INSTRUCTION PASTORALE DE MONSEIGNEUR PARISIS, évêque de Langres

sur LE DROIT DIVIN DANS L'ÉGLISE, 1846

Pierre-Louis Parisis, par la miséricorde divine et la grâce du saint-siège apostolique, évêque de langres, au clergé et aux fidèles de notre diocèse, salut et bénédiction en Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Depuis plus d'un demi–siècle, N. T. C. F., de tels bouleversements se sont opérés dans les sociétés humaines, que la société même des enfants de Dieu en a été comme ébranlée dans l'esprit des peuples par l'altération et l'oubli de ses principes les plus fondamentaux.

D'une part, les nations ayant brisé les sceptres des rois comme on brise des jouets d'enfants, et changé les constitutions des empires comme on change de vêtements, des esprits novateurs se sont demandé si l'Eglise ne pourrait pas aussi adopter ou recevoir des changements pareils ; et, tandis que nous écrivons ces lignes, quelques-uns d'eux, très haut placés dans le monde, nourrissent l'espérance incroyable qu'un jour, par l'effet du progrès des idées et par le travail incessant de la politique, l'Eglise catholique subira quelque transformation à l'image des Etats modernes.

D'autre part, les puissances humaines ayant, par l'organisation et la concentration de leurs forces, accru démesurément leur action sur les peuples, on s'est habitué à croire qu'il n'y avait plus qu'un pouvoir dans le monde, et que les chefs de la société fondée par le Fils de Dieu ne devaient plus être que les envoyés et les agents de cette autorité, qui règle souverainement les affaires de l'Etat, et qui distribue seule toutes les dignités et tous les emplois, tous les droits et toutes les faveurs.

Les maux et les dangers qui résultent de cette double erreur sont incalculables; ils sont effrayants pour toute âme croyante et réfléchie, et c'est pour cela que nous voulons, N. T. C. F., vous prémunir autant qu'il est en nous contre elle, en vous faisant voir, 1° que l'Eglise est tout à fait invariable dans sa constitution fondamentale ; 2° qu'elle possède en elle-même et pour elle-même un pouvoir indépendant. Nous tirerons ensuite quelques conséquences de ces deux vérités également incontestables et divines.

§ 1 - IMMUTABILITÉ DE LA CONSTITUTION DE L'ÉGLISE.

Si l'Eglise catholique s'était faite elle-même, comme se font les empires humains, sans doute alors on aurait droit de se demander pourquoi elle ne pourrait pas elle-même se transformer ou se modifier essentiellement.

Si, encore, l'action divine n'était intervenue dans l'acte de son établissement qu'à titre de souverain auxiliaire, comme elle intervient dans toutes nos œuvres sanctifiantes, comme elle intervient dans les institutions purement ecclésiastiques, tels que sont les ordres religieux et la plupart des cérémonies du culte divin, alors cette intervention, tout adorable qu'elle fût, n'empêcherait pas que l’établissement de l'Eglise ne pût être regardé comme l'œuvre d'un pouvoir humain, et alors aussi ce même pouvoir pourrait au besoin la transformer.

Mais il n'en est nullement ainsi. L'Eglise, dans sa constitution intime, est exclusivement l'œuvre de Dieu, sans aucune participation de l'action humaine. La naissance de cette Eglise, qui est le monde spirituel, fut une vraie et pure création cousine celle du monde visible.

La même Toute-Puissance qui a disposé les cieux, qui a fondé la terre, qui a soufflé la vie au cœur de l'homme, est celle qui seule a conçu et réalisé le magnifique projet de la sainte Eglise catholique. Dans l'acte suprême par lequel fut construit cet édifice divin, les Apôtres et saint Pierre lui-même entrèrent, non pas comme agents ni comme auxiliaires, mais, si nous osons le dire, comme des matériaux dont l'architecte dispose à son gré. Le Fils de Dieu ne leur a pas dit : Vous bâtirez l'Eglise avec Moi ; mais Il a dit à l'un d'eux : Tu es Pierre, et sur cette Pierre, Moi seul, Je bâtirai Mon Eglise. Les Apôtres furent choisis par une prédilection toute gratuite (Joan. xv, 16) pour en être les colonnes. Saint Pierre en fut établi le fondement principal; mais aucun d'eux n'en fut, en aucune manière, ni l'architecte ni le constructeur. C'est donc Dieu lui-même, c'est Dieu seul qui, en fondant Son Eglise, lui donna cette solidité merveilleuse, cette force miraculeusement indestructible dont on sent les effets partout, dont on ne voit la cause immédiate nulle part : de même qu'en créant les mondes, il les plaça sur cet équilibre insaisissable qui les maintient dans le vide de l'espace avec une assurance et une précision parfaites, malgré la masse énorme de leur volume et l'effrayante rapidité de leur course.

De part et d'autre, c'est le Créateur faisant tout avec rien ; c'est le souverain Maître ne s'appuyant sur rien que sur Lui-même, parce qu'il est jaloux de Sa gloire et qu'Il ne peut la donner à personne (Is. xlii, 8).

De part et d'autre, c'est l'Éternel commandant à cet avenir des siècles dans lequel l'œil de l'homme ne pénètre jamais; ici, en disant aux êtres nouveaux : «Croissez et multipliez-vous et remplissez la terre» (Gen. ix, 1, 7) ; là, en disant à douze hommes ignorants : «Allez, instruisez tous les peuples et baptisez-les» (Matth. xxviii, 19) ; et à l'un deux : «Tu es Pierre, et sur cette pierre Je bâtirai Mon Église, et les portes de l'enfer ne prévaudront pas contre elles» (Marc xvi, 18).

De part et d'autre, c'est-à-dire dans la formation de l'Église, comme dans la création du monde visible, la toute-puissance immédiate de Dieu paraît surtout en ce que tout s'exécute et se règle uniquement par la vertu de Sa parole. «Il a dit, et tout s'est fait» (Ps. cvlviii, 5) ;  Il a dit, et depuis près de six mille ans les êtres n'ont pas cessé de croître ni de se multiplier ; il a dit, et depuis près de deux mille ans les Apôtres n'ont pas cessé d'instruire et de baptiser les nations. Dixit et facta sunt.

De part et d'autre, c'est donc toujours l'action directe, féconde, infaillible de ce même Verbe divin par qui tout a été fait (Joan. i, 3). Donc l'Église est l'œuvre de Dieu, de Dieu Lui-même, de Dieu seul. Donc sa constitution est immuable, et la main de l'homme, quel qu'il soit, ne peut rien y changer.

Oserait-on dire que cette conséquence n'est pas rigoureuse, et qu'une constitution exclusivement divine dans sa cause pourrait cependant changer au gré des hommes ? A ceux qui ne craindraient pas d'élever une telle prétention, nous nous contenterions de répondre : Eh bien ! changez donc la constitution de votre être, changez le système de vos sens ou de vos organes, changez les fonctions de votre poitrine ou le battement alternatif de votre cœur et de vos artères : vous sentez que vous ne le pouvez pas et que tous les hommes ensemble ne le pourraient pas plus que vous tout seul ; et, en effet, nul ne l'a jamais tenté, et ce changement est tellement impossible que les plus orgueilleux et les plus téméraires esprits n'y ont jamais pensé. Or, d'où vient cette impossibilité insurmontable à toute puissance humaine, sinon de ce que la constitution de notre corps est l'ouvrage de Dieu ?

Mais puisque la constitution de l'Eglise est également l'ouvrage immédiat de Dieu seul, puisque l'infinie Sagesse en a seule constitué par des lois d'une impénétrable profondeur l'intime organisation et les hautes prérogatives, comment cette organisation n'aurait-elle pas, dans ce qui lui est essentiel, l'immutabilité, l'inviolabilité de notre organisation matérielle et de toutes les œuvres du Créateur ?

Et encore il y a cette différence que, dans l'ordre des choses visibles, on peut changer l'organisation des êtres vivants en leur donnant la mort, tandis que les ennemis de l'Eglise n'ont pas contre elle cette affreuse ressource, parce que l'Eglise de Dieu est tout à la fois et divinement organisée et divinement impérissable, de telle sorte que sa transformation, comme l'ont rêvée les adorateurs de je ne sais quel progrès, est de tout côté entièrement, absolument et divinement impossible.

Et pour bien comprendre cette vérité, N. T. C. F., veuillez remarquer que l'Eglise a reçu de son divin fondateur une double constitution ; car, d'un côté, elle repose sur ses Sacrements selon ce qu'avait dit longtemps à l'avance le livre de la Sagesse : Sapientia œdificavit sibi domum, excidit columnas septem (Prov. ix, 1), et de l'autre, elle se maintient par sa hiérarchie.

Quel catholique oserait dire que l'Eglise puisse changer quelque chose à sa constitution sacramentelle : qu'elle puisse, par exemple, prendre du vin pour la matière du baptême ou de la chair des animaux pour l'oblation eucharistique ? Chacun ne comprend-il pas qu'un tel changement est impossible, et que certainement il n'aura jamais lieu. Et s'il ne petit jamais avoir lieu, n'est-ce pas, précisément et uniquement, parce qu'il serait contraire à ce que Dieu Lui-même a primitivement établi ?

