Table des matières du livre : Ils l'ont découronné

Chapitre 5 - Bienfaisantes contraintes

" Ne considère pas que tu es contraint, mais
à quoi tu es contraint, si c’est au bien
ou si c’est au mal
"
Saint Augustin

Le libéralisme vous ai-je dit, fait de la liberté d’action, définie au chapitre précédent comme l’exemption de toute contrainte, un absolu, une fin en soi. Je laisserai au cardinal Billot le soin d’analyser et de réfuter cette prétention fondamentale des libéraux.

" Le principe fondamental du libéralisme, écrit-il, est la liberté de toute coaction quelle qu’elle soit, non seulement de celle qui s’exerce par la violence et qui ne porte que sur les actes externes, mais aussi de la coaction qui provient de la crainte des lois et des peines, des dépendances et des nécessités sociales, en un mot, des liens de toute nature qui empêchent l’homme d’agir selon son inclination naturelle. Pour les libéraux, cette liberté individuelle est le bien par excellence, le bien fondamental, inviolable, auquel tout doit céder, si ce n’est peut-être ce qui est requis pour l’ordre purement matériel de la cité ; la liberté est le bien auquel tout le reste est subordonné ; elle est le fondement nécessaire de toute construction sociale " [1].

Or, dit toujours le cardinal Billot, " ce principe du libéralisme est absurde, contre nature et chimérique " . Et voilà l’analyse critique qu’il développe ; vous me permettrez de la résumer librement en la commentant.

Le principe libéral est absurde
Ce principe est absurde : incipit ab absurdo, il débute dans l’absurdité, en ce qu’il prétend que le bien principal de l’homme est l’absence de tout lien capable de gêner ou de restreindre la liberté. Le bien de l’homme, en effet, doit être considéré comme une fin : ce qui est désiré en soi. Or la liberté, la liberté d’action, n’est qu’un moyen, n’est qu’une faculté qui peut permettre à l’homme d’acquérir un bien. Elle est donc toute relative à l’usage qu’on en fait : bonne si c’est pour le bien, mauvaise si c’est pour le mal. Elle n’est donc pas une fin en soi, elle n’est certainement pas le bien principal de l’homme.
Selon les libéraux, la contrainte serait toujours un mal (sauf pour garantir un certain ordre public). Mais il est clair, au contraire, que, pour prendre un exemple, la prison est un bien pour le malfaiteur, pas seulement pour garantir l’ordre public, mais pour la punition et l’amendement du coupable. De même la censure de la presse, qui est pratiquée même par les libéraux contre leurs ennemis, selon l’adage (libéral ? ) " pas de liberté contre les ennemis de la liberté " , est en elle-même un bien, pas seulement pour assurer la paix publique, mais pour défendre la société contre l’expansion du venin de l’erreur, qui corrompt les esprits.
On doit affirmer par conséquent que la contrainte n’est pas un mal en soi, et même qu’elle est, au point de vue moral, quid indifferens in se, quelque chose d’indifférent en soi ; tout dépendra de la fin pour laquelle elle est employée. C’est d’ailleurs l’enseignement de saint Augustin, Docteur de l’Église, qui écrit à Vincent :

" Tu vois maintenant, je pense, qu’il n’y a pas à considérer que l’on est contraint, mais à quoi on est contraint : si c’est au bien ou au mal. Ce n’est pas que personne puisse devenir bon malgré soi, mais la crainte de ce qu’on ne veut pas souffrir met fin à l’opiniâtreté qui faisait obstacle et pousse à étudier la vérité qu’on ignorait ; elle fait rejeter le faux qu’on soutenait, chercher le vrai qu’on ne connaissait pas, et l’on arrive à vouloir ce qu’on ne voulait pas " [2].

Je suis moi-même intervenu plusieurs fois au concile Vatican II pour protester contre la conception libérale de la liberté, qu’on appliquait à la liberté religieuse, conception selon laquelle la liberté se définirait comme l’exemption de toute contrainte. Voici ce que je déclarais alors :

" La liberté humaine ne peut être définie comme une libération de toute contrainte, sous peine de détruire toute autorité. La contrainte peut être physique ou morale. La contrainte morale dans le domaine religieux, est fort utile et se retrouve tout au long des Saintes Écritures : " la crainte de Dieu est le commencement de la sagesse " [3].
" La déclaration contre la contrainte, au n° 28, est ambiguë et, sous certains aspects, fausse. Qu’en est-il, en effet, de l’autorité paternelle des pères de familles chrétiens sur leurs enfants ? De l’autorité des maîtres dans les écoles chrétiennes ? De l’autorité de l’Église sur les apostats, les hérétiques, les schismatiques ? De l’autorité des chefs d’États catholiques sur les religions fausses, qui apportent avec elles l’immoralité, le rationalisme, etc ? " [4].

Il me semble que l’on ne peut mieux réaffirmer le premier qualificatif d’absurde que le cardinal Billot attribue au principe du libéralisme, qu’en citant le pape Léon XIII :

" Rien ne saurait être dit ou imaginé de plus absurde et de plus contraire au bon sens que cette assertion : l’homme étant libre par nature doit être exempté de toute loi " [5].

Autant dire : je suis libre, donc on doit me laisser libre ! Le sophisme sous-jacent apparaît si l’on explique : je suis libre par nature, doué de libre arbitre, donc je suis aussi libre de toute loi, de toute contrainte exercée par la menace des peines ! à moins qu’on ne prétende que les lois doivent être dépourvues de toute sanction ? mais ce serait la mort des lois : l’homme n’est pas un ange, tous les hommes ne sont pas des saints !

Esprit moderne et libéralisme
Je voudrais faire ici une remarque. Le libéralisme est une erreur très grave dont j’ai retracé plus haut l’origine historique. Mais il y a un esprit moderne qui, sans être franchement libéral, représente une tendance au libéralisme. On le rencontre dès le XVIe siècle chez les auteurs catholiques non suspects de sympathie avec le naturalisme ou le protestantisme. Or il n’y a pas de doute, c’est une marque de cet esprit moderne que de considérer : " Je suis libre tant qu’il n’y a pas de loi qui vienne me limiter " [6]. — Sans doute, toute loi vient limiter la liberté d’action, mais l’esprit du Moyen Age, c’est-à-dire l’esprit de l’ordre naturel et chrétien dont nous parlions plus haut, a toujours envisagé la loi et ses contraintes premièrement comme une aide et une garantie de la liberté véritable, et non premièrement comme une limitation. — Question d’accentuation, direz-vous ? — Je dirai non ! question essentielle qui marque le début d’un changement fondamental de mentalité : un monde tourné vers Dieu envisagé comme la fin ultime à atteindre coûte que coûte, un monde orienté tout entier vers le Souverain Bien, fait place à un monde nouveau centré sur l’homme, préoccupé des prérogatives de l’homme, de ses droits, de sa liberté.

  1. Op. cit. p. 45-46.
  2. Lettre 93 — ad Vincentium – n° 16, PL 33, 321-330.
  3. Observation envoyée au Secrétariat du Concile, 30 décembre 1963.
  4. Intervention orale dans l’Aula conciliaire, octobre 1964.
  5. Encyclique Libertas, PIN. 180.
  6. François Suarez S.J. (1548-1617) exprime cet esprit quand il écrit : “ homo continet libertatem suam ” l’homme tient sa liberté : en ce sens que la liberté est antérieure à la loi. (De bon. et mal. hum. act., disp. XII, sect. V, p. 448, cité par DTC XIII, 473). — Un esprit thomiste comme Léon XIII n’admettrait pas cette dissociation de deux réalités strictement corrélatives.

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