Michel-Louis Guérard des Lauriers, o.p.

1898-1987

 

Réflexions sur le nouvel ordo missæ

 

Lettre de Son Excellence Monseigneur Marcel Lefebvre

L’extension et la profondeur du changement apporté au Rite Romain du Saint Sacrifice de la Messe et sa similitude avec les modifications faites par Luther obligent les catholiques fidèles à leur foi de se poser la question de la validité de ce nouveau rite.

Qui mieux que le Révérend Père Guérard des Lauriers peut apporter une contribution avertie à la solution de ce problème, qui toutefois demeure encore à l’étude ?

Ces pages savamment rédigées manifestent la gravité de ces changements qui touchent l’Église, ses prêtres et ses fidèles dans ce qu’ils ont de plus cher : l’effusion des grâces rédemptrices du Cœur Eucharistique de Jésus.

Puissent-elles décider de nombreux prêtres à revenir au Rite dont les prières remontent aux temps apostoliques et canonisé par le Concile de Trente et saint Pie V.

Marcel Lefebvre

Écône, le 2 février 1977

 

Nous désignons dans ce qui suit par le sigle n.m. la célébration communément appelée «nouvelle messe». Et, pareillement, par n.o.m. le «nouvel ordo missæ». «Nec nominetur in vobis» (Eph. v, 3).

 

Introduction

Précisions concernant la nature des questions qui peuvent être posées au sujet de la n.m.

 

[1] Supposé que la n.m. soit valide, convient-il d’y assister ?

À cette question, j’ai répondu, dans le n° 24 de Forts dans la Foi.

Assister à la n.m. est de soi un péché : parce que c’est, quoi qu’on en veuille, manquer au témoignage de la foi. «De soi», c’est-à-dire ex parte objecti eu égard à la fin et à l’objet qui par nature spécifient l’acte commis.

Ex parte subjecti, la gravité de ce péché, voire la possibilité qu’il n’y ait pas péché, dépendent, comme en tout autre cas, du jugement de conscience dont chacun est responsable devant Dieu. Je me permets de renvoyer à l’article cité.

 

[2] Si on ne suppose pas que la n.m. est valide, la question se pose de savoir si elle l’est ou non.

Cette question se ramifie, eu égard à la manière de la poser. Et s’il va de soi que, en matière si grave, ne doit être retenu comme élément de réponse que ce qui peut être prouvé avec certitude, l’appréciation de la certitude dépend du point de vue qui en commande la qualification.

Aussi convient-il de distinguer, concernant la question de la validité, les trois points de vue auxquels on peut se placer pour la poser ; savoir : le point de vue du droit et celui du fait, le second donnant lieu lui-même à une bifurcation : point de vue de la praxis, point de vue de la Sagesse .

 

[21] Poser «en droit» la question de la validité, c’est considérer le n.o.m. en fonction du contenu qui y est objectivement exprimé. Et c’est examiner si, eu égard aux normes fixées pour la validité de tout sacrement et pour celle de la Messe en particulier, le n.o.m. est ou non valide. Et cela, en raison soit du contenu lui-même, soit des conceptions qui ont préformé la confection, soit de l’intention qui a inspiré la promulgation.

 

[22] Poser «en fait» la question de la validité, c’est observer, inventorier, juger, dans la lumière de la Foi et par l’instinct de la Foi, tout ce qu’implique, soit au titre de conséquence, soit au titre de cause, la célébration de la n.m.

Et c’est en tirer les conclusions qui s’imposent, par une inférence qu’on appelle communément induction, et dont l’Évangile donne la meilleure expression. «Il est impossible qu’un arbre bon donne des fruits mauvais» (Matth. vii, 18). Planté dans une terre pauvre, l’arbre bon produit peu ou rien ; mais il meurt plutôt que de produire de mauvais fruits. «Ainsi vous les connaîtrez à leurs fruits» (Matth. vii, 20). Il serait fallacieux de s’en prendre au terrain, si l’on observe que les fruits sont mauvais.

C’est bien de l’arbre qu’il s’agit. Mais on peut en discerner la qualité, soit dans la racine, soit dans le fruit. Tout comme d’ailleurs le syllogisme qui est propre à l’induction peut être examiné et réajusté, soit en fonction du retour aux faits, soit à partir du medium de la preuve.

Voici donc, en conséquence, deux manières, à la fois opposées et solidaires, de poser «en fait» la question de la validité.

 

[221] Considérer le fruit, lequel est «comestible», ou devrait l’être, c’est se placer au point de vue du nourrissement théologal ; point de vue que l’on peut désigner brièvement comme étant celui de la «praxis», c’est-à-dire celui de l’action concrète.

Le chrétien doit avoir, à l’égard du n.o.m. et de la n.m., une attitude pratique qui est indépendante des «raisons sentimentales» d’un chacun, parce qu’elle tient objectivement au n.o.m. lui-même. D’où résulte par conséquent, pour celui-ci, une qualification qui est objective, bien qu’elle soit liée à l’agir pratique normé par la prudence surnaturelle. Quelle est donc cette qualification ? Telle est, d’une manière précise, la question de validité posée «en fait» au point de vue de la «praxis».

 

[222] Discerner la qualité de l’arbre et du fruit dans celle de la racine, c’est en assigner la cause ; tel est précisément le point de vue de la «Sagesse».

Le subjectivisme qui continue à désorienter la conscience chrétienne induit à confondre, en ce qui concerne la Foi, l’aveuglement et l’obscurité. La cécité est cependant une privation qui affecte le sens ; elle est, comme telle, imperfection. L’obscurité tient à la situation de l’objet ; elle peut manifester, par contraste, la perfection de la lumière qui n’en éclaire pas directement la partie visible.

Ainsi, la Foi étant d’autant plus obscure qu’elle est plus certaine, l’obscurité y est sceau du Mystère et signe de perfection. Tandis que la «foi aveugle» est une monstruosité contre-nature rendue séduisante pour l’amour-propre par le «père du mensonge» (Jo. viii, 44), qui y fait astucieusement miroiter l’enjeu désirable d’un «plus grand mérite».

La soumission «aveugle», fût-ce à l’autorité, le conformisme quiet, esclave de l’opinion, sont au vrai la rançon de la paresse mentale que la lumière de la très sainte Foi enveloppe et proscrit d’une «haine parfaite» (Ps. cxxxviii, 22). Le croyant véritable observe les faits : car la Foi rend réaliste, à l’image de Dieu, quiconque la prend au sérieux. Le croyant, que «l’Esprit guide dans toute la vérité» (Jo. xvi, 13), remonte des faits aux causes, des fruits à la racine, des effets manifestement produits par la nouvelle célébration à l’intention qui en a suscité la promulgation.

Ne pas envisager, malgré les chocs répétés de l’expérience qui se prolonge, la question de la validité, n’est imputable qu’à une non-souciance coupable, celle qui tient en somnolence la curiosité de l’Amour. Tandis que la Sagesse induit à rechercher les causes, en vue de restaurer l’ordre. Il s’ensuit que la question de la validité se trouve posée «en fait», au point de vue de la «Sagesse».

Cette troisième manière de poser la question tend à rejoindre la première. Cela amène à comparer entre eux les trois points de vue qu’on vient de préciser.

 

[23] Les trois manières de poser la question de la validité sont irréductibles entre elles.

 

[231] L’«objet formel» est, quelle que soit la manière de poser la question, de déterminer quelle est qualification du n.o.m. quant à la validité.

Mais selon la seconde manière de poser la question, on envisage le n.o.m. en tant qu’il peut ou doit être utilisé par les prêtres et les fidèles ; tandis que selon la première et la troisième manière, on considère le n.o.m. en lui-même.

Cependant, la troisième manière se distingue de la première, comme l’induction de la déduction.

 

[232] Rappelons en quoi consiste cette différence entre la déduction et l’induction.

La déduction, supposée correcte, «démontre». La conclusion «démontrée», qu’elle soit ou non évidente, est certaine comme les prémisses sont supposées l’être.

L’induction aboutit au vraisemblable, à ce qui doit être assimilé au vrai. La conclusion prouvée par induction a une «certitude probable» : en ce sens qu’il est de plus en plus probable, à mesure que l’induction se confirme, que la conclusion doit être tenue pour vraie et certaine.

La contingence qui est inhérente à l’agir humain entraîne que, dans l’ordre moral, on doit se contenter de la qualité de certitude que nous appelons «probable», laquelle n’a d’ailleurs rien de commun avec le «probabilisme».

Il s’ensuit que toute détermination concernant l’ordre moral concret est hypothéquée d’un résidu aléatoire. Les avis sont généralement partagés, s’il s’agit d’estimer le seuil à partir duquel la «certitude probable» d’une conclusion, peut ou doit être tenue pratiquement comme étant la certitude véritable, c’est-à-dire celle qui exclut la possibilité d’une hypothèse qui s’opposerait à la conclusion certaine.

 

[233] Ces considérations d’épistémologie générale sont, en l’occurrence, d’une extrême importance.

Elles conduisent en effet à distinguer trois questions. Les formulations respectives de ces questions correspondent en réalité, d’après ce qui précède, à trois manières de poser la même question. Mais les réponses sont différentes : parce qu’une réponse vraie est en substance la réaction que présente la réalité à telle manière de l’interroger.

La troisième manière de poser la question de la validité tend à rejoindre la première, mais ne coïncidera jamais avec elle.

Et il est inéluctable que la qualification de la conclusion qui tient à la troisième manière de poser la question, dépende d’un coefficient personnel, «Quidquid recipitur ad modum recipientis recipitur».

Je précise dès maintenant que cette conclusion est selon moi pratiquement certaine.

 

[3] N’est-il pas impossible de supposer que la n.m. soit invalide ?[1]

Les considérations développées au paragraphe [2] ne se heurtent-elles pas à une difficulté qui, supposé qu’elle fut réelle, les priverait de toute portée ?

Nous partons en effet de l’hypothèse : «si on ne suppose pas que la n.m. soit valide». Or une partie notable, et non du tout silencieuse, des fidèles qui se disent attachés à la Tradition, estime que cette hypothèse est vaine, parce qu’elle correspond à une impossibilité. Ils allèguent en effet qu’une ordination[2] du Pape s’adressant à toute l’Église et concernant expressément l’ordre surnaturel qui est en propre l’objet de la Foi, une telle ordination donc, ne peut comporter ni erreur ni viciosité. Le mot prestigieux «infaillibilité» a même été souvent écrit et prononcé ; ce qui n’a pas manqué d’émouvoir nombre de fidèles «de bonne volonté», mais timorés parce qu’aveuglés.

Il est donc opportun de préciser que la «question de validité» est véritable comme question, c’est-à-dire qu’elle se trouve objectivement posée dans et par la réalité.

 

[31] Dénonçons, avant de répondre à la difficulté, l’abus qui a été fait de l’«infaillibilité». On en a abusé, en vue d’abuser les fidèles encore tout imprégnés du dogme défini par Vatican I.

 

[311] Rappelons d’abord que «les définitions du Pontife Romain, lorsque celui-ci jouit en acte du charisme d’infaillibilité, sont irréformables par elles-mêmes et non en vertu du consentement de l’Église (definitiones ex sese, non autem ex consensu Ecclesiæ, irreformabiles esse)» [Vatican I. De Ecclesia Christi, cap. iv, fin].

Ainsi, en quelque domaine et à quelque point de vue que ce soit, ce qui ressortit à l’infaillibilité, se trouve ipso facto affecté d’irréformabilité. Prétendre fonder sur l’«infaillibilité», le slogan : «Ce qu’un Pape a fait, un autre peut le défaire», est donc tout simplement une absurdité.

 

[312] D’une manière plus précise, prétendre fonder la validité de la n.m. sur le charisme d’infaillibilité, implique contradiction et se trouve par conséquent privé de portée.

 

1. En effet, supposé qu’il en soit ainsi, c’est-à-dire supposé que la n.m. soit valide parce que Paul VI a promulgué le n.o.m. en engageant l’infaillibilité, alors on doit également supposer que saint Pie V a promulgué l’ordre traditionnel en engageant l’infaillibilité.

Et comme, nous venons de l’observer ([311]), ce qui tombe sous l’infaillibilité est irréformable ex se, il résulte de l’hypothèse provisoirement admise :

– que, premièrement, le n.o.m. est irréformable ;

– que, deuxièmement et en conséquence, l’ordo traditionnel est pareillement irréformable.

 

2. Or, d’autre part, le n.o.m. provient de l’Ordo traditionnel par mode de «réforme».

Deux considérants le prouvent pareillement.

En premier lieu, Paul VI lui-même l’a reconnu officiellement : «Praecipua instaurationis novitas in Precatione eucharistica, quam vocant, versari existimanda est» (Missale Romanum, Ed. typ. i, p. 9).

En second lieu, si on compare entre elles la «forme nouvelle» et la «forme traditionnelle», on observe à la fois la similitude et la différence qui sont en général caractéristiques de la «reformation». D’une part en effet, la «forme nouvelle» assume intégralement la «forme traditionnelle» ; elle n’est pas, matériellement prise, une seconde forme étrangère à la première.

D’autre part, la «forme nouvelle» constitue une réforme de la «forme traditionnelle», parce qu’elle a de facto, quoi qu’on en dise ou quoi qu’on en veuille, une autre signification. Nous reviendrons sur ce point (II [16], [17]).

Il suffit pour le moment d’observer deux choses.

Premièrement, si les protestants, et notamment «Taizé», acceptent la «forme nouvelle» et non la «forme traditionnelle», c’est parce que le sens de celle-ci a été changé.

Deuxièmement, un changement ne se justifie pas par lui-même. Ajouter les mots «quod pro vobis tradetur» à la «forme», dont on sait avec certitude qu’elle est en usage depuis quinze siècles au moins dans l’Église catholique romaine, ne serait-il que l’effet d’un caprice ? Si on modifie une locution, c’est parce qu’on veut modifier ce qu’on entend signifier en employant cette locution.

Cette norme générale du modus significandi vaut a fortiori dans l’Église qui est une puissance de tradition.

 

3. On voit donc que, si on prétend fonder la validité de la n.m. sur le fait que Paul VI aurait promulgué le n.o.m. en engageant l’infaillibilité, il s’ensuit que l’Ordo traditionnel est à la fois irréformable en droit au même titre que le n.o.m. et réformé en fait par la promulgation du n.o.m.

Une assertion qui implique contradiction étant fausse, il est donc faux que la n.m. soit valide parce que Paul VI a promulgué le n.o.m. en engageant l’infaillibilité.

Laissons donc ces billevesées. Non cependant sans observer ce qui suit.

 

[313] La promulgation, faite par saint Pie V, de l’Ordo auquel son nom reste attaché, a, selon nous, engagé l’infaillibilité.

D’une part, en effet, la décision de saint Pie V s’insère, en la consacrant, dans la Tradition de toute l’Église.

D’autre part, il est bien remarquable que, quatre siècles avant que fût définie comme dogme l’infaillibilité du Pontife Romain, saint Pie V ait spontanément précisé que les conditions d’application en étaient réalisées.

L’objet de la Bulle Quo primum tempore concerne une réalité qui, par excellence, est «de Foi», savoir le mysterium Fidei. Le Pape intervient en tant que chef de l’Église, et il s’adresse à l’Église universelle.