Mais comment la constitution hiérarchique de l'Église ne serait-elle pas invariable au même titre et au même degré que l'autre, puisqu'elle découle de la même Toute Puissance et dépend de la même autorité divine ?

Celui qui a déclaré que c'est par l'eau et par l'Esprit-Saint qu'il fallait renaître, et que c'est par le pain transsubstantié en Son corps qu'il fallait être nourri pour avoir la vie en soi, celui-là même, qui est le Fils éternel de Dieu, n'a-t-il pas dit aussi que Pierre serait le Pasteur suprême des brebis et des agneaux ? n'a-t-il pas dit aussi que les Evêques enseigneraient les nations, et qu'ils étaient établis pour gouverner l'Eglise de Dieu ?

Donc la constitution hiérarchique de l'Eglise n'est pas moins divine ni moins immuable que sa constitution sacramentelle. Donc aussi longtemps que l'eau baptismale répandue en union avec les paroles sacrées, aura, à l'exclusion de tous les autres éléments, la vertu divine de faire naître les âmes à la grâce ; aussi longtemps que le pain et le vin auront, à l'exclusion de toutes les autres substances, l'adorable privilège de pouvoir être transsubstantiés au corps et au sang de l'Homme-Dieu ; aussi longtemps, c'est-à-dire jusqu'à la fin des siècles, le successeur de Pierre aura, à l'exclusion de toutes les autres puissances de la terre, le pouvoir de conduire tous les pasteurs et tout le troupeau dans les pâturages de la vérité divine ; aussi longtemps, les Evêques, sous la suprématie de ce Prince visible des pasteurs, auront, malgré toutes les entraves des évènements humains, le droit et le devoir d'enseigner les peuples et de gouverner les Eglises.

Et cet état de choses est tellement immuable, tellement au-dessus de toutes les prétentions des pouvoirs de ce monde, que les chefs de l'Eglise eux-mêmes n'y peuvent rien changer en ce qui les concerne ; en sorte que les Evêques canoniquement institués ne peuvent renoncer ni à ce devoir, ni à ce droit d'enseignement et de gouvernement ; et que le Souverain-Pontife, malgré la plénitude de sa puissance, ne peut rien retrancher aux privilèges suprêmes de son incommunicable suprématie. C'est là ce que N-S. J-C. a fondé, et c'est sur cela que les portes de l'enfer ne prévaudront jamais. Le ciel et la terre passeront, mais ces divines paroles ne passeront pas.

Maintenant, pour renfermer ces vérités générales dans la question particulière qui préoccupe vivement les esprits en France, surtout depuis quelques années, veuillez, N. T. C. F., vous rappeler les emblèmes familiers et frappants, à l'aide desquels le Fils de Dieu a voulu nous faire voir combien surtout le pouvoir de répandre l'enseignement et de le conserver pur appartient substantiellement à l'exercice des droits sacrés dont les Evêques possèdent la plénitude[1].

Vous êtes la lumière du monde, leur dit-Il ; vous êtes le sel de la terre (Matth. v, 13). Il le dit, il est vrai, dans un certain sens à tous les Prêtres et même à tous les Chrétiens; mais il le dit certainement surtout à tous Ses apôtres. Eh bien ! en nous servant de ces paroles sacrées, moins, si on le veut, comme d'un adorable témoignage que comme d'un moyen de faire ressortir la vérité qui nous occupe, nous disons qu'il n'est pas plus possible de concevoir qu'un évêque, à la tête d'un troupeau, soit dépourvu du pouvoir d'enseigner, qu'il n'est possible de concevoir la lumière sans la propriété d'éclairer ou le sel sans la vertu de conservation qui lui est propre.

Sans doute, il peut arriver que, par l'empire de quelques circonstances, le sel soit écarté et la lumière méconnue ; mais ces circonstances, qui tiennent à l'usage des choses, ne touchent pas à leur nature : même quand il est rejeté, dispersé, enfoui, le sel conserve ses propriétés préservatrices; même quand elle est dérobée, cachée et tout à fait couverte, la lumière conserve sa vertu d'irradiation.

Ainsi, même quand la violence étouffe leur voix et les sépare de leurs ouailles, les Evêques emportent avec eux et conservent leur droit impérissable et de répandre, et de défendre, et de maintenir les doctrines. La parole de Dieu n'est jamais enchaînée, disait le grand Apôtre (II Tim., ii, 9). Ils deviennent alors comme un sel foulé aux pieds, comme une lumière mise sous le boisseau, selon l'expression de l'Évangile; mais, alors et toujours, par la double vertu de leur indélébile caractère et de leur mission apostolique, ils demeurent, et, s'ils conservent leur titre, ils demeureront jusqu'au dernier soupir le sel de la terre et la lumière du monde. Voilà ce que nous entendons par les droits divins de l'Episcopat. Et si tels sont nos droits, tels sont aussi nos devoirs ; et si nous avons reçu de Dieu la charge d'instruire et de diriger les âmes, ces âmes qui nous sont confiées ont par cela même reçu de Dieu le droit d'attendre de nous la lumière de la vérité, la protection contre l'erreur aussi bien que tous les autres secours du salut. Encore une fois, voilà ce qui est irrévocablement réglé par Autorité Divine, et ce que personne au monde ne peut changer[2].

Que penser donc de ceux qui prétendent que nous tenons trop à certains pouvoirs et qu'il dépend de nous de faire certaines concessions ?

Oui, sans doute, il dépend de nous d'abjurer en partie notre mission sacrée, de ne tenir aucun compte des droits qu'elle nous confère ni des devoirs qu'elle nous impose, comme il dépend de tout chrétien baptisé d'abjurer plus ou moins les titres de son baptême, en ne tenant aucun compte des droits qu'il lui donne pour acquérir la grâce et pour conquérir le Ciel ; c'est-à-dire qu'il dépend de nous, comme de chacun pour soi, de nous damner, en imitant ce serviteur maudit qui ne se servit des dons reçus que pour les enfouir.

Personne n'oserait nous proposer expressément ce honteux et criminel parti, et cependant, n'est-ce pas à cela que, sans peut-être s'en rendre compte, plusieurs voudraient nous réduire ?

Afin donc d'éclairer sur toutes ses faces cette grave question, et aussi afin que les fidèles confiés à nos soins, à qui nous devons, comme le dit l'Apôtre, un exemple irréprochable (I Tim. iii, 2 ; Tit. ii, 8), puissent se rendre raison de certains actes de notre apostolat; craignant que quelque jour on ne pousse les exigences jusqu'à des limites infranchissables pour notre conscience, nous avons voulu montrer au moins une fois au monde les titres que nous avons reçus de Dieu et lui faire comprendre certaines impossibilités. Nous les lui montrons, non pas pour nous en servir dans la discussion légale de la haute question dont il s'agit, mais pour lui faire comprendre tout ce qu'il y a de généreux, de conciliateur dans la position presque séculière que nous y avons prise. Cette position, nous la garderons consciencieusement, nous continuerons à parler au monde un langage humain, connue le faisait S. Paul (Rom. vi, 19), à cause de la faiblesse du plus grand nombre et de la nécessité des circonstances : mais il faut au moins que le monde se rappelle que malgré ce langage humain, nous ne cessons et ne cesserons pas d'être les envoyés de Dieu, selon ce qui nous a été dit : Euntes docete.

Vous avez vu, N. T. C. F., que nous sommes tels par institution divine, et que, par conséquent, nous ne pouvons pas cesser de l'être. Vous avez vu comment la constitution de l'Eglise est exclusivement l'œuvre de Dieu, et comment, dans cette constitution divinement immuable, nous avons un rang, des droits et des devoirs irrévocablement fixés. Vous avez vu enfin comment, dans ces devoirs et dans ces droits, ceux de l'enseignement tiennent une des premières places, sinon même tout à fait la première. Le changement de cet ordre de choses est au-dessus de nos forces, au-dessus des forces de tout le genre humain, et, dans sa généralité, au-dessus des forces mêmes de l'Eglise.

Ce serait peut-être ici le cas d'adresser aux puissances humaines cette magnifique parole attribuée l'année dernière à la bouche la plus auguste du monde : «Il y a cette différence entre votre empire et celui qui nous est confié, que vous pouvez changer vos lois et que nous ne pouvons pas changer les nôtres»..

