3ème éd., p. 214-219.
« (Deus) qui, cum sit una singularis, simplex omnino et incommutabilis substantia spiritualis, praedicandus est re et essentia a mundo distinctus… et super omnia ineffabiliter excelsus. »
Cf. S. Thomas, Ia, q. 46, a. 2 : « Utrum mundum incoepisse sit articulus fidei. »
Cf. S. Thomas, Ia, q. 45, a. 5, c. et ad 3. Quand les théologiens disent que les anges crées sont en dehors de Dieu, ces mots en dehors ne signifient évidemment pas en dehors localement, mais que les anges ne sont pas Dieu.
Dans une classe de philosophie, lorsque le professeur, idéaliste en apparence convaincu, disait : Un au-delà de la pensée est impensable, un élève, qui n’avait plus rien à perdre, se permettait toutes sortes d’irrévérences. Le professeur idéaliste ne manquait pas de le reprendre. Le jeune insoumis répondait : Esse est percipi, comme dit Berkeley, un au-delà de le pensée est impensable. Comment savez-vous, Monsieur, qu’en dehors de votre pensée j’existe et que je dis ou fais ceci ou cela ? Comment pouvez-vous qualifier mes propos et mes actes, comme chose en soi, s’ils peuvent en même temps être sous le même rapport bienséants et inconvenants, raisonnables et déraisonnables ? » — « Quoi qu’il en soit, sortez. » — « Je sors, Monsieur, et en dehors de votre pensée (jugement d’existence). Je sors, tout en ne sortant pas, puisqu’on peut, paraît-il, en même temps sortir et ne pas sortir. C’est inconcevable, selon vous, mais peut-être réalisable. Pour moi, le réalisable et le réel sont un au-delà de la pensée ; ils sont son objet extramental. Objectum intellectus est ens. »
Cf. J. MARITAIN, La Philosophie bergsonienne, nouvelle édition ; 1ère partie, ch. V et VI.