Enfin, la quatrième condition consiste en ce que le Pape doit signifier qu’il use du charisme dont il jouit personnellement, quoi qu’en insinue malencontreusement M. Marcel De Corte[3] [pro suprema sua Apostolica auctoritate (Vatican I. Const. Pastor æternus, Denz. 3074)]. Or, si saint Pie V ne pouvait faire explicitement état d’une vérité non encore définie, il l’a cependant fait équivalemment ; et cela en stipulant, consciemment et en tant qu’évêque de l’«Église de Rome Mère et Maîtresse de toutes les Églises», le caractère irréformable du décret qu’il imposait : «in posterum perpetuis futuris temporibus» ; «nihil unquam addendum, detrahendum, aut immutandum esse decernendo» ; «perpetuo concedimus et indulgemus» ; «neque ad missale hoc immutandum a quolibet cogi, et compelli, præsentesve litteræ ullo umquam tempore revocari aut moderari possint».

On s’en est pris, assez âprement, à la clause terminale : «Si quelqu’un osait déroger à notre Décret, Ordonnance, Précepte, Permission (qualifications qui se réfèrent aux différents cas examinés dans la Bulle), qu’il sache qu’il encourrait l’indignation de Dieu tout puissant et de ses bienheureux apôtres Pierre et Paul» ; en alléguant que cette clause est imputable au style pontifical. Mais, même à supposer que cette formule soit d’usage habituel, l’importance qu’elle revêt dépend du document dans lequel elle est insérée. Ce qui importe, en l’occurrence, c’est la constante répétition, tout au long du texte, des formules qui signifient l’immutabilité, la perpétuité ; le trésor primitif ayant été retrouvé, et éprouvé, il importait dès lors de le conserver.

Saint Pie V a, en fait et en réalité, promulgué la Bulle Quo primum tempore comme étant irreformabilis ex sese, non autem ex consensu Ecclesiæ. La preuve en est qu’il l’impose, d’Autorité à toute l’Église. Saint Pie V a donc promulgué en faisant état de l’irréformabilité, laquelle est, d’après Vatican I, convertible avec l’infaillibilité. Il s’ensuit que la promulgation faite par saint Pie V, réalisant les quatre conditions qui constituent les critères propres et suffisants de l’infaillibilité, a engagé l’infaillibilité. Saint Pie V, en visant à restituer (restituitur) à l’ordo missæ la pureté que la multiplicité des rites risquait d’offusquer, a engagé l’infaillibilité. Paul VI, en visant à instaurer (instauratur) un n.o.m. n’a pas, ne pouvait pas, engager l’infaillibilité (cf. Forts dans la Foi n° 46, pp. 257-260). Les deux cas ne sont pas, comme on l’a indûment prétendu, «à parité».

 

[32] Revenons à l’affirmation par laquelle on prétend, sans toutefois faire état de l’infaillibilité, écarter a priori la «question de la validité».

 

[321] Le principe sur lequel on se fonde pour refuser a priori la question de la validité n’est un principe qu’apparemment, parce qu’il requiert un présupposé.

 

1. Le principe invoqué [qui, en réalité, n’en est pas un].

«Une ordination du Pape, s’adressant à toute l’Église et concernant l’ordre surnaturel qui est en propre l’objet de la Foi, ne peut, dit-on, comporter ni erreur ni viciosité».

 

2. Le (pseudo-) principe invoqué, requiert un présupposé.

– Ce présupposé, d’ordre très général, est le suivant.

On ne peut attribuer quelque qualité que ce soit à une chose, que si cette chose existe. Disons, pour simplifier l’exposé qui suit immédiatement, que la qualité primordiale d’une chose en est la consistance. Et nous entendons, par «chose consistante», celle qui existe parce qu’elle réalise les conditions qu’en exige la nature. Une chose qui ne réalise pas les conditions qu’en exige la nature peut paraître exister ; elle n’est qu’une apparence, privée de la cohérence qui est le critère du réel.

Une telle chose, non mesurée en fait par ce qu’en requiert la nature, est «non consistante».

– Or, en l’occurrence, la question de la «consistance» se trouve posée objectivement.

Examiner sous la forme d’une question réelle, c’est-à-dire résultant de l’observation des faits, si une telle ordination d’un pape pourrait être non consistante, est certes insolite, et d’aucuns diront «impertinent». Mais, précisément, c’est le Magistère lui-même qui pose cette question par son comportement. Car la consistance du Magistère est divinement ordonnée à la garde du Dépôt. Si donc, en fait, le Magistère admet, pour le Dépôt, une remise en question qui en concerne les points les plus fondamentaux, notamment en ce qui concerne la «forme» même de l’Ordo Missæ, cette mise en question se répercute inéluctablement sur la consistance du Magistère lui-même.

Poser la question de la consistance est donc très pertinent «ex parte objecti», quoi qu’il en soit de ce qui peut paraître «ex parte subjecti».

– On voit que le principe invoqué, requiert un présupposé. À savoir que les «ordinations» de Paul VI, celle en particulier du 3 avril 1969, sont «consistantes».

Ce principe ne s’impose donc pas «de soi». Il n’est pas primitif dans son ordre ; il n’est un principe qu’apparem-ment.

 

[322] La réfutation, par rétorsion, de l’argument par lequel on refuse a priori la question de la validité.

 

1. Première forme de rétorsion.

À qui objecte : vous n’avez pas le droit de supposer que la n.m. soit invalide, puisque l’ordination du Pape en implique la validité, nous répondons ceci.

Vous supposez, sans l’exprimer explicitement, que l’ordination du Pape est consistante, et vous en inférez que la n.m. est valide. Mais, puisque vous ne prouvez pas la consistance, et puisque la consistance objectivement fait question ([321] 2), vous ne pouvez refuser qu’on la mette en question ; et puisque la validité requiert la consistance, vous êtes contraint d’accepter la «question de la validité» en même temps que celle de la consistance.

 

2. Deuxième forme de la réfutation.

Si vous refusez, en vertu du principe invoqué ([321] 1), de poser la question de la validité, vous devez prouver la consistance. Donc, ou bien admettez qu’on pose la question de la validité, ou bien prouvez la consistance. Mais si vous prouvez la consistance, vous admettez par le fait même qu’elle fasse question ; et si la consistance fait question, il en est de même de la validité.

 

[323] Retenons donc que, non seulement il n’est pas impossible, mais qu’il convient positivement de supposer que la n.m. puisse être non-valide.

Nous montrerons, dans le chapitre iii, que la non-validité découle simplement de la nonconsistance. Il serait donc plus exact, dans cette perspective, de poser la question de la consistance plutôt que celle de la validité. Mais, d’une part, il vaut mieux partir de la problématique commune ; et, d’autre part, l’argument que nous développerons au chapitre ii concerne directement la validité.

 

[4] Le développement qu’implique organiquement ma mise en question de la validité.

C’est cette mise en question, ou cette «hypothèse», qui est à l’origine de la présente étude. Le lecteur en comprendra mieux l’ordonnance s’il en connaît la genèse. On ne connaît bien que ce que l’on voit naître, observait Aristote.

 

[41] La mise en question de la validité ne s’est posée pour nous qu’en fonction des faits observés, et même de l’observation prolongée.

Nous devons confesser un manque de clairvoyance que nos amis anglais, mieux préparés, il est vrai, n’ont pas à se reprocher. L’«hypothèse» paraissait si invraisemblable, que seule pouvait la justifier une situation qui ne le fût pas moins. Or c’est cela qui nous paraît être arrivé. Et nous visons à justifier une hypothèse, entée dans la réalité, en montrant qu’elle rend compte de ce que chacun peut observer.

 

[42] Voici les principes qui nous ont guidé, et qui justifient la division ci-dessus proposée ([21], [22]).

 

[421] Premier principe. Ne rien affirmer qui ne soit établi avec certitude.

Nous supposons acquise la notion de certitude, savoir : détermination intellectuelle excluant la possibilité de toute détermination incompatible avec celle qui fait l’objet de la certitude.

La certitude peut être obtenue soit par évidence ou par démonstration, soit par une preuve reposant sur l’induction. C’est pourquoi nous avons d’emblée distingué, concernant la validité, deux types de question : [21], [22].

Et comme la présente étude, considérée globalement, met en oeuvre la preuve par induction, nous présentons à cet égard et une fois pour toutes, deux observations.

La première ne fait que reprendre ce que nous avons rappelé ci-dessus [232]. Les expériences supposées convergentes fondent la certitude. Voilà l’induction. Comment peut-on déterminer que l’observation soit suffisante, et qu’il serait pratiquement inutile de la poursuivre ? Le critère, en définitive, est subjectif ; qu’il soit d’ailleurs personnel, ou collectif. Nous comprenons donc que certains lecteurs puissent estimer insuffisants les arguments que nous proposons. Ces lecteurs «critiques» se manifesteront ainsi plus exigeants que nous ne le sommes, en matière de preuve et de certitude. Nous leur faisons observer qu’ils doivent, dès lors, être aussi exigeants, s’il s’agit d’établir positivement la validité de toutes les ordinations dont l’Autorité à laquelle ils professent d’être soumis assume ipso facto selon eux, la responsabilité.

 

La seconde observation est que l’attentisme prolongé constitue typiquement la phase inchoative d’un péché, en l’occurrence le péché d’omission. Si l’état actuel de l’Église ne suffit pas encore, encore pas encore, pour que l’on estime devoir juger, non certes les responsables eux-mêmes, mais le fait qu’ils conservent ou non l’aptitude requise pour assurer la responsabilité qu’ils désavouent sans cesse par leurs actes, attendra-t-on que par exemple que l’intercommunion soit «admise» ?

Comme l’est, et comme le demeure, la communion dans la main ; écartée en principe, approuvée en fait. Les phases successives savamment enchaînées, de la subversion, conditionnent le jugement, et introduisent progressivement une hérésie. Attendre maintenant, c’est, qu’on le veuille ou non, se vouer à attendre toujours.

 

[422] Deuxième principe. Remonter du «fait» au «comment», sinon au «pourquoi».

Nous nous bornerons à évoquer l’interférence à laquelle donnent lieu le «comment» et le «pourquoi», chacun renvoyant à l’autre. En l’occurrence, l’ultime «pourquoi» – «pourquoi la crise de l’Église ?» – ne se résout que dans le mystère de la Prédestination. Il est certes possible de le scruter avec fruit, de discerner par exemple la similitude entre l’Époux et l’Épouse jusque dans l’Agonie. Cependant, nous laisserons cet aspect de côté, au moins ici.

Nous ne considérerons donc que les «pourquoi» intermédiaires, convertibles avec les «comment» dont ils usurpent provisoirement la signification. Nous ne ferons d’ailleurs ainsi que mettre en œuvre le principe de causalité. Les faits aléatoires sont ceux dont il n’est pas possible d’assigner individuellement ni la cause ni d’ailleurs le «comment», même s’ils font partie d’un ensemble normé statistiquement. Mais si un ensemble de faits ressortissant au même ordre de choses sont semblables quant au «comment», il faut conclure de cette similitude qu’il existe pour ces faits une cause qui leur est commune, que cette cause se trouve enveloppée dans le «comment», et qu’elle est ainsi désignée suffisamment, quoique non exprimée adéquatement.

Il n’est plus possible d’attribuer la dégradation de l’Église au «malheur des temps» ; d’en pleurer en déclarant : «Nous ne pouvons rien faire», en déplorant que Vatican II ne soit pas appliqué.

Finies ces pitreries. Tel est le second principe.

 

[43] L’ordre que nous avons précisé ([2]), se trouve éclairé par l’intuition dont il est l’expression.

 

[431] La question de la validité ne peut être posée «en droit» ; car, à ce point de vue, la réponse ne peut être établie avec certitude ; ce qu’exclut le premier principe. Voilà à quoi correspond le chapitre i.

Reste donc que la question soit posée à partir de l’observation des faits.

Le constat originel est que la n.m. ne peut être «d’Église», car les implications en sont nonconformes aux notes de l’Église.

Il convient alors, conformément au second principe, de remonter du «fait» au «comment». Si la n.m. était valide, elle serait «d’Église». «Comment» donc peut-elle n’être pas «d’Église», sinon en étant non-valide ?

Derechef se pose alors typiquement la même question : «comment» la n.m. peut-elle être nonvalide ?

Cette question se ramifie d’elle-même. Car chacune des raisons qui paraissent que la n.m. est valide requiert d’examiner d’une manière propre «comment» il est possible qu’elle ne le soit pas.

Et comme la validité d’un sacrement tient à l’intégrité de la célébration dont la norme est constituée par le rite tel qu’il a été promulgué par l’Autorité, il y a en droit et il y a d’ailleurs en fait deux questions.

 

[432] La première est d’examiner, quant au «comment», la validité de la n.m. célébrée par un prêtre que nous désignerons typiquement par la locution «bon prêtre», et qui professe d’être soumis à l’Autorité, en injectant toutefois son intention à lui dans le nouveau rite promulgué par ladite autorité.

Nous verrons qu’une telle n.m. est non valide, pratiquement : en ce sens qu’il est impossible d’en prouver qu’elle soit valide. Tel est l’objet du chapitre ii, dans lequel la question de la validité, nous l’avons dit ([221]), au point de vue de la praxis.

 

[433] La seconde question consiste à examiner «comment» le nouveau rite peut être non valide, bien qu’il soit promulgué par l’Autorité.

Nous avons montré ([3]) qu’il est illégitime de refuser a priori que cette question soit posée. Nous nous bornons ici à la situer organiquement en fonction des principes qui nous ont guidé.

Et nous verrons que le n.o.m. est non-valide, parce que l’Autorité dont en émane la promulgation est non consistante. Tel est l’objet du chapitre iii, dans lequel la question de la validité est examinée, nous l’avons dit ([222]) au point de vue de la Sagesse .

 

Chapitre I

 

Première question : Peut-on prouver, avec certitude, que le n.o.m. est en droit invalide ?

 

[1] Le sens de cette question a été précisé : Introduction [21]

Convient-il, pour éviter toute équivoque, d’insister ?

Objectivement, le n.o.m. est ce qu’il est ; et il ne peut être que, soit «valide», soit «non-valide».

La distinction «en droit – en fait», ou la distinction des trois questions quant à la validité du n.o.m. (Introduction [2]) concerne donc, non le n.o.m. en lui-même, mais bien la manière de prouver avec certitude qu’il faut lui attribuer soit la qualification «valide», soit la qualification «non-valide».

 

[2] Il convient de répondre négativement à la question de validité posée «en droit».

Nous conclurons au contraire qu’il faut répondre affirmativement à la deuxième et à la troisième question, lesquelles ressortissent respectivement au point de vue de la «praxis» et au point de vue de la Sagesse. C’est-à-dire qu’il faut en définitive attribuer en fait au n.o.m. la qualification «non-valide»; et nous en donnerons, tant au Chapitre ii qu’au Chapitre iii, la preuve par induction : preuve certaine, mais de cette «certitude probable» indéfiniment croissante qui est propre à l’induction.

Tandis que si, comme nous le faisons maintenant, on pose la question «en droit», c’est-à-dire si on vise à démontrer que le n.o.m. est non-valide en raison des formules et des gestes qui le composent, en suivant cette voie donc, nous estimons qu’il est impossible de conclure avec certitude que le n.o.m. est invalide.

D’une part en effet, le rite codifié d’un sacrement n’est ni la factio dont il est la norme, ni la doctrine dont il est le répondant. En sorte qu’il n’est pas possible de transposer avec certitude dans l’ordre doctrinal les qualifications que l’observation conduit à attribuer à la factio.

D’autre part, et surtout, la certitude absolue ne peut être obtenue, dans l’ordre surnaturel, que de trois manières : par révélation directe (1) ; par inférence nécessaire à partir de ce qui est directement révélé, cette inférence étant soit élaborée par la raison (2), soit garantie par le Magistère (3). Or il est clair qu’en l’occurrence la certitude ne pourra être obtenue que de la troisième manière.