Mais grâces à Dieu, en ce qui nous occupe, il n'est question d'en changer aucune, il s'agit, au contraire, de les exécuter également et loyalement toutes. La Providence, dans Sa miséricorde particulière pour la France, a permis que, quoique issues de sources bien différentes, les lois fondamentales de l'Etat et les lois éternelles de l'Eglise pussent, dans un de leurs rapports essentiels, s'associer en quelque manière. L'Eglise n'a besoin ni de protection, ni de privilège ; il ne lui faut que la liberté, et c'est ce que la constitution du pays assure à tous les cultes. Pour conclure une alliance sérieuse, pour cimenter une paix durable, il suffit donc que le droit divin de l'Episcopat puisse s'exercer sous la garantie du droit social de la liberté pour tous. C'est ce que déjà nous avons dit cent fois, comme écrivain privé ; c'est ce que nous proclamons aujourd'hui comme Pasteur. Cette liberté pour tous est le dernier degré de la tolérance ; nous ne pourrions aller au-delà sans devenir prévaricateurs, sans toucher à la constitution même de l'Eglise, et sans nous heurter contre cette pierre angulaire, dont l'éternelle vérité a dit : Qui ceciderit super illum lapidenm conquassabitur : super quem verô ceciderit comininuet illum (Luc xx, 18).

Il vous est déjà facile, N. T. C. F., d'entrevoir comment un pouvoir ainsi constitué est, par sa nature, indépendant de toute autorité autre que celle de Dieu même : mais nous avons besoin de développer et de préciser cette seconde considération.

§ II - INDÉPENDANCE DU POUVOIR DE L'ÉGLISE.

Avant tout, N. T. C. F., et de crainte qu'on ne donne à nos paroles un sens contraire à nos principes, nous devons reconnaître, enseigner et proclamer que, à part le Souverain-Pontife, qui, en toute chose, ne relève aujourd'hui que de Dieu seul, les chefs de l'Eglise, quels qu'ils soient, en tant qu'ils font partie des sociétés civiles, doivent obéir ponctuellement aux lois émanées des gouvernements humains et donner même aux peuples l'exemple le plus complet de cette soumission respectueuse, tant que ces lois n'envahissent pas le domaine inviolable que J.-C. a légué exclusivement à son Eglise.

Nous vous dirons donc avec le grand Apôtre : «  Soyez soumis aux pouvoirs souverains, non seulement par crainte et par nécessité, mais aussi par conscience. C'est ainsi que vous devez leur payer le tribut, car eux aussi sont dans leur sphère les ministres de Dieu, appelés à le servir selon les moyens dont ils disposent» (Rom. xiii, 6).

Mais à côté ou plutôt au-dessus de ces sociétés des intérêts matériels, le Fils de Dieu a établi la société des intérêts spirituels, qui est la sainte Eglise catholique.

Cette société, bien que fondée principalement pour le salut des âmes, doit pourtant être visible ; autrement, dans la condition présente de notre dépendance corporelle, elle ne pourrait pas même être connue de ses membres, c'est-à-dire qu'elle serait une chimère.

De plus, elle doit avoir des chefs, des magistrats et des lois, autrement son institution serait dépourvue de toute sagesse : ce serait l'anarchie consacrée par la volonté divine, ce qui ne saurait se dire sans blasphème.

Il y a donc dans l'Eglise des lois constitutives, des pouvoirs de gouvernement et de magistrature qui viennent immédiatement et directement de Dieu Luimême. Or, comment de telles lois et de tels pouvoirs ne seraient-ils pas indépendants de toute autorité humaine ?

Lorsque par l'exercice de cette puissance sublime appelée dans l’Eglise le pouvoir des clefs, un prêtre absolvant une âme criminelle la délivre de l'esclavage du démon, et lui rend ses droits à l'héritage du ciel, que pourraient tous les rois de la terre, quand même ils réuniraient tous leurs tribunaux et toutes leurs armées pour retenir cette âme dans les chaînes que la parole du prêtre a brisées ?

Ce seul exemple suffit, N. T. C- F., pour vous faire comprendre combien les pouvoirs confiés par le Fils de Dieu aux ministres de Son Eglise, sont au–dessus de la portée des puissances humaines et tout à fait inaccessibles à leurs atteintes.

Or, l'Eglise ayant pour mission spéciale de maintenir et de diriger les âmes dans les voies du salut, ses pouvoirs ont pour objet bien plus encore de prévenir les écarts possibles que de remettre les crimes commis. Elle est chargée de faire pratiquer aux hommes et surtout à chacun de ses enfants ce double précepte, declina a malo et fac bonum, détournez-vous du mal et faites le bien.

Ce que peuvent faire les gouvernements humains dans ce même but, ne saurait la décharger de cette obligation sacrée, parce que d'abord la mutabilité incessante de ces gouvernements, l'imperfection inévitable de leurs changeantes lois, l'insuffisance manifeste des moyens toujours coactifs et presque toujours illusoires qu'ils mettent en jeu, ne permettent à l'Eglise de leur confier ni l'interprétation de ses immuables doctrines, ni l'application de ses lois de conscience, ni surtout le dépôt des âmes qu'elle est chargée de sanctifier; parce que, ensuite, les gouvernements humains n'ayant d'autre but immédiat et final que de régler les affaires de ce monde et les intérêts du temps, sont, par leur nature même, incapables de pourvoir aux affaires du monde à venir et aux intérêts éternels.

Ainsi, de ce qu'il y ait dans le monde des magistrats civils pour maintenir l'ordre public, des codes pour déterminer les devoirs de chacun, des tribunaux pour prononcer les sentences, des prisons et des échafauds pour les faire exécuter, il ne s'ensuit nullement que chaque pasteur des âmes ne puisse et ne doive étudier et surveiller les mœurs de son troupeau, réprimer les désordres, corriger les abus, soulager les misères de toute sorte, et cela d'une manière incomparablement plus complète, plus intime, plus parfaite, que ne peuvent le faire, malgré tous leurs efforts et leur bonne volonté, tous les gouvernements humains.

En effet, n'est-il pas évident qu'au point où s'arrête l'action du magistrat dans la réforme des mœurs, il reste encore au ministère du prêtre une longue carrière à parcourir ? N'est-il pas incontestable que tous les codes de lois humaines ne font que toucher quelques points superficiels dans le cercle immense des devoirs que l'Evangile comprend tout entier, et que l'Eglise est chargée, selon l'expression de son divin auteur, de faire exécuter jusqu'au dernier iota (Matth. v, 18).

Comment donc le pouvoir de l'Église, dans le gouvernement spirituel et moral des peuples, ne serait-il pas indépendant des puissances purement humaines, puisqu'il s'exerce le plus souvent dans une sphère que ces puissances, quoique très étendues, ne sauraient atteindre.

Nous avons remarqué, d'ailleurs, que le pouvoir de l'Eglise est et doit être immuable ; or, n'aurait-il pas depuis longtemps cessé de l'être, s'il eût été soumis à ces puissances éphémères qui, depuis dix-huit cents ans, se sont continuellement bouleversées et supplantées les unes les autres ? Nous avons vu que ce pouvoir est et doit être catholique, puisqu'il est destiné à diriger l'humanité tout entière ; or, pourrait-il se maintenir catholique s'il n'était, en ce qui le concerne, affranchi de ces législations innombrables dont la morale est si variée et souvent si défectueuse. Enfin, et ce seul mot domine tous les autres, nous avons vu dans sa cause immédiate qu'il est incontestablement divin ; or, par ce seul caractère n'échappe-t-il pas en lui-même au contrôle et à l'action des autorités purement humaines quelles qu'elles soient ? Donc ce pouvoir est essentiellement indépendant.

Les hommes politiques s'alarmeront peut-être de cette doctrine, et les partisans de l'unité en toutes choses[3] demanderont, avec émotion, si nous prétendons établir deux puissances dans l'Etat : ils diront même, peut-être, que de tels enseignements ne peuvent qu'exciter dans l'Etat des conflits inquiétants et des luttes sans fin.

Nous pourrions, N. T. C. F., nous borner à répondre que nous ne traitons aucunement les affaires de l'Etat, dont nous ne sommes nullement chargé ; que nous traitons exclusivement les affaires de l'Eglise, dont nous avons, quoique bien indigne, la première charge parmi vous.

Mais comme cette objection ne manquera pas d'être faite, et peut-être d'être commentée avec amertume, nous allons y répondre explicitement et directement.

Non, nous ne prétendons pas introduire deux puissances rivales dans l'Etat, bien que le système de nos Etats modernes soit précisément établi sur la rivalité continuelle de puissances et d'intérêts contraires : encore une fois, nous n'avons, comme pasteur, rien à voir de ce côté : mais nous disons et nous enseignons qu'il y a et qu'il doit y avoir deux pouvoirs distincts dans toutes les sociétés humaines, précisément parce qu'il y a dans l'homme deux substances de nature très diverse, ayant chacune leurs besoins et leurs droits, et surtout parce que nous avons tous deux destinées, qu'on ne saurait réduire à la seule destinée du temps sans le plus grand des crimes et le plus irréparable des malheurs.

Que l'homme animal, comme dit l'Apôtre (I Cor. ii, 44), qui ne voit en lui-même qu'une machine organisée, ne veuille reconnaître d'autre pouvoir que celui qui peut lui faciliter les plaisirs sensuels, en assurant sa tranquillité sur la terre, cela se conçoit : mais pour l'être spirituel, intelligent et libre, créé à l'image de Dieu, il n'en peut être ainsi.