La Vérité aura son heure, au sein de l’Église militante. Mais seul le Magistère infaillible pourra décider avec certitude que le n.o.m. est en droit invalide. Notre attente est un hommage à la Lumière de la Foi. Elle est également l’aveu de notre humble condition. Mieux vaut, pour éclairer le jugement de conscience, une certitude moins haute effectivement atteinte qu’une certitude en elle-même meilleure mais en fait inaccessible.

 

[3] Le R. P. Barbara répond affirmativement à la question «de droit».

Le R. P. Barbara a le mérite d’avoir été le premier, au moins en France, à poser la question de la validité. Nous souscrivons à ses conclusions. Mais nous devons indiquer, au moins sommairement, pourquoi les arguments allégués ne nous convainquent pas.

 

[31] Arguments qui font état des modifications apportées au rite de la Messe.

 

1. Voici les deux réserves qui nous paraissent improuver la preuve.

D’une part, s’il est suffisamment établi que l’intention des auteurs du n.o.m. est hérétique, il ne s’ensuit pas que l’intention de l’Autorité le soit également ; or c’est l’intention de l’Autorité qui importe, et Paul VI a affirmé à plusieurs reprises que la n.m. est la Messe de toujours.

D’autre part, l’analogie avec le cas des ordinations anglicanes est déficiente sur un point fort important. Que la modification de la «forme» soit expressive d’une modification de l’intention, qui peut en décider ? Seule l’Autorité peut le faire avec certitude. Or qui peut jouer, concernant le n.o.m. un rôle analogue à celui de Léon XIII concernant les ordinations anglicanes ?

 

2. Voici, à cet égard, deux pertinentes observations formulées par le Père Joseph Rickaby, dont la compétence fut, au début du siècle, indiscutée. «Les réformateurs conservèrent l’imposition des mains, avec d’autres prières ; mais ils éliminèrent les signes, les gestes, et les paroles qui signifiaient une ordination valide. En sorte qu’au regard du Pape Léon XIII et des Cardinaux chargés d’examiner la question, les ordinations anglicanes apparurent non valides. Cranmer et les autres réformateurs n’avaient pas l’intention de facere quod facit Ecclesia. Mais les changements ambigus introduits dans la «forme» ne suffisaient pas à révéler leur dessein. Bien au contraire, il y avait à établir que la cause de ces changements était l’intention qu’ils avaient en réalité. » (Joseph Rickaby s.j. ; What Cranmer did ? p. 9. Catholic Truth Society, pamphlet h 309. London 1922)

«On ne doit pas séparer le rite d’avec les circonstances qui lui ont donné naissance. Le rite anglican de l’ordination fut un nouveau rite en 1549-1552. Mais si, de temps immémorial, il était survenu de l’antiquité catholique, s’il avait toujours été en usage dans une Église qui fût en pleine possession de la Messe, de la Présence réelle, de la Transsubstantiation ; alors, dans ces conditions, et du moins en ce qui me concerne, je n’aurais ressenti aucun intérêt pour la question de savoir si les «ordres» conférés par un tel rite eussent été valides». (Ibid. pp. 5-6)

Le Père J. Rickaby, qui a vaillamment défendu la décision de Léon XIII, admet donc que le même rite, jugé sans appel comme étant invalide, aurait pu, en de tout autres circonstances, être valide.

C’est l’évidence même. La portée réelle d’un rite, ce n’est pas seulement la signification qu’en ont explicitement les paroles et les gestes, ce sont également les harmoniques qui mettent en résonance ces paroles et ces gestes dans l’«intellectus fidei» [intelligence de la foi]. La véritable portée d’un rite dépend en fait du contexte ecclésial dans lequel le rite est inséré. Il n’y a là aucun relativisme. Le contenu intelligible du rite est absolu, puisqu’il est d’institution divine. Mais il faut précisément que la portée du rite, tel qu’il est concrètement mis en oeuvre, en exprime le contenu et y reconduise.

Et comme ce rapport entre le contenu et la portée intègre de multiples contingences de tous ordres, seule peut en juger sans appel la Sagesse de Dieu, et par elle le Magistère infaillible qui en est l’instrument. Aucune «sommité» ou «autorité» particulière ne pouvait juger que l’ordinal anglican réformé fût invalide de droit. Il fallait pour cela décider que la «portée» n’en correspondait plus avec ce que devait en être le contenu. Seule le pouvait, seule l’a pu, l’Autorité à laquelle a été divinement promise l’assistance du Saint-Esprit.

 

3. Les observations qui précèdent (2), confirment les réserves (1) qui improuvent l’argument proposé par le R. P. Barbara.

– La question de la validité présente, «materialiter», c’est-à-dire quant à la position, une similitude, dans le cas de l’ordinal anglican réformé d’une part, dans le cas du n.o.m. d’autre part.

On peut transposer les deux observations du Père J. Rickaby.

Les auteurs du n.o.m. ont «trafiqué» le rite traditionnel. Et, au moins collégialement, ils n’ont pas l’intention de facere id quod facit Ecclesia. Mais les changements ambigus introduits dans la «forme» ne suffisent pas à révéler leur dessein. Bien au contraire, il y a à établir que la cause de ces changements, c’est l’intention subversive qu’ils ont en réalité.

Et la preuve qu’il faut l’établir, c’est que la principale nouveauté (Paul VI dixit, cf. Introduction [312] 2) de la forme se présente astucieusement sous la parure de l’antiquité. Il n’est pas impossible que, pour des consécrations certainement valides, on ait utilisé au cours des deux premiers siècles, la formule : «Hoc est corpus meum quod pro vobis tradetur». Nous disons bien «il n’est pas impossible que», parce qu’il est, nous le verrons ([172]), aussi impossible de l’affirmer que de l’infirmer. Mais le simple fait que l’emploi de cette formule ait pu être valide suffit à exclure qu’on puisse prouver qu’il est en droit invalide. Nous montrerons (XXX) que l’emploi de cette formule rend la consécration invalide ; mais nous le montrerons à partir des faits, en tenant compte de la «portée» : la doctrine du «Sacrificium Missæ», de la présence réelle, de la transsubstantiation, n’est plus tenue avec fermeté.

 

– La question de la validité se présente, «formaliter» c’est-à-dire quant à la résolution, de deux manières entre elles opposées, respectivement dans les deux cas de l’ordinal anglican réformé et du n.o.m.

La similitude consiste, on vient de l’observer, premièrement, en ce que, dans les deux cas, le caractère ambigu des modifications apportées au rite, ne permet pas de conclure avec certitude que celles-ci aient pour cause un défaut d’intention ; deuxièmement, et en conséquence, en ce que, dans les deux cas, passer du «probable» au «certain» requiert une intervention divine dont l’instrument ne peut être que celle du Magistère infaillible. Et l’opposition consiste en ce que, dans le premier cas, le Magistère infaillible pouvait, a pu, intervenir et juger, en s’affirmant comme infaillible ; c’est-à-dire en rendant témoignage de lui-même, en «Celui qui a rendu témoignage de lui-même» (Jo. viii, 14) parce qu’«Il est la vérité» (Jo. xiv, 6). Tandis que, dans le second cas, le magistère se mettrait, nous l’avons vu (Introduction [312]), en contradiction avec lui-même s’il prétendait à l’infaillibilité. Il y a donc bien, entre les deux cas, la plus radicale des oppositions. Le premier manifeste l’essence du Magistère, le second en prouve l’«autodémolition».

 

– Et comme le cas de l’ordinal anglican réformé a manifesté quelle est la seule manière possible que soit résolue en droit la question que posait cet ordinal au point de vue de la validité, il s’ensuit, a contrario, qu’il est actuellement en droit impossible que soit résolue la question de savoir s’il faut déclarer «en droit» soit valide soit invalide le n.o.m.

C’est donc en droit qu’il est actuellement impossible de souscrire à un argument qui viserait à résoudre «en droit», au sens qui a été précisé (Introduction [21]), la question de la validité concernant le n.o.m.

 

[32] Arguments qui concernent en général la validité des ordinations promulguées par l’Autorité.

La Constitution apostolique Missale Romanum a-t-elle été promulguée validement, le 3 avril 1969 ? Il faut évidemment répondre négativement, si l’on établit qu’à cette date Paul VI n’était plus Pape. Il suffirait, selon nous, pour qu’il ne le fût plus, qu’il soit tombé antérieurement dans le schisme ou dans l’hérésie et qu’en outre l’une au moins des deux conditions suivantes fût réalisée : a) ladite hérésie est promulguée dans des conditions où il devrait y avoir infaillibilité ; b) ladite hérésie est dénoncée dans toute l’Église par des Évêques résidentiels qui invitent, mais en vain, l’Évêque de Rome à désavouer son erreur.

Le R. P. Barbara, dans les numéros 45, 46, 47, de la revue Forts dans la Foi, procède autrement. Il s’efforce d’établir que le Cardinal Montini est tombé dans l’hérésie. Nous l’estimons en effet très probable, à la condition cependant de le bien entendre. Que Paul VI ait proféré l’hérésie, notamment en promulguant la Déclaration sur la liberté religieuse, cela est certain, puisque c’est évident. Mais que le Cardinal Montini ait ainsi commis le péché d’hérésie, c’est cela que le R. P. Barbara tient pour assuré, et qui d’ailleurs est très probable, sans cependant être prouvé avec certitude : «De l’intention, en tant qu’elle est par soi quelque chose d’intérieur, l’Église [même l’Église !] ne juge pas» (Léon XIII, Apostolicæ curæ, 13 septembre 1896, Denzinger-Schönmetzer 3318).

Or, l’argument du R. P. Barbara consiste : premièrement, à admettre la dite certitude ; deuxièmement, à en faire état ecclésialement. Cet argument, le voici. Si telle personne est tenue par l’Église comme ayant renié la Foi, cette personne ne fait plus partie de l’Église, et elle est donc inapte à être le chef [visible] de l’Église. Nous faisons observer que seule l’Autorité de l’Église a qualité pour déclarer que telle personne est en état d’hérésie, et pour imposer à toute l’Église les conséquences qui découlent de cet état. Mais, précisément, la désertion astucieusement réalisée par l’«autorité», entraîne que l’Église [qui n’est pas l’«église officielle»] est actuellement privée de l’Autorité, qui seule pourrait déclarer que l’« autorité » n’est pas l’Autorité.

Nous n’admettons donc pas la «preuve» donnée par le R.P. Barbara. Mais nous admettons avec lui que les ordinations portées par le Cardinal Montini, après le 7 décembre 1965 [ou peut être même avant cette date], sont privées de validité. Autrement dit, au plus tard après le 7 décembre 1965, le cardinal Montini a cessé d’être en acte le chef visible de l’Église militante. Et cela, parce que la promulgation de la doctrine [hérétique] sur la liberté religieuse, a été faite, le 7 décembre 1965, en des conditions telles que le Magistère ordinaire universel eût dû, nécessairement parce que ex se et objectivement, être infaillible.

Il s’ensuit évidemment que la «constitution apostolique» Missale Romanum est privée de validité ou de force exécutoire. Et cela parce que, nous venons de l’indiquer, l’Église militante est actuellement [depuis le 7 décembre 1965, ou avant] en état de privation eu égard à la sessio. En droit, donc, en droit mais formellement au point de vue de la sessio, c’est-à-dire eu égard au fait que l’«autorité» n’est pas l’Autorité et qu’elle en usurpe la sessio, ledit n.o.m. est non valide.

Nous devons, en terminant cette introduction, préciser que, dans cette étude, nous ne plaçons pas au point de vue de la sessio, mais à celui de la missio : «Allez, enseignez, baptisez, éduquez…» [Matth. xviii, 19-20]. Nous envisageons donc le n.o.m. en lui-même ; et s’il est indissociable de l’«autorité» qui l’a promulgué, le rapport qu’il soutient avec l’«autorité» n’interviendra que dans la mesure où il se trouve nécessairement impliqué par la nature même de ce en quoi consiste un «ordo missæ».

C’est dans cette perspective que nous avons ci-dessus (Introduction [21]) précisé le sens de la locution «en droit».

Et nous maintenons qu’il faut répondre négativement à la question : «peut-on affirmer avec certitude que le n.o.m. est, soit valide, soit non valide». Si cette question est posée en droit.

Nous verrons qu’au contraire, au point de vue de la Sagesse, et à celui de la praxis, il faut répondre affirmativement à la même question ; et il faut affirmer simpliciter que le n.o.m. est non valide.

 

L’Offertoire de la Messe et le Nouvel Ordo Missæ

par M.-L. Guérard des Lauriers, o.p.

 

Le nouvel ordo missæ a fait l’objet, depuis sa promulgation par la Constitutio apostolica «Missale Romanum» (Jeudi Saint, 3 avril 1969), de nombreuses discussions. Les unes concernent la portée de l’acte émanant de l’Autorité, les autres le contenu du document promulgué. Ces discussions se différencient encore par le point de vue auquel il est possible de se placer : doctrine, liturgie, droit canon, histoire, pastorale. Nous rappelons ces généralités, non en vue de procéder à un inventaire des études qui ont été faites, mais afin de situer celles que nous proposons. Nous nous référons au point de vue doctrinal, c’est-à-dire à celui qui spécifie le dogme et la théologie. Et nous examinerons, en fonction du nouvel Ordo, les trois questions qui ayant été, on devait l’attendre, le plus controversées, ne sauraient être résolues que dans l’Esprit de Vérité :

􀂙 L’Offertoire de la Messe et le nouvel Ordo missæ ;

􀂙 Le Sacrifice de la Messe et le nouvel Ordo missæ ;

􀂙 Les Normes de la Foi et le nouvel Ordo missæ.

 

En ce qui concerne les deux premières questions, nous renvoyons à des études déjà publiées[4]. Il convient cependant de répondre aux «difficultés» qui depuis lors ont été soulevées[5] ; nous le ferons en rappelant et en précisant quels sont les principes qui en commandent la résolution.

Dans le troisième article, nous examinerons comment nous paraît devoir être posée concrètement la question par laquelle tant de catholiques fidèles demeurent traumatisés : celle de l’Autorité. Ils sont les victimes, aveuglées et souvent obstinées, du volontarisme et du juridisme qui sévissent dans l’Église depuis la contre Réforme xviè siècle, et qui sont contraires à la Liberté de l’Esprit parce qu’étrangers à la Lumière de la Vérité.

Ce premier article est donc consacré, comme le titre l’indique, à la «question de l’offertoire».

 

* * *

L’Offertoire de la Messe romaine fut dans le passé, et demeure présentement, l’un des points sensibles — et peut-être le plus sensible — de l’affrontement entre catholiques et protestants. Cela, de prime abord, surprend. En effet, les prières de l’Offertoire romain ne paraissent pas être, du moins en leur forme définitive, antérieures au ixè siècle. Et, d’autre part, le Sacrifice de la Messe se réalise en l’instant de la Consécration, non pas avant. Il semble donc qu’historiens et théologiens devraient s’accorder pour reconnaître la possibilité de modifier ad placitum des formules dont le caractère contingent paraît évident.

Or les historiens et les théologiens qui, notamment depuis Missale Romanum, mettent en avant ces arguments font preuve d’un primarisme affligeant. Les prières de l’Offertoire jouent, dans la liturgie de la Messe, un rôle analogue à celui des effets du «second ordre» en regard d’une théorie physique. «Secondaires» en ce sens qu’ils ne sont pas décelés par l’expérience macroscopique, ces effets «du second ordre» sont en réalité, pour la théorie qui en rend compte, un indice crucial de vérité. Semblablement, les prières de l’Offertoire se présentent comme ne faisant pas partie de l’essence du Sacrifice et comme ne conditionnant pas la validité de la Messe ; mais elles sont en fait partie intégrante et nécessaire dans l’économie du Sacrifice de la nouvelle Alliance : «la Messe [étant] le Sacrifice du Calvaire rendu sacramentellement présent sur nos autels»[6]. Partie intégrante et nécessaire, disons-nous ; et nous nous proposons de montrer le «comment» de cette nécessité, en considérant le Sacrifice de la Messe en lui-même.

Mais, semblable à tout autre, ce «comment» n’est parfaitement intelligible qu’en fonction du «pourquoi» auquel il renvoie. Aussi convient-il de situer la «question de l’offertoire» en fonction de la fin à laquelle est ordonné le Sacrifice du Christ, aussi bien sur l’Autel que sur le Calvaire.

 

I. — La «question de l’offertoire» et la finalité de la Messe

Il faut, en toutes choses, considérer la fin.

Le Sacrifice de la Messe, substantiellement identique au Sacrifice du Calvaire, est, en même temps que celui-ci, ordonné : ultimement à la Gloire de Dieu, immédiatement au salut de l’homme. Or ces deux finalités, aussi bien chacune par soi qu’en vertu de l’unité d’ordre qu’elles soutiennent entre elles, requièrent nous l’allons voir la même condition : à savoir qu’en l’Acte même où la Messe est le Sacrifice du Christ, elle soit, conjointement et uniment, offerte comme étant également un sacrifice qui procède en propre de l’homme, en tant que celui-ci est d’une part un être raisonnable créé dans le Verbe, d’autre part un pécheur racheté par le Christ.

 

1. «Quand tout se trouvera soumis, alors le Fils Lui-même sera soumis à Celui qui Lui a tout soumis, en sorte que Dieu soit tout en tous» (I Cor. xv, 28). Telle est, ultimement, la fin : et c’est la Gloire de Dieu.

— Or c’est l’Acte du Sacrifice qui constitue pour le Christ la suprême expression de Sa propre «soumission» ; et c’est en l’état de Sacrifice que le Christ «élevé, attire tout à Lui» (Jean xii, 32). En sorte que c’est en état et en Acte de Sacrifice que le Christ réalisera sur terre et réalise dans la Gloire que «Dieu soit tout en tous».

Cela implique, pour la créature raisonnable, que celle-ci reconnaisse comment «Dieu est tout en elle», qu’elle reconnaisse par conséquent avant toute autre chose, par un acte librement expressif de la manière de subsister qui lui est propre, que Dieu est son Créateur. Cet acte, c’est le sacrifice de la religion naturelle.

Et cela implique donc, pour le Christ, puisqu’«Il soumet tout à Lui-même», de subordonner ce sacrifice de la créature à l’Acte de Son propre Sacrifice.

En d’autres termes, selon le dessein de Sagesse qu’explique saint Paul, le Sacrifice du Christ doit assumer le sacrifice de la religion naturelle. Et par conséquent, il doit en être de même, positis ponendis, pour le Sacrifice de la Messe qui est substantiellement celui du Christ.

— Or, le sacrifice de la religion naturelle étant en propre celui de la créature raisonnable, il ne peut être réalisé comme tel dans l’Acte du Sacrifice de la Messe, que si celui-ci est, en quelque façon, offert en propre par la créature raisonnable.

— La finalité ultime du Sacrifice requiert donc que la Messe soit uniment, en vertu de l’ordination intime du même Acte, le Sacrifice du Christ et le sacrifice de chaque offrant.

 

2. La même conclusion se trouve également impliquée, et non moins nécessairement, par la finalité immédiate du Sacrifice, savoir la Rédemption (ou, en d’autres termes, par le fait que le Sacrifice de la Messe est un Sacrifice propitiatoire : ainsi que le Concile de Trente l’a rappelé, avec autant de clarté que de fermeté).

— «S’il est vrai que le Christ est mort pour tous (II Cor. v, 15), tous cependant ne reçoivent pas le bienfait de Sa mort ; mais ceux-là seuls le reçoivent à qui le mérite de la Passion du Christ est communiqué »[7].

Le Concile de Trente exprime, en mettant en œuvre la notion de mérite, un fait qui s’impose :

«Venez, les bénis de Mon Père… Retirez-vous de Moi, maudits ; allez au feu éternel» (Matth. xxv. 34 ; 41). Bien que le Christ soit mort pour tous, la Rédemption requiert, pour s’accomplir, un acte libre que l’homme peut ne pas poser, non d’ailleurs sans refuser la grâce qui l’y sollicite. «Le mérite de la Passion est communiqué à certains, [non pas à tous]».

Pourquoi en est-il ainsi ? La question revient à celle de la prédestination ; notre propos n’est pas de la considérer.

Comment en est-il ainsi ? Comment le mérite du Christ, fruit de la Passion du Christ, peut-il être communiqué, attendu que «chacun [s’il a la grâce] mérite pour soi»[8] ? On ne peut certes ni comprendre ni exprimer la profondeur du mystère ; mais il est possible d’en discerner certaines normes.

Il importe avant tout, pour le faire, de se reporter à la révélation. Si en effet la communication dont il s’agit concerne formellement «le mérite [du Christ]», ce mérite n’a de réalité que dans son principe, savoir la Passion.

Passion douloureuse, pâtie et accomplie sur terre, Passion transmuée en l’état-Acte éternel du Christ glorieux qui, «Prêtre pour l’éternité» (Heb. vii, 21) et «ayant pénétré une fois pour toutes avec Son propre sang» (Heb. ix, 11) dans le «Tabernacle dressé par le Seigneur» (Heb. viii, 2) c’est-à-dire «dans le Ciel» (Heb. ix, 24) où «Il est assis à la droite de Dieu» (Heb. viii, 1 ; x, 12) ne cesse de «S’offrir Lui-même éternellement» (Heb. vii, 27 ; ix, 14) et de «sauver d’une façon définitive ceux qui par Lui s’avancent vers Dieu, étant toujours vivant pour intercéder en leur faveur» (Heb. vii, 25). Ainsi l’Acte par lequel le Christ mérita demeure dans la Gloire ce qu’il fut dans le temps ; l’Acte comme tel est le même, bien qu’il comporte, selon deux états du même Corps, deux modes différents d’achèvement. En sorte que si le Christ, actuellement, ne mérite plus, le mérite définitivement acquis par Lui a sa réalité propre en subsistant dans l’Acte qui en fut le principe et qui, éternellement, en demeure le fondement.

— Cela étant, qu’en est-il de la communication ayant pour objet, d’après le Concile de Trente, le mérite du Christ ?

Ce qui, d’une telle communication, est réalité ne peut évidemment procéder que de la réalité du mérite lui-même ; et comme celle-ci est entée dans l’Acte dont le mérite est le fruit, la communication qui concerne le mérite concerne également, en réalité, celle de cet Acte en dehors duquel le mérite n’aurait aucune réalité.

Il convient même d’observer que toute communication faite d’une personne à une autre personne a pour objet, primordialement, ce qui est communicable par nature ; et, en fonction de cela, ce qui est en fait communiqué par dérivation ou par concomitance, bien que, par soi, il ne possède ni n’exclut aucune communicabilité. Or ce qui, de soi, est communicable, c’est l’acte ; l’acte et non pas la qualité. Il s’ensuit que la communication désignée comme étant celle du mérite du Christ doit être attribuée d’abord à l’Acte du Rédempteur : cet Acte étant communicable par nature et communiqué conformément à sa nature, le mérite étant communiqué par dérivation ou[9] par concomitance.

Concluons. L’accomplissement de la Rédemption, en chacun des rachetés personnellement, consiste bien en une communication. Celle-ci concerne primordialement l’Acte dans et par lequel le Christ, «ayant racheté une fois pour toutes», rachète éternellement. La rigueur de l’analyse ne fait que reconduire à ce que l’on peut légitimement considérer comme étant une évidence ; mais dès qu’il s’agit de mystère, on ne peut se fier sans péril à l’intuition qu’après avoir suivi pas à pas l’enseignement du Magistère.

— Ce qui pourrait surprendre, c’est que le Concile de Trente ait signifié la communication qui constitue la Rédemption en la référant directement au mérite du Christ et non à l’Acte du Rédempteur.

Quoi qu’il en soit de motifs que l’Esprit Saint a en fait assumés — et transcendés —, le «modus significandi» effectivement choisi manifeste un aspect de la réalité qui doit évidemment être retenu. «Chacun mérite pour soi» ; c’est une vérité que chacun connaît et vit spontanément, parce qu’elle exprime tout simplement un aspect de la justice immanente. En s’exprimant en termes de mérite, le Concile de Trente met donc en évidence, d’une manière qui est claire pour tous, l’importance de la contribution que chacun doit apporter à son propre salut. Celui à qui le mérite du Christ est imputé[10] possède en propre ce mérite ; car, «chacun méritant pour soi», quiconque possède le mérite, nécessairement le possède comme s’il l’avait, par soi. Or quiconque possède en propre le mérite, au regard de Dieu, est racheté. Ainsi l’autonomie de la personne, laquelle est «sui juris», se trouve-t-elle affirmée ; l’accomplissement de la Rédemption, en chacun des prédestinés personnellement, ne saurait s’accompagner d’une aliénation, fût-elle relative, de la personnalité.

— «Le mérite que le Christ a acquis en vertu de Sa Passion est communiqué [aux seuls prédestinés]». Cette affirmation manifeste, nous venons de le voir, deux aspects de la vérité ; il convient maintenant de les coordonner, en vue de mieux comprendre la réalité.

D’une part, le «mérite» implique, en vertu même de sa nature, que nul ne reçoive le bienfait de la Rédemption, sans apporter une contribution strictement personnelle à cette réception.

D’autre part, la «communication» dont cette réception est l’effet, et qui procède du Christ, concerne directement l’Acte de la Rédemption ; elle concerne par dérivation seulement ou même par concomitance, le mérite qui est le fruit de cet Acte.

On doit donc conclure que nul n’est racheté sans coopérer d’une manière strictement personnelle à ce que lui soit communiqué l’Acte dans lequel se consomme la Rédemption, savoir l’Acte du Christ S’offrant Lui-Même. Et comme on ne coopère à un acte qu’en l’exerçant, il s’ensuit qu’être racheté requiert d’offrir, au titre de sacrifice personnel, le Sacrifice que le Christ offre Lui-Même.

— La Rédemption, constituant immédiatement la fin du Sacrifice qui est substantiellement identique sur le Calvaire et sur l’Autel, requiert donc que la Messe soit uniment, en vertu de l’ordination intime du même Acte, le Sacrifice du Christ et le sacrifice de chaque offrant.

 

3. Le Sacrifice — la Messe — est ordonné : ultimement à la Gloire de Dieu, immédiatement au salut de l’homme. Il s’ensuit, nous venons de le voir, qu’en l’Acte même où la Messe est le Sacrifice du Christ, elle doit être, conjointement et uniment, offerte comme étant également un sacrifice qui procède en propre de l’homme, en tant que celui-ci est d’une part une créature raisonnable formée dans le Verbe, et d’autre part un être pécheur racheté par le Christ.

Les deux arguments qu’on vient de développer sont indépendants l’un de l’autre. Chacun d’eux établit la même conclusion, en la montrant d’ailleurs dans une lumière propre. Mais il importe d’ajouter que, concrètement, les deux aspects que comporte la finalité du Sacrifice ne peuvent avoir de répondant réel que conjointement.

D’une part, en effet, la Rédemption est, en fait comme en droit, pour la Gloire de Dieu ; tout ce que la Rédemption comporte de réalité est en même temps Gloire de Dieu.

Plus précisément, le Sacrifice du Christ, soit sur le Calvaire soit sur l’autel, est la réalisation parfaite, non seulement des sacrifices figuratifs de l’ancienne Alliance qu’il remplace et abolit, mais également du sacrifice propre à la religion naturelle qu’il assume et accomplit.

Car ce sacrifice est en substance, quoi qu’il en soit de modalités d’ordre sensible qui sont contingentes, l’acte par lequel la créature intelligente et libre exprime consciemment et volontairement, pour la Gloire du Créateur, la manière d’être qui est en propre celle de la créature.

Or un tel acte a été réalisé lorsque le Verbe incarné, «S’offrant Lui-Même» a «remis à Dieu Son Père» (Luc xxiii, 46) ce «quelque chose de créé»[11] que constitue la nature humaine par Lui assumée.

Et comme la perfection du sacrifice tient à celle de l’unité qui se trouve établie en acte entre l’offrant, l’oblat, et celui à qui le sacrifice est offert, il s’ensuit que le Verbe incarné non seulement assume mais qui plus est récapitule, en l’Acte de Son propre Sacrifice, tout ce que la création peut rendre de Gloire à son Créateur en reconnaissant devant Lui sa propre condition[12]. On ne peut le mieux expliquer, qu’en se référant à la métaphysique de l’Incarnation. Aussi ne pouvons-nous ici nous étendre.

— D’autre part, et ceci est encore plus important pour notre objet, le péché originel ayant altéré l’ordre primitif, la Gloire ne peut plus monter de l’homme vers Dieu qu’en passant par la Rédemption.

Plus précisément, dans la création rénovée, le sacrifice de la religion naturelle ne peut avoir de réalité, que dans l’Acte même du Sacrifice offert par le Verbe incarné. Insistons sur ce point.

L’homme est une créature raisonnable. Il doit, de ce chef, prendre conscience de la relation qu’il soutient selon l’être avec son Créateur et reconnaître spontanément par la prière et par le sacrifice sa condition de créature. À cela, ni le péché ni l’Incarnation rédemptrice ne changent rien : le « sacrifice de la Loi naturelle », oeuvre de nature, demeure ce qu’il doit être, concomitamment au Sacrifice du Christ.

Ce que le péché a modifié en ce qui concerne le sacrifice, ce n’est pas la nécessité connaturelle de l’offrir, c’est l’« agrément » qui seul en constitue l’achèvement. Dieu Se devait en Sagesse d’agréer le sacrifice de l’homme intègre et gracié. Dieu n’agrée plus le sacrifice de l’homme qui s’est lui-même séparé de Dieu par le péché. L’homme se trouve mis ainsi dans l’impossibilité de réaliser sa propre fin, sans d’ailleurs pouvoir par ses seules ressources se donner à lui-même une autre fin.

L’aspect primordial de la Rédemption est celui qui concerne, non l’homme en lui-même, mais le rapport de l’homme à Dieu, et il consiste en ce que Dieu restitue à l’homme, gratuitement et mirabiliori modo, la possibilité d’offrir un sacrifice qui soit agréé.

On comprend par là pourquoi le Sacrifice du Christ — évidemment agréé — doit être également le sacrifice de l’homme. S’il y avait deux sacrifices, étrangers ou juxtaposés l’un à l’autre, si le Sacrifice du Christ n’était pas le sacrifice de l’homme, et en un sens le même sacrifice, la rédemption serait manquée ; elle ne permettrait pas à l’homme de recouvrer ce qu’il y a de plus primitif en sa propre finalité, savoir d’offrir au Créateur et au titre de créature raisonnable un sacrifice qui procède réellement de la créature et qui soit agréé.

Telles sont les conditions qu’impose a priori : une vue réaliste de la Rédemption ; et par «vue réaliste» nous entendons celle qui tient compte primordialement de la métaphysique de la création.

Seul ce réalisme assure une mesure transcendante, aussi bien pour la finalité de l’homme que pour l’économie du salut. Ainsi, ni le sacrifice, qui ne peut être que pour Dieu, ne peut se dégrader en agapes si fraternelles soient-elles, ni la morale ne peut se réduire à discerner ce qui est encore provisoirement défendu.