Le chrétien veut et doit vouloir que la société dans laquelle il vit, indépendamment de la puissance souveraine qui exerce son action sur les corps, en réglant les intérêts matériels, soit aussi régie par un pouvoir spirituel gouvernant les âmes et dirigeant, autant que possible, tout le moral de la vie.

On objecte que de l'existence simultanée de ces deux pouvoirs résulteront des conflits. Pourquoi y aurait-il conflit, si chacun de ces deux pouvoirs reste dans ses limites ? Il est vrai qu'il en résultera quelquefois des réclamations et au besoin des résistances morales contre les excès et les abus de la force matérielle ; mais est-ce que le bien général ne demande pas qu'il en soit ainsi ? Est-ce que d'ailleurs le système universel du monde présent n'est pas ainsi coordonné ? Est-ce que tout cet univers n'est pas uniquement soutenu par des forces tellement opposées les unes aux autres qu'aucune d'elles ne puisse dépasser ses bornes ? Est-ce que l'équilibre de tous les mondes et la vie de tous les êtres, ne dépendent pas de ces forces et de ces résistances admirablement combinées ?

Depuis l'Océan qui se heurte contre ses rivages et que ses rivages contiennent, jusqu'au sang qui s'élance dans nos artères et reflue par nos veines, trouvant dans son rapide passage une continuelle résistance, est-ce que partout l'ordre et l'harmonie, la vie et le bonheur ne dépendent pas uniquement de ce pacifique combat ?

Qu'arriverait-il, par exemple, si l'immense force centrale qui appelle sur un même point tous les globes roulant dans l'espace, cessait un seul instant d'être contrebalancée par la force qui les pousse en sens contraire ? Il arriverait que toutes ces masses incalculables n'étant plus maintenues dans l'ordre par le contrepoids des deux forces rivales dont la rivalité même les dirige, iraient, sous l'empire absolu d'une seule de ces forces, se précipiter au centre du monde dans une effroyable ruine.

Toutes ces comparaisons, N. T. C. F., ont uniquement pour but de vous faire sentir que toute résistance n'est pas un désordre. Les savants qui étudient l'univers visible dans ses lois générales aussi bien que dans ses détails multipliés vous diront tous, et bien mieux que nous, que tout vit par le mouvement et que rien ne pourrait vivre si ce mouvement qui entretient la vie, n'était pas comprimé dans des limites précises, par des résistances insurmontables. Ils vous diront que tout, par exemple, dans notre corps est perpétuellement en opposition et en résistance, tout, les muscles et les nerfs, les humeurs et le sang, le travail du dedans et l'action du dehors. Ils vous diront que ce sont ces oppositions et ces résistances qui conservent l'ordre et l'harmonie indispensables à notre bien-être ; que la chaleur et la santé ne sont entretenues en nous que par cette lutte essentiellement vitale ; que, si la maladie arrive, c'est uniquement par l'interruption de cet équilibre merveilleux, par la prépondérance anormale d'une des puissances dont est formé notre être matériel, et que la cessation totale de l'action réciproque de ces puissances, c'est la mort. D'où il suit qu'à ne considérer l'homme que de ce côté, ou peut déjà dire avec l'Ecriture que sa vie est un combat sur la terre : Militia est vita hominis super terram (Job. vii, 1).

Mais combien cette vérité devient plus éclatante encore quand nous étudions l'homme dans sa double substance ! Alors ce n'est plus seulement un antagonisme, c'est une contradiction continuelle, ce sont des idées qui élèvent avec des penchants qui abaissent ; c'est une estime impérissable pour ce qui est noble et bon avec des inclinations naturelles pour ce qui est dégradant et coupable ; ce sont des forces opposées tellement impérieuses l'une et l'autre que le grand Apôtre n'a pas craint de leur donner le nom sacré de Loi : la Loi des sens, et la Loi de l'Esprit (Rom. vii, 23). Il va plus loin et dans un langage que le génie de l'homme n'eût su ni inventer ni oser, il distingue deux hommes dans chaque homme : le vieil homme et l'homme nouveau (Eph. iv, 22, 24) ; l'homme du dehors (I Cor. iv, 16) et l'homme intérieur (Eph. iii, 16) ; l'homme terrestre, qui vil par la chair et l'homme céleste, qui vit par l'Esprit ; et il les représente comme étant dans une lutte inévitable par l'incompatibilité originelle de leurs désirs et de leurs tendances. Caro enim concupiscit adverses spiritum, spiritus autem adversus carnem, hæc enim sibi invicem adversantur (Gal. v, 17) ; Voilà une doctrine profonde, lumineuse et tellement fondamentale dans le Christianisme qu'elle est passée dans sa langue habituelle et familière.

Maintenant, N. T. C. F., est-il étonnant que la société des hommes soit souvent faite à l'image de chaque homme pris à part ? Et puisqu'il y a dans chaque individu le corps et l'âme avec leurs tendances contraires et leur rivalités réciproques, faut-il demander pourquoi, dans les sociétés que ces individus composent, se trouvent quelquefois les mêmes éléments divers et les mêmes forces opposées.

Ici donc se représente ce que nous avons vu tout d'abord, d'un côté les Gouvernements, avant tout matériels et purement humains, qu'on appelle les Etats, et de l'autre le Gouvernement, avant tout spirituel et immédiatement divin, que nous appelons l'Église[4].

C'est ainsi que ces deux hommes rivaux, que chacun de nous porte en soi, se trouvent souvent généralisés dans le monde et personnifiés dans leur généralisation.

Toutefois, N. T. C. F., veuillez bien nous comprendre. Nous ne faisons pas à tous les gouvernements humains l'injure de dire qu'ils n'ont absolument à s'occuper que des intérêts matériels, de même que nous ne reléguons pas l'Eglise dans une sphère si exclusivement spirituelle qu'elle n'ait rien à voir dans ce qui tombe sous les sens.

Quoique dans chacun de nous le corps soit pure matière, il n'en est pas moins intéressé à ce que l'âme qui lui est unie soit dans la lumière, l'innocence et la paix. Seulement le corps est par lui-même incapable de procurer à l'âme ces biens spirituels.

Et d'autre part, quoique l'âme soit pur esprit, elle n'en est pas moins intéressée à ce que le corps conserve sa force et sa santé, puisqu'elle souffre toujours de ses souffrances et, le plus souvent même, s'affaiblit par ses faiblesses.

Il en est ainsi des rapports mutuels de l'Eglise et de l'Etat, et, sans vouloir tirer de cette comparaison des inductions rigoureuses, comme nous pourrions le faire en restant dans le vrai[5] ; sans vouloir non plus toucher ici à des questions délicates et dangereuses par cela seul qu'elles sont aujourd'hui contestées, il nous suffit d'établir un principe qui n'est mis en doute par personne ; c'est que ce qui est purement matériel, comme le commerce et les impôts, est en soi exclusivement du domaine de l'Etat, et que ce qui est purement spirituel, comme la grâce et les Sacrements, est toujours exclusivement du domaine de l'Eglise. Voilà ce qui est admis par tous les partis, et ce qui ne peut plus être une opinion, parce que c'est un double axiome.

Or, de ce double principe, voici ce qui résulte nécessairement. C'est que d'une part, les gouvernements purement humains tendent, par leur propre poids, à favoriser surtout les intérêts matériels : et, à part les abus, l'on ne saurait leur en faire un crime, puisque c'est là leur vocation immédiate. C'est que, d'autre part, au contraire, l'Eglise tend par sa nature à favoriser surtout les intérêts spirituels; et l'on ne saurait l'en blâmer, puisqu'elle n'est sur la terre que pour cette fin.

Donc aussi il y a, ou du moins il peut y avoir souvent dans les Etats des tendances trop matérielles auxquelles l'Eglise doit résister, non pas sans doute de cette résistance hostile qui suscite des commotions et des désordres, à Dieu ne plaise ! mais de cette résistance éminemment salutaire qui produit le contrepoids, l'équilibre et l'harmonie.

Et, puisque nous avons surtout pour but, N. T. C. F., de vous expliquer ces résistances de l'Eglise, nous ne craindrons pas d'ajouter que sans elles, par la seule nature des choses, la matière finirait par régner sur l'Esprit, ce qui serait le comble du renversement, de la honte, du malheur, et ce qui serait surtout la ruine absolue du christianisme. Quelques mots suffiront pour vous en convaincre.

Il fut un temps, dans le monde, où ce règne de la matière s'était étendu sur presque tout le genre humain; ce fut le temps du paganisme. Alors aucune puissance spirituelle ne s'opposait à l'arbitraire indéfini des gouvernements humains ; alors les chefs de l'Etat étaient en même temps les chefs du culte public, et la même main, qui portait le sceptre sur le trône, disposait de l'encensoir devant les autels. Alors on vit établie sur presque toutes les nations, cette unité en toutes choses, dont quelques hommes d'État ont rêvé le retour.