 

4. Le Sacrifice offert par le Verbe incarné à Dieu Son Père étant ordonné à la Gloire de Dieu et au salut de l’homme, il s’ensuit que la Messe doit, en l’Acte même où elle est le Sacrifice du Christ, être conjointement et uniment offerte comme étant un sacrifice qui procède en propre de l’homme, en tant que celui-ci est : un être raisonnable, créé dans le Verbe ; un pécheur, racheté par le Christ ; un être déchu, qui ne retrouve l’essentiel de sa propre finalité que dans ce même Sacrifice du Verbe incarné.

Telle est la conclusion qu’établissent par voies convergentes les trois paragraphes précédents. Il convient maintenant d’examiner au moins brièvement les « difficultés » que soulèverait, d’après une certaine Note doctrinale

 

2, «l’offertoire de l’Ordo de S. Pie V» (p. 20). Car ces «difficultés» concernent au vrai la conclusion que nous venons de rappeler, celle-ci constituant nous le verrons le principe qui non seulement justifie mais en un sens exige l’Offertoire de la Messe romaine.

— Voici d’abord le texte qui, largement diffusé, a contribué à propager l’erreur et à troubler.

«Les formules employées s’appliquent à un sacrifice, elles parlent d’hostie immaculée, de calice du salut, de sacrifice, etc. Or, l’hostie immaculée, c’est Jésus, ce n’est pas le pain que nous présentons sur l’autel en vue du sacrifice… Enfin, l’offertoire du pain et du vin n’est pas un sacrifice, car il n’y a pas d’autre sacrifice que celui du Christ, lequel est renouvelé, représenté sur l’autel à la consécration…

Ces formules pouvaient prêter à confusion, et de fait des théories erronées se sont appuyées sur elles. Elles pouvaient favoriser une espèce de religion de l’homme qui se croit capable par lui-même d’offrir quelque chose à Dieu. Lepin avait parlé à propos de l’Offertoire de  sacrifice de la Loi naturelle» qui précéderait à la Messe le sacrifice du Christ…» (pp. 20-21).

Force est d’ajouter que, paradoxalement, la Note se montre indulgente et compréhensive lorsqu’il s’agit de justifier le nouvel offertoire et non plus de critiquer celui de la Messe romaine.

«Prière In spiritu humilitatis intégralement conservée de l’Ordo de S. Pie V, avec la mention du sacrifice» (p. 19).

«En revanche l’idée du sacrifice au sens strict, comme devant se réaliser (à la consécration) est affirmée avec force par l’Orate fratres : «ut meum ac vestrum sacrificium…», et la réponse du peuple : «Suscipiat Dominus sacrificium de manibus tuis »…» (p. 25).

Peut-on prendre au sérieux un auteur qui écarte, lorsqu’il critique l’«ancien», cela même qu’il pose en vue de justifier le «nouveau» ? Accordons cependant le préjugé favorable, non sans tirer la conclusion qui s’impose. «Ces pages» que le Cardinal Journet estime «solides, lumineuses, équilibrées» (p. 4), manquent en réalité de la plus élémentaire cohérence. L’auteur de la Note devra reconnaître, ou bien que le nouvel offertoire présente exactement la même «difficulté» que l’ancien, ou bien qu’au lieu et place de «difficulté», c’est une profonde vérité qui se trouve exprimée dans l’Offertoire de l’Ordo romain.

— Voici maintenant les observations qu’appelle le passage cité.

1) « Il n’y a pas d’autre sacrifice que celui du Christ ».

Non.

Prise absolument, l’affirmation est fausse. Sont abolis par le Sacrifice du Christ, seulement les sacrifices qui en étaient figuratifs.

Les offrir maintenant constituerait, de soi, un sacrilège ; car cela impliquerait d’attribuer à un signe créé la valeur du Signifié qui procède l’Incréé.

« Il n’y a pas d’autre sacrifice agréé que celui du Christ » : oui.

Mais cela n’entraîne aucunement que n’existent d’autres formes de sacrifice, sans lesquelles d’ailleurs le Sacrifice du Christ n’aurait pas tout son sens. D’une part en effet, il n’est malheureusement pas inutile de le répéter, offrir à Dieu un sacrifice ressortit à la nature de l’homme en tant que celui-ci est une créature intelligente ; ce sacrifice (au sens de « sacrum facere ») fait partie de la religion naturelle, il est une exigence permanente, il est demeuré et il demeure concomitant au Sacrifice du Christ.

D’autre part, l’homme pécheur se trouve en un état de pâtir ; or cet état rend compte de ce que le Sacrifice du Christ s’est accompli dans la souffrance, dans l’agonie du corps et dans celle de l’âme, loin de se réduire à un sacrifice purement spirituel : l’état de l’homme pécheur peut donc être considéré comme un sacrifice, en tant qu’il constitue en fait comme la pierre d’attente du Sacrifice du Christ.

2) «L’homme se croit capable par lui-même d’offrir quelque chose à Dieu» (p. 21), non en raison de ce qu’il offre, mais bien en raison du propos intime qui inspire l’acte d’offrir. Prétendre offrir quelque chose à Dieu, sans se référer à la seule oblation en droit agréée qui est celle du Christ, voilà bien qui institue irrémédiablement une «religion de l’homme». Et, qu’on le veuille ou non, c’est cela que fait le nouvel offertoire imposé par le nouvel Ordo, notamment en supprimant la mention qui est faite, dès l’Offertoire et dans l’Offertoire, du Sacrifice que constitua toute la vie terrestre du Christ [ob memoriam passionis, resurrectionis et ascensionis Jesu Christi Domini Nostri Suscipe Sancta Trinitas »)].

3) La théorie de Lepin mérite un examen plus attentif. Il faudrait s’entendre sur le sens du mot «précéder». Précession temporelle ? Précession d’ordre métaphysique ? Nous l’examinerons au paragraphe suivant (paragraphe 5, ci-dessous pp. 42 et suiv.).

4) L’auteur de la Note conçoit de la même manière, c’est-à-dire selon l’univocité, d’une part la théorie de Lepin qui conçue de cette manière devient erronée (p. 21), d’autre part l’Offertoire de l’Ordo romain qui conçu de cette même manière « soulève des difficultés » (p. 20). « Il n’y a pas d’autre sacrifice que celui du Christ » (p. 20) ; c’est-à-dire que rien ne peut être sacrifice sinon le sacrifice du Christ : voilà l’univocité. Alors que, en réalité, il y a d’autres sacrifices, bien que ceux-ci aient raison de sacrifice seulement par référence au Sacrifice du Christ : voilà l’« analogie », et la vérité.

— Les «difficultés» que présenterait, selon la Note, l’Offertoire de la Messe romaine se ramènent donc à la suivante : «Les formules employées s’appliquent à un sacrifice, elles parlent d’hostie immaculée, de calice du salut, de sacrifice, etc. Or, l’hostie immaculée, c’est Jésus, ce n’est pas le pain que nous présentons sur l’autel en vue du sacrifice… Enfin, l’offertoire du pain et du vin n’est pas un sacrifice…» (p. 20).

Il n’est pas sans intérêt d’observer que cette « difficulté » est mentionnée dans les Actes du Concile de Trente. Dom Durst l’a signalé dans un article[13] recensé par M. l’Abbé Chirat[14].

Mais nous ne voyons pas qu’on puisse arguer de l’autorité du Concile pour donner à la dite «difficulté» quelque consistance que ce soit.

a) Expliquons d’abord de quoi il s’agit.

1. — La célébration de la Messe a toujours donné lieu à des abus. En vue de les réprimer, le Concile de Trente confia à une Commission de sept «pères» le soin d’en dresser la liste. Ce «Libello» est reproduit dans les Actes du Concile, dont il occupe six pages, sous le n° 420. Dans ce texte, sont mentionnés comme constituant des «abus» [ou du moins comme le pouvant, puisque la Commission ne fait que présenter au Concile un matériau de travail] : «le fait qu’à l’offertoire le pain non consacré soit appelé hostie sainte et immaculée offerte pour les vivants et pour les morts ; le fait que le vin, avant qu’il ne soit consacré, soit appelé calice salutaire»[15] ; «le fait que, dans l’offertoire de la Messe pour les défunts, certaines expressions semblent plutôt concerner l’enfer des damnés»…[16]

2. — Ce Libelle mécontenta certains «pères»[17], notamment le Cardinal Légat, Archevêque de Naples, Seripandus, et l’Archevêque de Corinthe[18].

3. — Les Légats convoquèrent donc la Commission (19 août 1562), et restituèrent le Libello aux sept « pères », afin que ceux-ci en fissent un « estratto ».

Telle fut l’origine du Compendium abusuum missæ. Ce Compendium est reproduit, sous le n° 421, dans les Acta où il occupe deux pages et demi.

4. — Les neuf canons qui correspondent au Compendium sont présentés par la Commission ; ils sont consignés dans les Acta sous le n° 423.

5. — Ces documents, auxquels est joint le projet d’un décret de réforme, sont discutés par le Concile réuni en Congrégations générales : nn. 424-429, 431. La majorité des «pères» observent que « tous ces canons [proposés] étant inclus en des canons anciens, il convient de remettre ceux-ci en vigueur plutôt que d’en énoncer de nouveaux»[19].

6. — En conséquence, le 17 septembre 1562, après la promulgation des Canons sur la Messe définitivement approuvés, le Secrétaire du Concile donna lecture du Decretum[20]. Ce Decretum, publié sous l’autorité du Pape, est consigné dans les Acte sous le n° 437 ; il occupe trois quarts de page, et remplace le Compendium. Il laisse «ouvert» un seul vœu, à savoir que les Évêques puissent accorder la permission de l’Autel portatif. Et, quant à la liturgie proprement dite, il ne retient que deux «abus» : le jeu de musique lascive au cours de la célébration de la Messe, la superstition qui consiste à subordonner la validité de certaines Messes votives à un certain nombre des cierges qui doivent être allumés sur l’autel.

b) Concluons.

Il y a trois rédactions, de plus en plus réduites, du même document : Libello (420), Compendium (421), Decretum (437). Le Decretum, et lui seul, est approuvé. Le Compendium a été écarté par le Concile, et le Libello par les Légats.

Or l’«abus» éventuel relevé à propos de l’Offertoire ne figure que dans le Libello. Et cela, bien que cette mention ne soit pas passée inaperçue pour les «pères» du Concile. Ils eurent en effet connaissance du Libello ; et ils portèrent certainement attention à la question de l’Offertoire, puisqu’il fut opportun de leur expliquer que les formules «suspectes» de l’offertoire propre à la Messe des défunts peuvent s’entendre des peines subies par les âmes du purgatoire, et non de l’enfer[21].

On peut donc conclure que la mention des prières de l’Offertoire dans la liste des «abus» est probablement l’une de celles, et même la principale de celles, qui ont provoqué le mécontentement des «pères», et qui pour cette raison n’ont été retenues ni dans le Compendium ni dans le Decretum. Les membres de la  Commission» ne crurent-ils pas devoir être «ouverts», et même trop ouverts, aux milieux protestantisants ? On peut le supposer.

L’ensemble de ces documents peut donc signifier que le Concile, en écartant le Libello et le Compendium, a refusé de tenir comme étant des abus les choses qui ne sont aucunement — ni explicitement ni indirectement — signalées dans le Decretum, seul approuvé.

Quoi qu’il en soit d’ailleurs de cette interprétation, il est évidemment impossible de s’appuyer sur l’autorité du Concile pour donner quelque consistance que ce soit aux soi-disant «difficultés» que soulèverait l’Offertoire de la Messe romaine.

5. — Les considérants qui ont été développés (1-3), l’examen critique de la «difficulté» alléguée (4), permettent de poser la question de l’Offertoire conformément à l’exigence de la vérité.

— «[Existerait-il], à l’Offertoire [un] «sacrifice de la loi naturelle» qui précéderait à la Messe le sacrifice du Christ» ? La Note refuse cette doctrine. Et en effet, si on entendait par là qu’il y eût deux sacrifices, le second succédant au premier supposé achevé, «cela [serait] tout à fait inacceptable» (p. 21). Mais, en retour, il est tout aussi inacceptable d’ajouter : «tous les sacrifices ayant été abolis par l’unique sacrifice de Jésus» (p. 21) ; puisqu’en l’occurrence «tous» comprend en particulier le «sacrifice de la Loi naturelle» mentionné dans la Note deux lignes plus haut. Les sacrifices qui ont été «abolis par l’unique sacrifice de Jésus», ce sont, nous le répétons, les sacrifices figuratifs de l’ancienne Alliance. Tandis que le «sacrifice de la Loi naturelle», sacrifice non nécessairement sanglant mais sensible aussi bien que spirituel, ce sacrifice-là ne peut être aboli parce qu’il tient à la condition même de créature rationnelle. Et si ce sacrifice n’est pas aboli, il faut qu’il soit restauré pour que l’homme puisse être racheté ; or il ne peut être racheté qu’en devenant le Sacrifice du Christ.

Le Sacrifice du Christ doit donc être le sacrifice de l’homme, d’une certaine façon le même sacrifice.

Telle est la vérité sous-jacente à la «question de l’offertoire». Cette question concerne directement les formules de prière ; mais celles-ci sont normées par la doctrine qu’elles sont ordonnées à signifier. Or, si cette doctrine fait «difficulté», n’est-ce pas le signe de ce qu’elle est considérée isolément, c’est-à-dire indépendamment des vérités qui l’expliquent et qui sont elles-mêmes oubliées. Ayant donc précisé quel est le véritable objet de notre question, il convient de rappeler quel en est le principe radical de résolution.

— Le Sacrifice de la Messe réalise, en acte, l’unité entre le Sacrifice du Christ et le sacrifice del’homme, en vertu de la «conversion» eucharistique.

«[Existerait-il], à l’Offertoire, [un] «sacrifice de la Loi naturelle» qui précéderait à la Messe le Sacrifice du Christ» ? Voilà la «difficulté».

Nous ferons comprendre, par une comparaison, quelle en est concrètement la véritable signification. Et cela, en soulevant une autre «difficulté», toute semblable à celle que constituerait la «succession» et partant la juxtaposition de deux sacrifices différents : «celui de la Loi naturelle» d’une part, celui du Christ d’autre part.

La Note étant publiée sous la responsabilité des «Chevaliers», c’est à eux que nous croyons devoir nous adresser. Nous demandons donc aux Chevaliers de Notre Dame si on n’est plus chrétien parce qu’on est Chevalier, ou si on n’est plus créature raisonnable parce qu’on est Chevalier chrétien ? Nous croyons devoir penser que tout Chevalier, interrogé à ce sujet, répondra spontanément qu’il est à la fois créature raisonnable et chrétien et Chevalier. Dans le cas contraire, le «Chevalier» constituerait une espèce à part, certes fort distinguée, mais incapable de rendre quelque service que ce soit à la malheureuse humanité.

Eh bien, l’auteur de la Note conçoit le Sacrifice du Christ comme étant si séparé, si à part, si étranger à tout autre réalité qui lui serait apparemment semblable, que ces réalités ne peuvent même plus s’appeler « sacrifice ». Tout comme si, eu égard au Chevalier qui ne serait plus une créature raisonnable, on affirmait que les hommes ordinaires ne sont pas des hommes, puisque seul est parfaitement homme ce Chevalier qui, étant Chevalier chrétien, ne peut plus être une créature raisonnable.

Laissons ces chimères. Le Verbe incarné est l’Emmanuel, le «Dieu avec nous». Et Il est avec nous tous qui souffrons, principalement par son Sacrifice perpétué parmi nous. «L’Offertoire de l’Ordo de S. Pie V ne soulève difficulté» que si on méconnaît l’économie du sacrifice et en particulier le principe de son unité. Tout comme «vivre» ferait «difficulté» à l’homme raisonnable chrétien et Chevalier, s’il scindait en comportements hétérogènes ces modalités ordonnées dont il doit viser à réaliser la vivante unité.

Expliquons maintenant comment, en vertu de la «conversion» eucharistique, la «difficulté» alléguée se trouve en fait écartée.

Reportons-nous à notre comparaison. Le Chevalier est chrétien, et le Chevalier chrétien est homme ; il est uniment homme, chrétien, et Chevalier. Nul n’en doute. Le mot «uniment» recouvre cependant deux degrés de réalisation qui sont spécifiquement et expérimentalement différents l’un de l’autre.

C’est à la même personne qu’il appartient d’être homme, d’être chrétien et d’être Chevalier ; ainsi «uniment» se réfère d’abord à la personne, au sujet. Voilà le premier «degré».

Voici le second. Le chrétien n’est pas celui qui a d’une part une vie humaine, et d’autre part une vie qui serait chrétienne ; on dénonce à tout propos cette dualité, non sans raison ; l’errance consiste à prétendre la résoudre à partir de l’en-bas, à partir de l’«humain». Le chrétien est l’homme pour qui la manière d’être homme, c’est d’être chrétien. Et pareillement, nous le supposons, le «Chevalier» est l’homme supposé chrétien pour qui la manière d’être chrétien et donc d’être homme, c’est d’être Chevalier.

Nous venons de souligner le mot «être» : ce n’est pas le lieu de nous étendre sur les précisions qu’il appellerait, il suffit d’avoir rappelé une intuition accessible à tous. Être «uniment» homme, chrétien et Chevalier ne concerne pas seulement la personne mais également la manière d’être, c’est-à-dire, concerne tout comportement expressif de l’être, ou, en termes abrégés, l’être même. Et nul ne mettra en doute l’existence de ce second «degré», car chacun doit tendre à le réaliser au prix d’une permanente, difficile et souvent douloureuse conversion. Être homme, être chrétien, être Chevalier dans la même personne, c’est ou ce doit être le même mode d’être ; et ce n’est réellement le même mode d’être que dans l’acte d’une conversion qui porte sur l’être et qui par conséquent transcende la succession du temps.

Être. Conversion. Tels sont les deux mots clé. Ils expriment l’expérience commune à laquelle il convient de se référer en vue de mieux pénétrer le principe sur lequel est radicalement fondée la résolution de la «difficulté» ; ce principe n’est rien autre que le dogme de la Transsubstantiation[22].

De la substance du pain à la substance du Corps du Christ il n’y a ni annihilation ni création : il y a conversion.

La «conversion» est l’une des espèces du changement. Elle peut être caractérisée, par différenciation, à partir des cas qui sont d’une autre espèce, et qui sont, eux, immédiatement observables. On montre ainsi que la « conversion » est exempte de contradiction.

La «conversion» concerne l’être. C’est-à-dire qu’en l’acte et en l’instant l’un et l’autre indivisibles de ce changement appelé «conversion», une seule chose est permanente, à savoir l’être. En d’autres termes, entre ce qui va être converti et ce qui est converti, il n’y a de commun que l’être : l’être du premier devenant, intégralement et instantanément, l’être du second.

Si l’on désire une analogie «vivante», qu’on se reporte à ce qui précède. Dans la même personne, «être homme», «être chrétien», «être Chevalier» ne sont pas trois manières d’être juxtaposées ou superposées ou mutuellement exclusives l’une de l’autre ; mais ce sont trois références d’une même manière d’être dont l’unité requiert une conversion d’ordre psychologique, toujours imparfaite et partant jamais achevée.

La Conversion eucharistique, elle, est opérée par Dieu ; elle est parfaite. Elle concerne, non pas la manière d’être, mais l’être lui-même. Le pain devient, selon tout son être, le Corps du Christ ; d’où il résulte que le Christ est dans l’apparence du pain transsubstantié, à la manière d’une substance c’est-à-dire selon l’être, et en vertu d’une Communication qu’Il exerce selon son Corps.

Cela étant, on comprend que le sacrifice de l’homme, spécifié par l’offrande oblative du pain et du vin, ne fasse pas et ne puisse faire nombre avec le Sacrifice du Christ, réalisé par la Présence simultanée du Corps et du Sang en qui le pain et le vin, loin d’être détruits, sont, quant à l’être, assumés, parce que métaphysiquement «convertis».

Et on pressent d’ores et déjà que les formules dont use l’Offertoire de l’Ordo romain, notamment la locution «hostie immaculée», non seulement ne soulèvent aucune «difficulté» mais sont éminemment propres et pour tout dire irremplaçables étant donné ce qu’elles doivent signifier.

Le montrer constituera «formellement» la justification de l’Offertoire romain.

«Formellement» en ce sens que les prières traditionnelles, exprimant effectivement ce qu’elles doivent exprimer, il y a conformité entre ce qui doit être et ce qui est. Cette justification «formelle» concerne donc en définitive la réalisation du «comment», celui-ci étant supposé déterminé «formellement». Et il l’est, en ce cas comme en tout autre, par le «pourquoi».

Or, pourquoi l’Offertoire doit-il signifier le sacrifice, «hoc sacrificium», comme étant uniment «Sacrificium Christi» et «sacrificium nostrum» ? Nous l’avons expliqué ; et nous avons vu que cela tient directement, non à l’essence du Sacrifice de la Messe, mais à la fin à laquelle il est ordonné.

En sorte que l’Offertoire, première phase d’une action globale qui n’a de sens qu’en sa totalité, ne peut être adéquatement «justifié», que s’il explicite quelle est, de cette action globale savoir le Sacrifice de la Messe, la finalité.

Nous allons donc observer que l’Offertoire de la Messe romaine rappelle, d’emblée comme il se doit, quelle est la finalité du Sacrifice de la Messe ; et qu’il signifie ce que précisément il convient de signifier en raison même de cette finalité. Ainsi aurons-nous montré que cet Offertoire traduit avec exactitude la «lex credendi» en «lex orandi» ; et que, fruit d’une élaboration que l’Esprit Saint a suscitée, guidée et sanctionnée, il constitue un trésor sacré qu’il serait sacrilège de laisser violer.

II. — La «justification» de l’Offertoire et l’économie du Sacrifice de la Messe

L’Offertoire romain forme un tout ordonné et cohérent. Tout cohérent en lui-même car, bien que formé par apports, comme par des alluvions successives, il constitue l’expression adéquate de ce que l’offertoire de la Messe est précisément ordonné à exprimer, à savoir que le Sacrifice de la Messe est le Sacrifice du Christ, et qu’en un sens il est conjointement le sacrifice de l’homme. En particulier, les parties de l’Offertoire romain qui sont omises dans le nouvel Ordo ont chacune respectivement leur portée.

Voilà ce que nous allons observer, en référant les prières de l’Offertoire romain à l’économie du Sacrifice de la Messe, celui-ci étant envisagé d’abord au point de vue de la finalité, ensuite au point de vue de l’essence. L’exposé sera, ainsi, mieux ordonné, au moins en ce qui concerne la pensée. Par contre, la liturgie ne distinguant pas les «points de vue formels», le lecteur ne sera pas surpris que nous ne citions pas toujours les textes dans leur ordre habituel.

La Note doctrinale ayant présenté une apologie du nouvel Ordo, nous commencerons par prendre acte des réserves qu’elle ne laisse cependant pas de formuler.

«Deus universi (qui figure dans le nouvel offertoire) n’est pas biblique et rappelle fâcheusement la traduction française du Sanctus où « Dieu de l’Univers » prétend remplacer Dieu Sabaoth» (p. 24).

«On ne voit pas très bien pourquoi les Kyrie eleison passent de 9 à 6, c’est-à-dire sont répétés deux fois au lieu de 3. Le symbolisme trinitaire n’est plus respecté…» (p. 27) — On ne voit pas très bien, ajoutons-nous, pourquoi, dans les litanies des Saints, les Kyrie demeurant au nombre de 6, la très Sainte Trinité n’est plus invoquée. C’est le Pape lui-même qui a inauguré ces litanies « aggiornate», en présidant en personne la première station de Carême, dont l’office se déroula dans la basilique Sainte Sabine, le mercredi des cendres 19 février 1969.

«On regrette vivement que l’embolisme (prière qui développe la dernière demande du Pater) ait été tronqué, et l’on a raison… (On a en effet supprimé «l’intercession de la Sainte Vierge, des Apôtres Pierre Paul André, et de tous les saints») » (p. 28).

Dans la traduction française, «Expectantes beatam spem et adventum Salvatoris nostri Jesu Christi» devient «fort platement» : «Où nous espérons le bonheur que tu promets et l’avènement de Jésus Christ notre Sauveur» (p. 28).

Les Chevaliers de Notre Dame ont raison de protester, mais ils ne semblent pas apercevoir que toutes ces suppressions officielles et traductions vernaculaires présentent entre elles trop de cohérence pour que cette cohérence soit explicable par le jeu du hasard. Disons qu’il s’agit pour le moins d’un hasard «dirigé», c’est-à-dire d’un pseudo-hasard, d’un «hasard» que l’homme subvertit et qu’il s’asservit en même temps que la liturgie, en vue d’instaurer la « religion de l’homme », dont la Note reconnaît qu’elle n’est pas la vraie religion (p. 21).

Or, dans cette vaste opération « hasard », l’offertoire occupe une place de choix. Telle est précisément notre question. Importante en elle-même, elle est on le voit solidaire de beaucoup d’autres questions. L’observer n’est pas inutile, si l’on veut ne pas se leurrer sur la «situation».

1. Les prières de l’Offertoire romain et la finalité du Sacrifice de la Messe.

a) La prière Suscipe Sancta Trinitas et la fin ultime du Sacrifice de la Messe.

Cette prière, dans le nouvel Ordo, est supprimée. Pourquoi ? D’après la Note, le «Suscipe Sancta Trinitas », que Dom G. Lefebvre présente comme une magnifique récapitulation, serait une dernière prière d’offrande « (qui fait doublet avec les précédentes)» (p. 18).

Le mot «doublet» constitue l’une des trouvailles à la faveur desquelles les liturges-chartistes qui travaillent in vitro dirigent l’opération «hasard».

    Ne soyons pas dupes de cette «explication», et revenons au texte.

 

Suscipe Sancta Trinitas hanc oblationem quam tibi offerimus ob memoriam passionis resurrectionis et ascensionis Jesu Christi Domini nostri : et in honorem beatæ Mariæ semper Virginis, et beati Joannis Baptistæ et sanctorum Apostolorum Petri et Pauli…

Daignez, Trinité sainte, accueillir cette oblation que nous Vous offrons en la mémoire de la passion de la résurrection et de l’ascension de Notre-Seigneur Jésus-Christ : en l’honneur de la bienheureuse Marie la toujours Vierge, et du bienheureux Jean Baptiste et des saints Apôtres Pierre et Paul…

 

Le «Suscipe Sancta Trinitas» ne ferait «doublet avec les prières qui le précèdent» dans l’Offertoire romain, que s’il reprenait, fût-ce en le formulant différemment, ce que déjà expriment ces prières. Or le «Suscipe Sancta Trinitas» mentionne trois choses qui ne figurent dans aucune des prières précédentes, et notamment deux vérités essentielles, essentielles en ce sens qu’elles sont immédiatement impliquées par l’essence de la Messe.

— Voici d’abord ces deux vérités essentielles.

Suscipe Sancta Trinitas : le Sacrifice est offert à Dieu, non pas au «Dieu de l’univers» qui peut être l’«Être suprême» ou la «déesse raison», voire le «dieu mort» retrouvant vie dans l’homme sublimé ; le Sacrifice de la Messe est offert à Dieu tel qu’Il est, à Dieu Un et Trine tel qu’Il S’est révélé par le Verbe incarné.

Le «Suscipe Sancta Trinitas» affirme donc, selon le mode qui convient à la lex orandi, la vérité primordiale de la religion chrétienne : c’est Dieu en Lui-Même que vise l’offrande du sacrifice. Le «Suscipe Sancta Trinitas» ne «fait pas doublet», il affirme la vérité qui se trouve menacée par l’emploi de l’étrange locution : Deus universi.

Ob memoriam passionis resurrectionis et ascensionis Jesu Christi Domini Nostri… : le sacrifice est offert avec le désir qu’il soit agréé, c’est évident. Or, nous l’avons rappelé en accord avec l’auteur de la Note : «Il n’y a pas d’autre sacrifice agréé que celui du Christ». Il faut donc, sous peine d’absurdité, que l’offrande du sacrifice se réalise dès l’origine dans le sillage pour ainsi dire, et plus précisément en vertu de la mémoire et dans la mémoire du seul Sacrifice agréé, celui du Christ (cf. Breve Esame, p. 22).

Commencer d’offrir à Dieu le sacrifice, sans se référer explicitement au seul Sacrifice divinement agréé parce qu’il procède de Dieu Lui-Même, voilà bien qui favorise «une espèce de religion de l’homme qui se croit capable par lui-même d’offrir quelque chose à Dieu» (p. 21). Et comme, aucune des cinq première prières de l’Offertoire (Suscipe sancte Pater, Deus qui humanæ substantiæ, Offerimus tibi Domine, In spiritu humilitatis, Veni sanctificator) ne mentionne le Sacrifice du Christ, on voit derechef que le «Suscipe Sancta Trinitas», loin de constituer un doublet, énonce une vérité essentielle, une vérité qui est immédiatement impliquée par l’essence même de la Messe.

— Ces deux références, — l’une à Dieu-Trinité à qui le sacrifice est offert, l’autre au Sacrifice du Christ en vertu duquel le sacrifice est agréé — sont si importantes qu’elles se trouvent exprimées, et elles seules, dans ces Offertoires «non évolués» qu’on allègue en faveur de l’Offertoire «abrégé».

 

Offertoire selon le rite cartusien[23]

1. Quand le prêtre met l’eau dans le calice, il dit :

De latere Domini nostri Jesu Christi exivit sanguis et aqua in remissionem peccatorum. In nomine Patris 􀀿 et Filii et Spiritus Sancti. Amen.

2. Quand le prêtre se lave les mains, il dit :

Lavabo inter innocentes manus meas, et circumdabo Altere tuum, Domine : Ut audiam vocem laudis. — (Et deux ou trois autres versets, en suivant.)

3. Quand le prêtre offre le Calice au milieu de l’Autel, le tenant des deux mains et un peu élevé, il dit :

In spiritu humilitatis et in animo contrito suscipiamur a te Domine : et sic fiat sacrificium nostrum, [ut a te suscipiatur hodie, ut] placeat tibi Domine Deus. (Un papillon, apposé postérieurement à 1713, substitue aux mots entre crochets la formule du rite romain : [in conspectu tuo hodie, ut].)

4. Et, faisant un signe de croix avec le Calice, le prêtre le dépose au milieu du Corporal en disant :

In nomine Patris et Filii 􀀿 et Spiritus Sancti. Amen.

 

 

5. Quand le prêtre se retourne vers le peuple, il dit :

Orate fratres pro me peccatore ad Dominum Deum nostrum.

Offertoire selon le rite dominicain[24]

1. Après le Dominus vobiscum et la lecture de l’antienne propre (offertoire), le prêtre dit :

Quid retribuam Domino pro omnibus quæ retribuit mihi.

 

2. En prenant le Calice recouvert de la patène et portant l’hostie, le prêtre dit :

Calicem salutaris accipiam et nomen Domini invocabo.

 

3. Quand le prêtre offre le Calice, le tenant des deux mains un peu élevé, il dit :

Suscipe Sancta Trinitas hanc oblationem, quam tibi offero in memoriam Passionis Domini nostri Jesu Christi : et præsta, ut in conspectu tuo tibi placens ascendat : et meam et omnium fidelium salutem operetur æternam.