Mais alors aussi, par l'effet inévitable de cette concentration de toutes les forces dans la main du pouvoir qui doit surtout régner sur les choses matérielles, tout se matérialisa dans l'univers. Les biens spirituels, les intérêts spirituels, les destinées spirituelles, tombèrent dans un tel oubli, que la masse du genre humain n'en soupçonnait plus l'existence. Il ne resta plus que quelques idées générales de justice, de probité, d'intégrité ; vaines abstractions dont quelques philosophes amusaient leurs rares disciples, et avec lesquelles les hommes publics déguisaient le mensonge de leur fastueuse vertu, sans que personne s'en occupât aucunement pour la perfection réelle de sa conduite privée, ni pour la réforme de ses mœurs devant Dieu.

Et comment eût-on pu s'en occuper dans ce sens, puisqu'on ne connaissait plus, ni le soin de la conscience, ni la pureté intérieure, ni la honte du péché, ni le prix de l'âme, ni ses devoirs envers Dieu, ni son avenir après cette courte vie, ni rien enfin de ce qui est vraiment spirituel ? Le matérialisme le plus absolu avait tout envahi ; le culte divin lui-même était matérialisé jusqu'à la consécration des plus grossiers penchants. Que dis-je ? aux yeux de ces peuples abrutis, la divinité même était devenue matière, et ne leur apparaissait plus que sous des formes matérielles souvent les plus immondes.

Vous le savez, N. T. C. F., tel était le genre humain quand le Fils de Dieu descendit sur la terre pour le régénérer. Et pour mieux faire sentir l'enseignement dont nous allons parler, la Providence permit, selon la remarque de Bossuet (Disc. sur l'Hist univ., 1° part., 9° ép), qu'au moment de sa venue, l'univers entier fût en paix sous le sceptre absolu d'un seul maître. Le règne de César Auguste fut, depuis l'origine du monde, le moment du plus complet triomphe de l'unité purement civile dans le gouvernement des peuples.

Et bien ! qu'a fait notre divin Législateur ? A-t-il craint de troubler cette magnifique paix universelle ? A-t-il sanctionné cette unité en toutes choses dans la main d'un homme ?

Oh ! N. T. C. F., nous savons tous que N.-S. J.-C. n'a rien fait de la sorte. Il a rappelé d'abord qu'il y avait non pas un seul maître, mais deux maîtres dans le monde : un maître visible qui est César, et un maître invisible qui est Dieu. Puis il a dit : Rendez à chacun d'eux ce qui lui appartient, reddite ergo quæ sunt Cœsaris Cœsari et quæ sunt Dei Deo (Matth. xxii, 21).

Et, prévoyant bien que ce maître visible, ce César absolu, qui jusque-là possédait tout, ne rendrait pas sans d'horribles commotions ce pouvoir spirituel qu'il avait envahi pour l'absorber et l'anéantir ; voulant d'ailleurs rétablir dans l'homme ce combat intérieur dont nous avons parlé, qui tient à sa nature et qui seul doit faire son mérite, le Fils dé Dieu déclara qu'Il était venu pour apporter, non pas la paix, mais le glaive : ce glaive spirituel, que le Créateur avait remis à la conscience humaine pour tous les combats de la vertu, et que le genre humain avait laissé se perdre dans la boue des passions, et sous les chaînes du plus dégradant esclavage ; ce glaive, dont l'homme intérieur doit toujours être armé contre l'homme de péché, J.-C. l'a retiré du milieu des ruines de notre nature déchue; I l'a purifié, I l'a retrempé dans la vertu de Son sang, puis Il l'a remis aux mains de Ses serviteurs, et surtout aux mains de Ses ministres en leur disant : Ayez confiance, J'ai vaincu le monde, (Joan. xvi, 33), et c'est là, N. T. C. F., le sens le plus littéral de ces paroles connues, non veni pacem mittere sed gladium (Matth. x, 34).

Mais comme pendant plus de deux mille ans les puissances matérielles s'étaient fortement organisées ; comme dans la suite des siècles cette organisation devait devenir plus forte et plus redoutable encore, le Fils de Dieu a voulu organiser aussi la puissance spirituelle destinée â vivifier tous les pouvoirs humains quand ils se renferment dans leurs droits, et en même temps à défendre son règne contre les prétentions injustes ou excessives de ce que ce divin Maître appelle lui-même le prince de ce monde (Joan., xii, 18, xiv, 30 et alibi).

Et c'est ainsi que Jésus-Christ a fait Son Eglise avec sa double hiérarchie divine, avec son chef suprême, avec les chefs supérieurs des phalanges diocésaines, jusqu'aux chefs inférieurs des diverses tribus chrétiennes dont Il a laissé la disposition à l'Episcopal, et jusqu'au dernier simple fidèle, qui, au besoin, doit pour sa part combattre à son poste, et s'il le faut, résister jusqu'au martyre.

Et voilà cette résistance de l'esprit à la domination de la matière, qui demeura pendant deux mille ans méconnue du monde païen, mais qui tient à l'essence même du christianisme, parce qu'elle tient aux devoirs essentiels de l'homme, et qui, depuis la prédication des premiers Apôtres, jusqu'aux dernières réclamations des Evêques de France, n'a cessé de se faire sentir au monde pour le maintien de l'ordre moral dans l'univers, aussi bien que pour l'accomplissement éclatant et continuel des paroles du divin Maître, non veni paccm mittere sed gladium.

Loin donc que ces résistances pacifiques, mais inébranlables, qui résultent de l'action indépendante du pouvoir spirituel, soient une objection contre la légitimité de ce pouvoir ou contre la nécessité de son indépendance, elles servent au contraire à faire mieux comprendre comment ce droit sacré, déposé dans l'Eglise par son divin fondateur, est indispensable à la dignité humaine et au salut du monde.

§ III - DE L'IMMUTABILITÉ ET DE L'INDÉPENDANCE DU POUVOIR DIVIN DANS L'ÉGLISE.

Nous ne déduirons pas ici, N. T. C. F., toutes les conséquences qui découlent des vérités exposées dans cette Instruction pastorale. Ces vérités se rattachant à tous les rapports du monde invisible et intellectuel avec le monde matériel et visible, on comprend que les conséquences, et spéculatives et pratiques, qui en dérivent, sont en quelque sorte innombrables, puisqu'elles renferment tous les actes réels ou possibles du genre humain.

Nous nous bornerons donc, N. T. C. F., à vous indiquer, dans les termes les plus simples, afin d'être intelligible à tous, certaines considérations qui tiennent à des devoirs et à des besoins journaliers que les erreurs du temps vous exposent le plus à méconnaître.

Puisqu'il y a deux autorités dans le monde, il s'ensuit d'abord, N. T. C. F., que vous avez deux ordres de supérieurs indépendants l'un de l'autre, du moins quant à l'action qu'ils exercent sur vous. Nous disons, quant à l'action qu'ils exercent sur vous, N. T. C. F., et nous sommes obligé, pour être exact, de mettre cette restriction; car cette indépendance n'est pas absolue : elle est restreinte ou en droit ou en fait. D'une part, si le magistrat manquait à la morale chrétienne, il appartiendrait toujours au pasteur de lui faire connaître ses torts et ses devoirs; même au besoin, en l'éloignant des choses saintes, tout en observant autant que possible les égards que sa dignité réclame et les réserves que la prudence chrétienne peut exiger. Et d'autre part, si, ce qu'à Dieu ne plaise, le Pasteur enfreignait comme citoyen les lois civiles, le magistrat serait, d'après la constitution de l'Etat, en position de le poursuivre.

Mais, comme nous venons de le dire, l'action que ces deux pouvoirs exercent sur vous, N. T. C. F., n'en est pas moins distincte et réciproquement indépendante en ce qui concerne leurs fonctions spéciales.

Ainsi, l'Etat n'est pas tenu de consulter l'Eglise pour désigner vos chefs civils, et nous n'avons pas connaissance qu'il le fasse jamais : de même l'Eglise, en vertu de son divin pouvoir, n'est aucunement tenue de consulter l'Etat pour vous envoyer vos pasteurs spirituels, et si elle le fait quelquefois en quelque manière, c'est de sa part une concession toute spontanée et toujours révocable par sa nature, ainsi que nous le disons plus loin.

Quand il s'agit des intérêts de vos communes, N. T. C. F., c'est à l'autorité civile seule que vous adressez vos réclamations et vos demandes; donc, par une conséquence tout à fait rigoureuse, c'est à l'autorité religieuse seule que vous devez d'abord les adresser, quand il s'agit des intérêts de vos paroisses.

Vous ne demandez pas à votre Evêque d'intervenir officiellement, pour redresser les torts administratifs des magistrats communaux dont vous croiriez avoir à vous plaindre; comment donc demanderiez-vous au représentant, quel qu'il soit, d'un gouvernement purement humain, d'intervenir ainsi auprès d'un pasteur des âmes, pour le réprimander ou le diriger dans les actes de son ministère ? Est-ce qu'il n'est pas encore beaucoup plus impossible au magistrat laïque de faire les fonctions du sacerdoce qu'au prêtre de faire celle de la magistrature ?