 

 

4. Quand le prêtre se lave les mains, il dit :

Lavabo inter innocentes manus meas et circumdabo altare tuum Domine : ut audiam vocem laudis et enarrem universa mirabilia tua. Domine dilexi decorem domus tuæ et locum habitationis gloriæ tuæ.

5. Le prêtre s’inclinant au milieu de l’autel dit :

In spiritu humilitatis et in animo contrito, suscipiamur Domine a te : et sic fiat sacrificium nostrum, ut a te suscipiatur hodie, et placeat tibi Domine Deus.

6. Le prêtre, se tournant vers le peuple, dit :

Orate fratres, ut meum, ac vestrum pariter in conspectu Domini sit acceptum sacrificium.

 

La référence à Dieu-Trinité est explicitement exprimée : dans le rite cartusien, par la formule : «In nomine Patris 􀀿 et Filii et Spiritus Sancti» (1, 4) ; toute l’action du prêtre comme ministre se trouve sous la mouvance de Dieu-Trinité, signifié comme étant à la fois le Principe (1), et le Terme (4) de l’oblation ; dans le rite dominicain, par le «Suscipe Sancta Trinitas» (3), lequel, pour le moins en l’occurrence, ne constitue évidemment pas un «doublet» ; et nous observons que ce «Suscipe Sancta Trinitas» de l’Offertoire dominicain est tout semblable par sa forme comme par son contenu au «Suscipe Sancta Trinitas» du rite romain.

La référence au Sacrifice du Calvaire est explicitement signifiée : dans le rite cartusien, par le rapport établi entre le vin et l’eau d’une part, le Sang et l’Eau d’autre part (1), et également par les deux signes de croix (1 et 4)[25] ; dans le rite dominicain, par le «Suscipe Sancta Trinitas» (3).

On voit donc que la comparaison du rite romain avec d’autres rites prouve le contraire de ce que la Note prétend en tirer (p. 23). Le «Suscipe Sancta Trinitas», et lui seul dans l’Ordo de S. Pie V, énonce deux vérités si essentielles qu’elles figurent dans les formes les plus primitives et les plus simples de l’offertoire, pour le moins à partir du onzième siècle. Dira-t-on qu’en supprimant le «Suscipe Sancta Trinitas» on ne renonce pas à ces vérités ? Ce serait tout simplement une imposture ; car, en liturgie, qu’on le veuille ou non, on renonce en fait à ce qu’on prend le parti de ne plus exprimer, alors que cela était exprimé.

— Le «Suscipe Sancta Trinitas» rappelle également une troisième vérité, laquelle achève de situer la finalité du Sacrifice de la Messe.

Oserons-nous faire observer aux Chevaliers de Notre Dame que leur zèle pour la vérité ne rend guère leur coeur compatissant aux malheurs de cette Dame dont ils professent d’être les « chevaliers » ?

Car enfin le «Suscipe Sancta Trinitas» comporte, outre les deux essentielles vérités dont il vient d’être question, la mention : «et in honorem beatæ Mariæ semper Virginis, et beati Joannis Baptistæ et sanctorum Apostolorum Petri et Pauli…»

La Note laisse il est vrai transparaître quelque émoi, mais c’est à propos du Libera nos qui suit le Pater : « Est-ce pour ces deux lignes ajoutées que l’on a supprimé l’intercession de la bienheureuse et glorieuse toujours Vierge Marie, des bienheureux Apôtres Pierre et Paul, et André, et de tous les saints ? Nous demanderons instamment au Saint Père de nous rendre l’intercession de Marie toujours Vierge… » (p. 23).

On serait tenté d’être touché, n’était la souvenance de la triste aventure survenue liturgiquement au Dieu-Trinité. La suppression, il y a quelques années et «pour raisons de commodité», du «Placeat Tibi Sancta Trinitas»[26] a servi d’introduction à la suppression, dans le nouvel Ordo, du «Suscipe Sancta Trinitas». Et cela fort logiquement. Offrir le Sacrifice à Dieu-Trinité, et demander l’agrément de ce Sacrifice à Dieu-Trinité, se correspondent en effet rigoureusement. Il convient soit d’exprimer l’un et l’autre soit de n’exprimer ni l’un ni l’autre. Il s’avère en fait que cette implacable cohérence est la norme de la réalité : la Sainte Vierge et les saints ne font que partager, dans le nouvel Ordo missæ, le sort fait, imposé, au Dieu-Trinité. La prétérition que déplorent les Chevaliers dans le Libera correspond inexorablement à celles qu’ils approuvent dans le Suscipe. Puissent-ils se souvenir, pour l’honneur de cette Dame qu’ils servent, que si l’amour est parfois aveugle la compassion véritable ne laisse lamais d’être clairvoyante.

La Sainte Vierge se trouve donc tenue à l’écart dans les prières prescrites par le nouvel Ordo.

Telle est la conséquence, de la double prétérition dont il vient d’être question.

L’Ordo de S. Pie V comporte cinq mentions de la Sainte Vierge :

1. Première partie du Confiteor. La Sainte Vierge est témoin premier, en regard de Dieu.

2. Deuxième partie du Confiteor. La Sainte Vierge est premier intercesseur auprès de Dieu, en faveur de ses enfants pécheurs.

3. «Suscipe Sancta Trinitas». Le sacrifice est offert… également en l’honneur de la Sainte Vierge et des saints… : «et in honorem Beatæ Mariæ Virginis».

4. «Communicantes, et memoriam venerantes, in primis gloriosæ semper Virginis Mariæ…». La Sainte Vierge est dans la mémoire de ceux qui offrent le Sacrifice.

5. «Libera nos». «…et intercedente beata et gloriosa semper Virgine Maria…». La Sainte Vierge est la première à intercéder auprès de Dieu, afin que l’Église tout entière dont Elle est la Mère soit préservée «du mal, du péché, du trouble».

(2), (3) et (5) se correspondent, et suggèrent sans entrer dans aucune précision théologique que la Sainte Vierge — et dans son sillage tous les saints — a un rôle propre dans l’économie du Sacrifice.

(4) signifie à la fois : que premièrement, dans la communion que constitue l’Église, nous vénérons singulièrement la Sainte Vierge ; et que deuxièmement, nous nous tournons vers sa mémoire pour offrir ce même Sacrifice qu’Elle offrit, Elle la première et d’une manière propre, en vertu de la relation personnelle qu’Elle soutient avec le Verbe S’incarnant en Elle, et par voie de conséquence avec le Christ S’offrant Lui-même.

De tout cela, le nouvel Ordo ne conserve rien.

Si en effet (2) est maintenu, (1) et (3) sont supprimés : cela, dans les quatre «Preces». C’est-à-dire que la Sainte Vierge, et avec Elle les saints, ne sont plus considérés comme témoins en regard de Dieu, et sont évincés de l’économie du Sacrifice.

Il est vrai que, à la place de (4) pourrait-on dire, les «Preces» II et IV comportent, avant la Consécration une profession de foi ; il y est fait mention de la Sainte Vierge, et il y est rappelé quel rôle Elle a joué lorsque le Verbe S’est incarné. Pareillement, les «Preces» II, III, IV mentionnent la Sainte Vierge, au lieu et place de (5), comme étant, «celle avec qui nous aurons part à l’héritage». Mais ni dans un cas ni dans l’autre il n’est question de situer la Sainte Vierge en fonction du Sacrifice.

Enfin, dans la «Prex» I, (5) est supprimé ; et (4) se trouve réduit, par les traductions en langue moderne, à la première de ses deux acceptions : la Sainte Vierge est un membre de l’Église, comme tous les autres.

L’Église rougirait-elle de sa Mère ?

Qui donc les Chevaliers de Notre-Dame pensent-ils servir en prenant la défense du nouvel Ordo ? Il est à craindre que ce ne puisse être ni l’Église ni sa Mère.

b) Les prières de l’Offertoire romain et la fin immédiate du Sacrifice de la Messe (ou, en d’autres termes, le caractère propitiatoire de ce Sacrifice).

La fin immédiate du Sacrifice que le Christ offrit et offre de Lui-même, soit sur le Calvaire, soit sur l’autel, c’est le salut de l’homme. Cette fin peut être signifiée, soit elle-même directement, soit par le mode de son accomplissement. L’Offertoire romain retient l’un et l’autre également, et cela fort justement.

— Les trois premières prières, et, les récapitulant, le «Suscipe Sancta Trinitas», rappellent explicitement que le Sacrifice de la Messe est ordonné au salut de l’homme.

Or le nouvel Ordo ne retient aucune de ces mentions. Il prescrit simplement d’offrir le pain et le vin au «Dieu de l’univers» ; et la seule allusion qui soit faite au Christ dans ces trois premières prières concerne l’Incarnation, non la Rédemption[27]. Voilà bien «les formules qui [peuvent] favoriser une espèce de religion de l’homme qui se croit capable par lui-même d’offrir quelque chose à Dieu» (Note p. 21).

— L’«In spiritu humilitatis» et le «Veni Sanctificator» rappellent que le Sacrifice du Christ, actualisé dans la Messe, ne laisse pas d’être également le sacrifice de l’homme : signifiant ainsi comment le Sacrifice de la Messe est ordonné au salut.

Rappelons ces deux textes, afin de mettre en évidence l’ordre de leur enchaînement.

 

In spiritu humilitatis et in animo contrito suscipiamur a te, Domine :

Et sic fiat sacrificium nostrum in conspectu tuo hodie, ut placeat tibi, Domine Deus.

Veni, Sanctificator, omnipotens aeterne Deus ; et bene 􀀿 dic hoc sacrificium tuo sancto nomini praeparatum

L’esprit humilié et le coeur contrit, puissions-nous, Seigneur, être par Vous accueillis.

Et qu’aujourd’hui notre sacrifice soit tel devant Vous, que Vous, Seigneur Dieu, Vous y complaisiez

Venez Sanctificateur, Dieu éternel et tout puissant ; et bénissez ce sacrifice préparé pour votre saint nom

 

Nous avons souligné la mention du mot «sacrifice». Ce sacrifice, qui est nôtre parce qu’il procède de nous, est désigné incontinent comme étant le sacrifice ; car, objectivement, il n’y a pas deux sacrifices. Objectivement, c’est-à-dire ontologiquement, notre sacrifice doit être «converti» dans le Sacrifice du Christ. C’est précisément cela que suggère avec une rigoureuse exactitude l’Offertoire romain en sa concise splendeur : le sacrificium nostrum de l’«In spiritu humilitatis» devient, dans le «Veni Sanctificator», hoc sacrificium, ce sacrifice, l’unique sacrifice.

Or le «Veni Sanctificator» est, dans le nouvel offertoire, supprimé. Y eût-il «fait doublet» ? Et avec quoi ! Toujours est-il que, dans le nouvel Ordo, le «Veni Sanctificator» ne répond plus, en l’achevant comme le ciel achève la terre, à «In spiritu humilitatis». Le jeu délicat du modus significandi est détruit.

    L’«Orate fratres», et le répons qui lui correspond, sont la seule partie de l’Offertoire intégralement conservée.

 

Orate fratres, ut meum ac vestrum sacrificium acceptabile fiat apud Deum Patrem omnipotentem.

Suscipiat Dominus sacrificium de manibus tuis, ad laudem et gloriam nominis sui, ad utilitatem nostram totiusque Ecclesiæ suae sanctæ.

Priez mes frères, afin que mon sacrifice, qui est aussi le vôtre, soit agréé de Dieu le Père tout puissant.

Que le Seigneur reçoive par vos mains ce sacrifice, pour l’honneur et la gloire de Son Nom, pour notre utilité et pour celle de toute Sa sainte Église.

 

Il n’est certes pas impossible de retrouver, en ces deux formules :

1) l’affirmation de l’unité entre «sacrificium nostrum» (meum ac vestrum, dit le prêtre), et le «sacrificium» c’est-à-dire ce sacrifice un et unique que le peuple demande à Dieu d’agréer ;

2) la mention de la fin immédiate de la Messe : l’utilité de l’Église et la nôtre pouvant signifier le salut ;

3) la mention de la fin ultime de la Messe, savoir l’honneur et la gloire de Dieu.

«Il n’est pas impossible» de retrouver ces vérités essentielles : oui, à la condition cependant qu’elles aient été, auparavant, clairement exprimées. Ainsi en est-il de l’Offertoire romain. Tandis que, dans le nouvel Ordo, les mêmes formules ne peuvent avoir la signification précise que, par elles-mêmes, elles n’explicitent pas. Elles peuvent signifier un sacrifice de louanges, purement spirituel, et non un sacrifice objectif, sacramentel et propitiatoire.

Malgré cette insuffisance, il reste que le mot «sacrificium» — et faut-il croire l’idée dont il est l’expression ? — figure dans et dès l’offertoire du nouvel Ordo. La Note se plaît, nous l’avons vu, à y insister. Mais prononcer un mot n’a de portée, en liturgie sacramentelle, que si ce geste mental précise quelle doit être la signification d’un geste sensible. Il est vain de prononcer après coup le mot sacrifice, si l’offrande du pain et du vin n’a pas été signifiée comme étant oblative, comme s’intégrant inchoativement à l’Acte du Sacrifice.

— Ainsi, la Messe est le Sacrifice du Christ ; elle est également sacrificium nostrum, notre sacrifice. L’unité de ce même et unique Sacrifice est réalisée, comme celui-ci l’est lui-même, en l’instant de la Consécration. Cette unité est signifiée, dans l’Ordo romain, dès l’Offertoire.

Et cela, comme il se doit : nous le montrerons au paragraphe suivant (2) ; et le nouvel Ordo lui-même en témoigne, par quelques expressions-vestiges qui rappellent l’existence de l’édifice, comme dans les ruines demeurent des pans de murs. C’est qu’en effet cette unité de l’unique Sacrifice — le Christ assumant le nôtre dans le Sien — n’est signifiée, dans l’offertoire du nouvel Ordo que postérieurement à l’acte de l’offrande. Tandis qu’elle est signifiée organiquement dans l’Offertoire romain : organiquement, c’est-à-dire concomitamment à l’acte de l’oblation. C’est ce que nous allons maintenant examiner.

2. Les prières de l’Offertoire romain et l’essence du Sacrifice de la Messe.

L’Offertoire ne fait pas partie de l’essence de la Messe ; il peut faire défaut accidentellement, le Sacrifice s’accomplissant cependant validement. L’Offertoire situe d’emblée la finalité, tant ultime qu’immédiate, du Sacrifice de la Messe Sacrifice de louange et de propitiation. Et l’Offertoire le fait au mieux en exprimant verba et facta la connexion qui existe entre d’une part la finalité du Sacrifice de la Messe, et d’autre part l’essence de ce même Sacrifice.

Aussi les formules employées dans l’Offertoire romain ne soulèvent-elles en vérité aucune « difficulté », parce qu’elles constituent l’irremplaçable expression de la mystérieuse réalité.

a) Nous allons, pour le montrer, rapprocher deux textes, le premier supprimé, le second conservé (sauf les signes de croix) dans le nouvel Ordo.

 

Offertoire. — Suscipe sancte Pater…

hanc immaculatam hostiam…

Unde et memores. — Offerimus praeclaræ majestati tuæ, de tuis donis ac datis, hostiam 􀀿 puram, hostiam 􀀿 sanctam, hostiam 􀀿 immaculatam…

 

La même locution «immaculata hostia» est employée, on le voit, au moment de l’oblation et après la Consécration. En cela consiste précisément, nous l’allons montrer, la résolution de la «difficulté».