N'est-il pas vrai, N. T. C. F., que c'est de cette confusion de pouvoirs, et, puisqu'il faut le dire, de ces empiétements continuels de la puissance civile sur l'autorité du prêtre, que naissent le plus souvent ces difficultés locales qui aigrissent les cœurs, divisent les familles, servent de prétexte pour s'éloigner des habitudes religieuses, et deviennent d'autant plus irrémédiables que, dans les petites localités surtout, elles s'aigrissent et s'enveniment par de perpétuels contacts.

Nous conjurons donc spécialement tous les chefs des communes qui se trouvent dans notre diocèse, de bien comprendre qu'en voulant étendre la main sur le domaine de l'Eglise, ils suscitent des troubles aussi contraires à leur repos et à leur considération personnels qu'à la paix et à l'intérêt publics[6].

Le magistrat communal ne doit s'occuper du culte public que pour assurer la liberté de son exercice, et faire, s'il y a lien, subvenir à ses besoins matériels, selon les prescriptions déterminées par la loi; et, de son côté, le prêtre, à la tète d'une paroisse, ne doit, comme pasteur, intervenir dans les affaires de la commune qu'en faisant connaître à tous et à chacun les devoirs de conscience qu'ils ont à remplir comme supérieurs, comme inférieurs, comme égaux et aussi comme dépositaires, d'après nos institutions actuelles, d'une partie de la puissance publique.

Oh ! N. T. C. F., si tous les fidèles, grands et petits, écoutaient toujours avec foi ces enseignements donnés sans amertume, sans personnalité, sans autre vue que le bien de tous; et si ensuite tous honoraient et secondaient le magistrat dans la protection extérieure qu'il doit à la liberté des consciences et à la dignité du culte divin, n'est-il pas vrai qu'il y aurait toujours partout l'ordre, l'harmonie et la paix ?

A ces avis généraux, N. T. C. F., nous en ajouterons deux plus particuliers et plus explicites, bien propres à vous faire, pour ainsi dire, toucher du doigt les vérités que nous venons d'exposer aux regards de votre raison éclairée par la foi. Nous voulons parler du droit divin de l'Église, dans la nomination des pasteurs de tous les ordres, et dans la direction ou la surveillance du moral de l'instruction publique.

1. Du droit divin de l'Eglise dans la nomination des Pasteurs.

Nous avons dit que la sainte Eglise de Dieu est, par son institution, tout à fait indépendante dans la nomination de ses pasteurs, pour tous les degrés de la hiérarchie. Cette vérité est certainement au-dessus de toute contestation, et cependant il n'est pas impossible, N. T. C. F., qu'elle laisse quelque doute dans vos esprits par l'habitude que vous avez d'entendre parler des ordonnances royales qui nomment les évêques, ou qui agréent la nomination des pasteurs inamovibles du second ordre. Il est même très  probable que ces formalités civiles, introduites dans le gouvernement de l'Eglise, ont contribué à propager les erreurs que cette Instruction pastorale a pour but de combattre.

Il nous paraît donc urgent de faire connaître à tous du haut de la chaire ce que plusieurs savent déjà :

c'est, 1°, que le droit de nommer aux évêchés vacants a été concédé librement et volontairement par l'Eglise, dans une convention passée, en 1801, entre le Souverain-Pontife Pie VII et le chef du gouvernement d'alors : convention par laquelle les deux puissances parurent, connue elles le sont, parfaitement distinctes, et s'entendirent pour réparer de concert les ruines de l'anarchie qui avait pesé sur la France durant près de dix années.

C'est, 2°, que cette concession ne fut jamais, et ne put jamais être, une aliénation; tellement que si, pour des raisons légitimes dont il est toujours l'appréciateur suprême, le Saint Siége voulait retirer à lui seul ou remettre à d'autres[7] l'exercice de ce pouvoir d'initiative dans la nomination des Evêques, il le pourrait, sans aucun doute, et malgré toutes les puissances humaines, parce que Pierre vit toujours dans ses successeurs, et parce que c'est toujours au Prince des Pasteurs que s'adresse cette divine parole : Pasce agnos meos... parce oves meas (Joan., xxi,15, 16, 17).

C'est, 3°, que, même durant la jouissance de cette concession, faite par l'Eglise à la puissance séculière, la nomination d'un nouvel évêque par l'initiative royale n'est réellement qu'une simple désignation, puisqu'elle ne confère absolument aucune juridiction ni aucun pouvoir spirituel d'aucun genre, de telle sorte que I'évêque, seulement ainsi nommé, n'est rien et ne peut rien de ce côté dans le diocèse qui lui est destiné, tant que le Souverain-Pontife ne l'a pas reconnu, envoyé, institué comme chef et comme père de cette portion de l'immense famille catholique.

C'est uniquement ainsi qu'il faut entendre la nomination royale des premiers pasteurs pour les diocèses de France. Toute autre interprétation serait certainement erronée, abusive, condamnable.

Quant à la nomination des pasteurs du second ordre, elle appartient toujours à l'évêque seul, même depuis le Concordat, et même en vertu de cette convention solennelle. Ce n'est jamais la puissance royale qui nomme aux cures, à quelque classe qu'elles appartiennent, non plus que ce n'est elle qui érige des paroisses ou des succursales. Ces deux actes canoniques ne sont jamais exercés que par l'autorité de l'Eglise. Seulement, par suite d'une autre concession, faite, dans le même Concordat, par le Saint-Siège, la nomination épiscopale aux places de pasteur inamovible et la circonscription des nouvelles paroisses ne peuvent avoir leur effet qu'après l'agrément du gouvernement[8].

Voilà, de ce côté, la situation canonique et légale de la France; nous la reconnaissons, nous la respectons, nous nous y conformerons tant que l'Eglise voudra la maintenir. Mais pour bien comprendre cette situation, vous devez, N. T. C. F., remarquer :

1° Que les effets dont il s'agit, et qui ne peuvent avoir lieu qu'après l'agrément du pouvoir supérieur de l'Etat, ne sont aucunement ceux de la juridiction spirituelle, puisque l'évêque diocésain peut donner charge d'âme, et confier la dispensation des sacrements à tout prêtre qu'il en juge digne, sans qu'aucune puissance séculière puisse y mettre son contrôle;

2° Que ces effets consistent seulement clans la possession complète du titre curial, dans la jouissance des bénéfices matériels qui peuvent y être attachés, et dans quelques autres avantages tout extérieurs et tout civils ;

3° Qu'ainsi, par le fait seul de l'ordonnance de l'Evêque, une succursale est vraiment érigée, un pasteur est vraiment nommé, mais que ce nouveau pasteur, mais que le chef spirituel de cette nouvelle succursale n'ont droit à recevoir, par un traitement régulier, leur modeste part du trésor public que quand cette érection ou cette nomination a été agréée par le gouvernement.

Ces détails, quelque arides qu'ils soient, peuvent contribuer puissamment, N. T. C. F., à vous faire comprendre combien l'indépendance de l'Eglise est inviolable, puisque, d'abord, jamais son pouvoir spirituel ne peut découler que d'elle immédiatement, et que si quelquefois, pour de très graves intérêts, et par indulgence maternelle, l'Eglise permet aux princes d'entrer comme auxiliaires dans les actes extérieurs de son gouvernement, cette concession est toujours essentiellement libre, partielle et révocable.

Si quelqu'un, N. T. C. F., nous demandait ici pourquoi nous vous faisons entendre ces dissertations canoniques du haut de la chaire chrétienne, et en quoi de tels sujets peuvent contribuer à l'édification des peuples, nous répondrions avec une pleine assurance que nous donnons par là aux peuples les instructions qui conviennent le mieux aujourd'hui à leurs plus pressants besoins; que nous portons la lumière de la vérité sur le point le plus obscurci par les ténèbres de l'erreur; que nous appliquons le remède précisément sur la plaie qui est en ce moment la plus mortelle; enfin, que nous dirigeons notre défense du côté où l'ennemi nous menace et nous envahit le plus.

Sans doute, c'est pour cela même qu'il y aura peut-être plus de réclamations contre nos paroles, niais c'est pour cela même aussi que nous continuerons et redoublerons nos avertissements et nos exhortations dans le même sens.

Ah ! si nous nous bornions à réfuter devant vous, N. T. C. F., quelques hérésies surannées, comme celles d'un Eutychès et d'un Macédonius, ou quelques systèmes inintelligibles, comme ceux d'un Valentin ou d'un Marcion, quand même notre langage aurait autant de violence et d'amertume qu'il est en effet conciliant et modéré, on n'en prendrait nul souci; peut-être même le monde applaudirait-il alors aux efforts d'érudition et de subtilité que nous pourrions faire pour confondre et terrasser ces ennemis d'autrefois.

Mais, sans blâmer aucunement ceux qui se livrent ainsi à des recherches de pure science, nous vous avouerons, N. T. C. F., que nous nous sentons portés, comme pasteur des âmes, à combattre de préférence les ennemis présents, c'est-à-dire les erreurs qui nous menacent actuellement et réellement. Or, l'erreur la plus actuelle et la plus menaçante aujourd'hui, celle que l'on peut regarder comme la grande hérésie du jour, le grand danger du moment, c'est la tendance à tout séculariser, même la religion. On a dit : L'Etat est laïque et doit l'être. Or, dans la pensée de beaucoup de ceux qui ont proclamé ou répété avec faveur ce mot perfide, cela veut dire : Tout dans l'Etat, même l'Eglise, doit être soumis au pouvoir laïque. Eh bien ! c'est la plus qu'une erreur, plus qu'une hérésie, plus qu'un blasphème ; c'est la négation de l'Eglise tout entière; c'est la tendance directe à sa destruction absolue ; et c'est aussi là ce que nous voulons combattre toujours et sur tous les points, jusqu'à notre dernier soupir. Bornons-nous pour cette fois à montrer, en finissant, ce qu'est ce droit divin dans la direction et la surveillance de l'éducation publique.

II. Du droit divin de l'Eglise dans l'éducation.

Il ne s'agit nullement ici de disserter sur la part plus ou moins abondante que le pouvoir civil peut ou doit prendre dans cette surveillance d'un des plus grands intérêts sociaux.

Ce devoir et ce droit des gouvernements humains sont réglés par la constitution particulière à chaque Etat, et par le plus ou moins de facilité que cette constitution leur donne pour l'intelligence et le jugement des doctrines qui sont le fond de tout enseignement et qui doivent diriger le monde moral On sait que nous avons traité ailleurs cette partie de la question en ce qui regarde la France ; nous n'avons aucunement à la juger ici.

D'ailleurs, quelle que soit l'organisation civile en fait d'instruction publique, les devoirs et les droits des pasteurs des âmes, considérés comme pasteurs, restent toujours les mêmes.

Ainsi, N. T. C. F., qu'il y ait des comités de surveillance et des comités supérieurs établis par la loi de l'Etat sur vos écoles, ou qu'il n'y en ait pas ; que l'enseignement de toutes les générations soit matériellement soumis à une institution toute puissante, ou qu'il soit livré à la libre conscience des familles, cela peut, il est vrai, entraver ou favoriser l'action moralisatrice du prêtre, mais cela ne change en rien les devoirs, n'altère en rien les droits du pasteur des âmes.

Si le pouvoir civil l'invite à s'asseoir dans ses comités, il y va, autant que sa conscience le lui permet, pour y porter sa part de lumière et d'influence; mais ce n'est pas là qu'il peut acquitter la tâche qu'il a reçue de l'Eglise.

Dans ces comités, établis par la seule puissance humaine, le prêtre qui en est membre est obligé de se maintenir dans les limites d'une loi tout humaine. Or, nous avons vu que cette loi, quelque respectable qu'elle puisse être, reste, sous ce rapport, bien en deçà de la loi de Dieu ; et pourtant, c'est de la loi de Dieu que le pasteur des âmes est chargé de procurer l’observance.

Lors donc que vos pasteurs sont venus inspecter vos écoles, accompagnés des chefs de la commune, ils ont rempli une fonction civile, mais non pas une fonction pastorale, car alors c'est l'Etat qui les envoie, c'est au nom de l'Etat qu'ils se présentent, et, d'après ce que nous avons vu, ce n'est pas de l'Etat, c'est de l'Eglise seule que les fonctions pastorales découlent.

Les actes collectifs d'un comité dont le chef de la paroisse fait partie, en supposant même que ce comité soit toujours consciencieux et zélé, n'entrent donc pas dans les actes propres au ministère ecclésiastique, et par cela même ne dispensent pas des obligations sacrées que ce ministère impose.

L'inspecteur laïque, envoyé par une autorité laïque, visite une école comme établissement laïque; nous n'avons pas à voir ici ce qu'il peut y faire à ce titre ; mais ce que nous avons à dire, c'est qu'un prêtre catholique, chargé par l'Eglise catholique d'un troupeau catholique, est obligé, en conscience et en vertu de sa charge, de visiter, de surveiller, de diriger les écoles catholiques qui font partie de son troupeau; que lui seul peut et doit les diriger comme telles, et qu'il n'y aurait plus de ce côté aucune sécurité pour les familles catholiques, s'il ne les surveillait et ne les dirigeait pas.

C'est donc au pasteur des âmes qu'il appartient de veiller, de la part de l'Eglise, à la conduite morale et chrétienne de tous ceux qui sont chargés des écoles destinées à l'enfance et à la jeunesse catholiques ; c'est à lui de faire écarter de leurs classes les livres pernicieux pour les consciences chrétiennes de cet âge si pénétrant et si sensible : c'est à lui de donner aux maîtres, aussi bien qu'aux élèves, les indications, les conseils, et, au besoin, les ordres que peuvent exiger les intérêts de la foi ou des mœurs, intérêts essentiellement spirituels et catholiques, puisqu'ils sont ceux du salut des âmes.

Et ici encore, N. T. C. F., nous répétons que les devoirs de l'Eglise vont beaucoup plus loin que les devoirs de l'Etat. Ainsi, par exemple, un livre d'instruction est irréprochable aux yeux de l'Etat, quand la morale qu'il renferme ou qu'il inspire n'a rien de contraire à l'ordre public tel que les lois humaines le définissent; et cependant ce même livre peut être très condamnable aux yeux de l'Eglise, s'il est, ou directement par ce qu'il contient, ou indirectement par ce qu'il omet, préjudiciable aux doctrines précises de la foi catholique.

Pour l'Etat, la meilleure école est surtout celle où les esprits sont le plus cultivés par le développement des arts et des sciences profanes : pour l'Eglise, la meilleure est surtout celle où les consciences sont le mieux formées par l'amour du devoir et la pratique de la vertu.

Pour l'Etat, un instituteur est assez parfait dans sa conduite privée quand il ne fait rien qui offense ce qu'on est convenu d'appeler la morale publique : pour l'Eglise, tout en observant cette morale souvent trop indéfinie et trop complaisante, un instituteur serait encore scandaleux s'il manquait, ou pour lui-même ou pour les enfants qui lui sont confiés, de zèle et de régularité dans l'observance des devoirs de la religion.

Donc les fonctions officielles, auxquelles l'Etat associe le ministre du culte auprès des maisons d'enseignement et d'éducation, ne sauraient suppléer aux fonctions sacrées imposées par l'Eglise aux pasteurs des âmes, puisque celles-ci vont bien au-delà des autres.

Ici encore, peut-être, les partisans de l'unité en toutes choses diront que les instituteurs ne dépendent que de l'autorité qui seule les reconnaît, les envoie et les maintient. Nous savons même que malheureusement on les pénètre de cette doctrine, que nous déclarons antichrétienne, précisément parce qu'elle est exclusivement laïque.

Tout ce qui précède, N. T. C. F., vous fait prévenir la réponse que nous avons à faire à cette prétention impie. C'est que si les instituteurs ne dépendent, comme citoyens, que du pouvoir qui, dans l'état présent des choses, tient seul leurs destinées matérielles dans sa main, ils doivent nécessairement, comme chrétiens, dépendre de l'autorité spirituelle.

Ah ! s'ils n'étaient pas catholiques, s'ils déclaraient que leur école n'est pas catholique, nous n'aurions aucun droit ni sur leur école, ni sur eux ; mais aussi alors nous le ferions savoir aux familles catholiques, qui toutes ont certainement l'intention de faire donner à leurs enfants une éducation catholique : nous leur dirions de se tenir en garde, nous le proclamerions du haut de la chaire.

Si au contraire, comme il arrive naturellement toujours dans un diocèse tout catholique, l'instituteur se présente comme catholique, comme devant tenir une école catholique, est-il possible qu'il n'ait pas de ce côté un supérieur tout autre que l'Etat ?

Ou est catholique par la profession des vérités, et par la pratique des obligations que le catholicisme enseigne et impose, c'est-à-dire par la doctrine et par les mœurs ; or, qui est-ce qui doit veiller sur la doctrine, qui est-ce qui doit apprécier les mœurs au point de vue de la foi, sinon le pasteur des âmes ?

Donc, dans toute paroisse catholique, l'instituteur, indépendamment des supérieurs civils qu'il peut avoir, a nécessairement, pour la conduite morale et chrétienne de son école, des supérieurs dont il dépend, et pour lui-même comme enfant de l'Église, et pour son enseignement comme associé à l'action de l'Eglise.

Il est bien vrai que cette action distincte, indépendante et personnelle du pasteur, n'étant pas explicitement reconnue par le Pouvoir qui gouverne l'Etat, n'aura souvent ni l'appui matériel, ni même la sanction morale du magistrat civil.

Il est libre à chacun de voir des inconvénients dans ce défaut de protection, comme il est libre à d'autres d'y trouver des avantages. Mais ce qui est sûr, c'est que ces moyens tout extérieurs de coaction ne sont pas nécessaires à la société divine que le Fils de Dieu a fondée. Cette société a la vie en soi, elle n'a besoin au dehors que de la liberté de son expansion, pour éclairer, pour vivifier, pour régénérer le monde.

L'Eglise a reçu pour sa défense un glaive qui peut seul lui suffire toujours : ce glaive, c'est la parole (Eph. vi, 17), et, par une faveur particulière de Dieu sur la France, l'usage de ce glaive spirituel, sans être toujours aussi libre qu'il serait désirable, l'est pourtant toujours assez pour avertir nos ouailles des périls qui surviendraient, et les protéger même souvent contre l'ennemi.

Il est bien vrai encore qu'aujourd'hui, plus que jamais, le pasteur est obligé de ne s'en servir qu'avec toute la prudence chrétienne ; et, lorsqu'il s'agit surtout de signaler les torts d'un instituteur ou les dangers d'une école, la parole du pasteur est vraiment un glaive à deux tranchants qui peut, dans l'ordre social, blesser celui qui s'en sert autant et plus encore que ceux contre lesquels il serait dirigé.

Toutefois, il faut bien, N. T. C. F., que l'on sache que s'il est un temps pour se taire, il est aussi un temps pour parler ; que si le pasteur doit porter plus loin que personne l'indulgence pour des fautes de fragilité, la patience pour des ennuis personnels, la discrétion et la charité dans tout ce qui peut contrister le prochain, ou lui causer du dommage, il doit; précisément, par la plus haute obligation de sa charité pastorale, détourner les âmes des enseignements et des influences qui pourraient leur donner la mort, et pour cela, quand le mal est arrivé au comble, signaler, même au péril de son propre repos, les guides corrupteurs et les doctrines empoisonnées.

Ainsi, N. T. C. F., et pour terminer par des avis tout à fait pratiques ces graves considérations, nous recommandons instamment aux pasteurs des âmes de se rappeler souvent les devoirs que l'Eglise leur impose pour la surveillance et la direction, soit extérieure, soit intérieure de leur troupeau; aux fidèles, de reconnaître et de respecter ce pouvoir de surveillance et de direction, donné par l'Eglise à leurs pasteurs; aux uns et aux autres, de distinguer toujours soigneusement ces pouvoirs venus de l'Eglise d'avec les fonctions que l'Etat pourrait confier aux pasteurs, telles que celles de membre d'un bureau de bienfaisance, d'un comité, etc., attendu que les devoirs ecclésiastiques vont beaucoup plus loin que les attributions civiles, et que la fidélité à celles-ci ne peut dispenser aucunement de l'accomplissement de ceux-là.

En ce qui concerne les écoles catholiques, nous rappelons aux pasteurs que les visites qu'ils peuvent y faire comme membres du comité civil de surveillance ne suffisent pas ordinairement à l'acquit de leur charge pastorale; et, comme nous avons appris que des livres pernicieux ont été introduits dans les écoles pour l'usage même habituel des enfants, nous chargeons expressément MM. les Curés de se procurer quelques exemplaires de chacun de ces livres, de nous en envoyer les titres avec un rapport abrégé, ou du moins une opinion motivée sur ceux qui seraient peu connus. MM. les Curés voudraient bien aussi nous transmettre quelques renseignements sur l'état moral et religieux des écoles de leur paroisse, principalement sur les points dans lesquels notre concours ou notre intervention pourraient leur être utiles.

Et sera notre présente Instruction pastorale lue au prône de toutes les églises paroissiales, les dimanches qui suivront sa réception.

Donné à Langres, sous notre seing, le sceau de nos armes et le contre-seing de notre secrétaire, en la fête des apôtres saint Simon et saint Jude, le 28 octobre 1846.

† PIERRE–LOUIS, Évêque de Langres.

Par Mandement : CARRÉ, Chanoine-honoraire, Secrétaire.



[1] Nous savons bien que l'enseignement de sciences profanes et des lettres humaines n'est pas explicitement compris dans la mission des Apôtres : mais si, comme on ne peut en douter, les Evêques ont reçu de Dieu par l'Église la charge expresse d'enseigner, de juger et de gouverner, il résulte de ces trois pouvoirs réunis qu'ils ont le droit et le devoir

1° De répandre l'enseignement de la doctrine révélée au moins par les moyens ordinaires, et l'on ne peut nier que l'éducation de l'enfance ne soit un de ces moyens ;

2° De préserver leurs ouailles, au moins celles qui le désirent et le demandent, des doctrines contraires à la foi ou aux mœurs, et l'on ne peut nier qu'une éducation fondée sur un système absolu d'indifférence religieuse ne soit la plus dangereuse de ces doctrines ;

3° De juger, et au besoin de condamner des actes qui nuiraient directement, puissamment, et quelquefois totalement à l'exercice de ce pouvoir d'enseignement dogmatique et moral que Dieu a donné Lui-même à Son Eglise, et l'on ne peut nier que, dans l'état présent des choses, ces obstacles à l'exercice de nos droits ne puissent se rencontrer.

C'est dans les limites de cette explication qu'il faut comprendre tout ce qui suit, et spécialement le n° II du 3°§.

[2] On comprend qu'il ne s'agit ici que des pouvoirs purement humains et non pas de la puissance suprême du Prince visible des pasteurs, quoique cette puissance elle-même, dans son immensité, ait aussi ses limites, mais qu'il ne nous appartient pas d'assigner.

[3] On sait que cette expression perfide, inventée pour signifier l'autorité de l'Etat, se trouve surtout dans le rapport du 2 juillet 1846, dont elle est le résumé.

[4] Toute la tradition est pleine de cette invariable doctrine. Qu'il nous suffise de citer ces paroles adressées par le saint Pape Dicline V à l'Empereur Basile : «Quoique vous offriez sur la terre une ressemblance du Christ, qui est le Roi suprême, vous n'avez cependant à soigner que les choses matérielles et civiles. De même donc que Dieu vous a donné la principauté des choses temporelles, de même Il nous a donné à nous, par saint Pierre, la principauté des choses spirituelles». (Ep. 1. Step. V. Labbe, t. ix, p. 366) ; et ces autres du Pape Gélase citées au concile de Trosli en 909 : «Il est deux puissances par lesquelles le monde est surtout gouverné, savoir : l'autorité sacrée des Pontifes et la puissance royale». Labbe, t. ix, p. 521.

[5] Note qui ne doit pas être lue en chaire.

Cette comparaison peut en effet s'appliquer dans toute sa rigueur aux Etats placés par leur constitution fondamentale en dehors de l'élément divin. Nous ne blâmons en aucune manière ces sortes de constitutions, et nous ne voulons nullement nous en faire ici le juge. Nous pensons même que la Liberté absolue civilement accordée à tous les Cultes offre aujourd'hui plus d'avantages pour la vraie Eglise qu'une protection qui n'apparaîtrait que comme un odieux privilège ; mais il n'en est pas moins vrai qu'un Etat qui n'a pas de Religion à lui, n'appartient plus, par lui-même, qu'à la partie matérielle de la société, et que ce qui est l'âme du monde, est hors de lui, puisque cet Etat ne saurait trouver en lui-même ni une vérité divine, ni un seul principe certain de morale. Donc ce que nous avons dit des rapports de notre corps et de notre âme, aussi bien que des résistances que l'âme doit apporter à certaines dispositions du corps, exprime exactement ce que sont les relations de l'Eglise avec de tels Etats.

[6] On a su que dans le cours du mois de juillet dernier, le maire d'une commune de ce département ayant fait forcer les portes d'une église pour y introduire le corps d'un malheureux mort par suicide, nous avons interdit aussitôt tout office dans ce temple, dont l'inviolabilité sainte venait d'être profanée par celui-là même à qui était confié le maintien de l'ordre public. Nous avons, le même jour, écrit à M. le ministre de la justice pour le prévenir de ce double fait et lui déclarer que l'interdit serait maintenu jusqu'à ce que les droits du culte, qui venaient d'être scandaleusement méconnus, fussent désormais mis à l'abri de pareilles atteintes. Quelque semaines après, Son Excellence nous a répondu que le maire avait manifestement dépassé ses droits, et qu'il avait reçu les observations convenables. C'était tout ce que nous demandions. Depuis ce moment, les offices ont été de nouveau célébrés dans l'église de R… et nous avons bien l'espoir de n'être plus jamais dans la triste nécessité de prendre une telle mesure.

[7] Par exemple, aux chapitres, comme on le voit encore dans plusieurs diocèses d'Allemagne, ou aux Evêques de la province ecclésiastique, comme cela se pratique en Amérique, etc.

[8] «Les Evêques nommeront aux cures. Leur choix ne pourra tomber que sur des personnes agréées par le gouvernement. (Art. 10)

«Les Evêques feront une nouvelle circonscription des paroisses de leur diocèse, qui n'aura d'effet qu'après le consentement du gouvernement. (Art. 9)