Si en effet, ce n’est pas seulement en fait, mais en droit, que cette même locution est employée ici et là, alors le fait qu’elle figure dans l’Unde et memores non seulement justifie mais postule qu’elle figure également dans l’Offertoire.

Or il convient éminemment que la même locution «immaculata hostia» soit employée dans les deux cas ; premièrement, parce qu’en un sens c’est la même hostia immaculata ; deuxièmement, parce qu’en ce même sens ce doit être la même hostia immaculata ; troisièmement, parce qu’en ce même sens c’est, comme ce doit être, la même hostia immaculata. Tel sera l’ordre de notre argument.

C’est la même hostia immaculata.

C’est la même quant à l’être, précisément en vertu et en l’instant de la Consécration-Conversion-Transsubstantiation 30.Tel est le principe radical de l’explication.

— L’être de ceci qui est du pain devient l’être de ceci qui est le Corps du Christ. Le pain ni ne demeure ni n’est détruit; il est converti. L’acte de la Conversion réalise l’unité selon l’être entre l’immaculata hostia de l’oblation et l’hostia 􀀿 immaculata d’après la Consécration.

On dira que cette sorte d’unité est réalisée en l’instant de la Consécration, pas avant. C’est vrai.

Mais si on veut la signifier, force est bien de la signifier avant : puisque, en l’instant de la Consécration, les paroles prononcées signifient strictement ce qu’elles opèrent instrumentalement ; or, il est impossible d’exprimer explicitement et en même temps deux choses différentes.

— Convient-il, insistera-t-on, d’exprimer explicitement cette mystérieuse unité réalisée au sein de l’hostia immaculata ?

La pratique de l’Église a résolu cette question. En cas de nécessité, une Messe sans offertoire est valide ; aucune difficulté sur ce point, et nous ne voyons pas que le Breve Esame l’ait mis en doute. Dieu, par les paroles consécratoires, opère instrumentalement non seulement la Conversion mais également toutes les conséquences que celle-ci implique, que ces conséquences soient ou non signifiées. En retour, nul ne contestera que, dans toute la mesure du possible, la liturgie doit expliquer (au sens de explicare) le mystère, et principalement les aspects du mystère qui concernent le salut : tel est bien le cas, nous allons le rappeler, pour l’unité d’ordre ontologique mystérieusement réalisée et opportunément signifiée dans l’hostia immaculata. Ce doit être la même hostia immaculata.

— Nous en avons déjà assigné la raison. Et cela a priori, en vertu même de l’économie de la Rédemption : laquelle constitue le principe prochain de l’explication. Le Sacrifice du Christ doit être le sacrifice de l’homme, d’une certaine façon le même sacrifice. Autrement, l’homme ne recouvrerait pas ce que sa propre finalité comporte de plus primitif.

De cela, la Note est d’accord. Transcrivons à nouveau le passage dont nous aurons à critiquer la première partie : « Les mots hostia, oblation ont disparu du nouvel Ordo, à bon droit comme il a été dit plus haut. En revanche, l’idée de sacrifice au sens strict, comme devant se réaliser (à la consécration) est affirmée avec force par l’Orate fratres : ut meum ac vestrum sacrificium acceptabile fiat apud Deum Patrem omnipotentem ». (p. 25).

Ainsi le sacrifice expressément signifié comme étant celui du prêtre et des fidèles (meum ac vestrum souligne la Note) est un sacrifice «au sens strict». Nous en sommes parfaitement d’accord ; nous avons en effet observé que ce «sacrificium nostrum» (prière «In spiritu humilitatis») c’est objectivement le «hoc sacrificium» (Prière «Veni Sanctificator») c’est inchoativement l’unique Sacrifice, celui du Christ. C’est bien un «sacrifice au sens strict»

— Cela étant, la question suivante se pose inéluctablement. Peut-il y avoir une oblation sans «oblat», sans hostia ?

N’ayant trouvé aucun élément de réponse à cette question dans «ces pages solides, lumineuses et équilibrées», nous nous en tenons à ce qu’impose l’évidence, aussi bien selon le sens commun que selon l’expérience chrétienne. Pas de sacrifice sans hostia. La nature de celle-ci correspond, il est vrai, à celle de celui-là ; et la diversité des cas concourt à mieux montrer la nécessité de la loi en en manifestant l’universalité. Or, comment la Messe réalise-t-elle le Sacrifice de la Croix ? Elle le réalise dans l’ordre sacramentel 3 : réellement, et conformément à la réalité propre de l’ordre sacramentel.

Or le sacrement comme tel, la réalité de tout sacrement, intègre dans l’unité d’un même acte une parole qui signifie et un geste sensible qui accomplit ; c’est vrai de tout sacrement : il suffit d’observer, même sans «faire de théologie». Un sacrement sans signe sensible, ou au contraire réduit au signe sensible, c’est de la magie. Un sacrement «au sens strict» ressortissant à l’ordre sacramentel, qui ne comporterait pas au titre de partie intégrante un oblat signifié comme tel, ce serait au point de vue des notions une contradiction et au point de vue concret un mythe.

Concluons donc que conserver la mention de «sacrificium» en supprimant celle de «hostia», c’est un non sens, c’est vain. Car c’est formuler, dans l’ordre sacramentel, une chose qui ne peut pas avoir de réalité dans l’ordre sacramentel. Or le principe de non contradiction vaut dans tous les domaines, même en liturgie ; ou, si l’on veut, l’absurde ne peut pas être, pas même en liturgie.

On ne pourrait éviter cette « difficulté », qu’en donnant au mot «sacrificium» un sens subjectif et purement spirituel. Mais ce serait en opposition avec la doctrine catholique, définie par le Concile de Trente et rappelée par Paul VI 3 : «sacrificium» doit avoir, en l’occurrence, une portée objective, dans l’ordre sacramentel. Laissons donc de côté cette hypothèse. Elle n’écarterait, du nouvel offertoire, le vice de la contradiction qu’en y introduisant celui de l’hérésie.

— Il s’ensuit que là où on signifie comme il se doit « sacrifice » « au sens strict », et au point de vue selon lequel on signifie «sacrifice» «au sens strict», là et au même point de vue on doit signifier «hostia». Et si le sacrifice se réalise, verba et facta, dans l’ordre sensible, l’«hostia» que désigne le geste de l’offrande doit, concomitamment à ce geste, être signifiée comme telle, comme étant l’«hostia». Ce principe, qui résulte on vient de le voir de l’essence de la Messe, s’applique d’une manière en quelque sorte trine et une.

La Messe est le Sacrifice du Christ ; l’«hostia» en est le Christ Lui-Même : c’est l’«hostiam 􀀿 immaculatam» («calicem salutis perpetuæ») d’après la Consécration.

La Messe est notre sacrifice, sacrifice au sens propre puisqu’il subsiste par référence au Sacrifice du Christ ; l’«hostia » en est celle de l’Offertoire «hanc immaculatam hostiam» («calicem salutaris»).

Le Sacrifice du Christ doit être notre sacrifice, en un sens le même sacrifice ; ce doit donc être ici et là, en ce même sens, la même réalité signifiée et offerte comme étant la même «hostia».

Ce même, requis afin que le Sacrifice accomplisse la Rédemption, est réalisé nous l’avons rappelé en l’acte de la Transsubstantiation. Il convient de mettre en lumière la portée organique de ce même ; c’est ce que nous allons faire en insistant sur l’intime unité qui lie entre elles ces deux choses : le Sacrifice de la Messe, la Conversion eucharistique ; ou, ce qui revient au même : le Sacrifice lui-même et l’«hostia immaculata».

C’est, comme ce doit être, la même hostia immaculata.

Nous venons de voir qu’un certain même, une certaine identité dans l’être, d’une part est réalisée dans l’«hostia immaculata» en vertu de la Conversion ontologique appelée Transsubstantiation ; d’autre part doit être réalisée dans le sacrifice qui est simultanément le Sacrifice du Christ et le nôtre, et doit par conséquent, à ce titre propre également, être réalisée dans la même «hostia immaculata», unique hostie de l’unique sacrifice. Il y a donc deux aspects de cette même relative identité, identité qui concerne l’être et que réalise l’acte de la Consécration : l’un ressortit immédiatement à l’«hostia», l’autre directement au sacrifice.

Or, c’est la connexion entre ces deux aspects qui constitue le véritable et si grave enjeu de la question soulevée par l’ «Offertoire».

— Cette connexion peut être exprimée comme suit. L’«identité dans l’être»[28] qui ressortit au sacrifice, et l’ «identité dans l’être» qui ressortit à l’«hostia» se correspondent comme le pourquoi et le comment.

Comment cette «identité dans l’être» est-elle possible, comment est-elle une réalité ? Elle est possible, puisque réalisée, en l’acte de la Conversion ontologique appelée Transsubstantiation.

Pourquoi cet acte, pourquoi cette «identité dans l’être» réalisée dans l’«hostia» ?

C’est en vue de réaliser le Sacrifice de la Croix, le même Sacrifice, d’une manière permanente et conforme à notre nature. On peut évidemment chercher plus avant : le Sacrifice ? pourquoi ? ; la Transsubstantiation ? comment ?

Mais cette sorte de questionnement ne fait qu’exprimer le vivant creusement qu’éprouve le mens en regard du Mystère divin : Être, Amour, Communication. Or, le Mystère Lui-même, seule Le rejoint l’Adoration. Et nous nous bornons ici, comme doit bien y consentir la théologie, à examiner la connexion des mystères, soit entre eux, soit avec la fin humaine[29].

— La Messe constitue à cet égard le cas type, l’archétype. Le Sacrifice et la Transsubstantiation se répondent mutuellement comme le pourquoi et le comment, et intègrent ensemble la même divine «raison d’être».

En sorte que si l’on veut approfondir le «pourquoi» de l’«identité dans l’être» réalisée dans la Transsubstantiation, il faut considérer l’«identité» que requiert le sacrifice ; c’est ce que nous avons fait au paragraphe précédent : ce doit être la même «hostia immaculata», au moment de l’Offertoire et après la Consécration.

Et si l’on veut s’orienter avec exactitude en vue de percevoir comment il y a «identité dans l’être» entre le Sacrifice du Christ et «notre sacrifice», il faut se référer à l’«identité dans l’être» que réalise la Transsubstantiation : c’est ce que nous nous proposons de faire maintenant.

Comment le sacrifice, celui du Christ et le nôtre, est-il le même ? Il l’est, comme est la même l’hostie de ce sacrifice, hostie qui est nôtre et qui devient le Christ. C’est évident, dans la lumière de la Foi.

 

L’être de l’«hostia immaculata» signifié comme hostie au moment de l’Offertoire :

1. N’est pas annihilé par la Transsubstantiation. Car l’opération de Conversion n’est réelle qu’en ayant pour objet de l’être réel, celui du pain.

 

 

2. N’est ni juxtaposé ni concomitant au Corps du Christ. Car la Conversion se réalise dans l’instant où commence d’être présent le Corps du Christ.

 

 

 

 

 

 

3. N’est pas, en quelque façon que ce soit, un principe d’où procéderait la substance du Corps du Christ. Car ce Corps préexiste à la Transsubstantiation.

 

 

4. Devient l’être du Corps du Christ, en sorte que l’acte de la Conversion réalise une certaine «identité dans l’être» entre l’«hostia immaculata» de l’Offertoire et celle d’après la Consécration.

Le sacrifice, signifié comme étant «notre sacrifice» tout au cours de l’Offertoire :

1. N’est pas aboli par le Sacrifice du Christ. Car : 1) l’exigence d’offrir à Dieu un sacrifice tient à notre nature ; 2) la réalité de « notre sacrifice » est adéquatement exprimée dans celle de l’«hostia», laquelle n’est pas annihilée mais « transsubstantiée ».

2. N’est pas juxtaposé au Sacrifice du Christ. Le sacrifice, en tant qu’il est «de nous», est, il est vrai, concomitant au Sacrifice du Christ : en ce sens que, les personnes étant distinctes, chacune distinctement pose l’acte d’offrir. Mais en chacune de ces personnes qui sont membres du Christ, c’est le Christ qui vit (Gal. ii. 20) c’est le Christ qui offre. Et ainsi, au sein de l’Église, aucun sacrifice n’est ni juxtaposé, ni donc en rigueur de termes concomitant à celui du Christ.

3. N’est pas, en quelque façon que ce soit, un principe d’où procéderait le Sacrifice du Christ. Car c’est ce Sacrifice, et lui seul, qui peut communiquer à un autre sacrifice d’être agréé, et par conséquent d’être véritablement un sacrifice.

4. Devient le Sacrifice du Christ, en sorte que l’acte de la Consécration réalise une certaine «identité dans l’être», déjà signifiée à l’Offertoire, entre «notre sacrifice» et le Sacrifice du Christ.

 

b) Que telle soit bien la vérité en ce qui concerne l’unité entre le Sacrifice du Christ et le nôtre, c’est l’expérience chrétienne qui en témoigne

— Quel prêtre n’a pas été sollicité, — et combien de fois ! — de «mettre sur la patène» l’indéfiniment renaissante morsure de la vie, et la souffrance du péché, et le généreux sacrifice de l’héroïque amour, et la douloureuse angoisse de qui cherche appui…

Les chrétiens qui font ainsi, parce que tout simplement ils croient que le Christ est leur Sauveur, seraient fort surpris si on leur déclarait que leurs sacrifices «sont abolis», ou bien qu’en offrant avant la Consécration l’hostie de leur sacrifice ils pratiquent une «espèce de religion de l’homme» (p. 21).

C’est souvent du fond de l’abîme, abîme découvert au coeur de leur être, qu’ils font monter vers le Christ leur supplication : qu’Il daigne convertir leurs meurtrissures en Son propre Pâtir.

Et Jésus, qui a accueilli Madeleine devenue sainte et tant d’autres avec elle, ne leur répond pas : «L’hostie immaculée c’est Moi, ce n’est pas le pain que vous présentez» (p. 20) ; c’est Moi, et ce n’est pas vous. Jésus accueille tous ceux qui ploient sous le fardeau (Matt. 11. 28) et qui se tournent vers Lui.

Le «docte» auteur de la Note se montre étrangement étranger au drame de la souffrance et au Mystère de la Miséricorde. L’«hostie» qui est du pain, elle est pure comme pain, ni plus ni moins.

Cette pureté manifeste celle du désir : du désir de tous ceux qui, conscients d’être impurs en eux-mêmes, apportent leur misère pour que, devenant la matière du Sacrifice même de Jésus, elle soit convertie.

Nous disons convertie au sens que montre et que réalise magnifiquement la Conversion réalisée dans l’«hostie» Conversion qui ressortit à l’être. Le pâtir opère pour la créature spirituelle ce que la Transsubstantiation réalise dans la substance physique. La souffrance, accueillie, «simplifie» ; elle dépouille, parce que justement elle fait être manifestement ce qu’on est réellement. L’être est, pour chacun, ce qui en lui résiste au pâtir. La souffrance du Verbe incarné Lui-Même Le simplifie humainement, Le manifeste enfin ce qu’Il est réellement : Être subsistant, communicable par nature et communiqué par Amour. Jésus en état de Sacrifice Se communique donc à quiconque s’ouvre à Lui en s’offrant soi-même. En sorte que dans la réalité, selon l’être, il n’y a qu’un seul sacrifice : celui qui procède de l’homme se trouvant suscité et puis converti et puis assumé par le Christ en acte de Son propre Sacrifice : c’est Lui qui «vit en chacun de Ses membres», précisément en S’offrant en eux.

— Cette sorte d’ «identité dans l’être» au point de vue du sacrifice, repose donc sur une assimilation vitale qui tient à la mystérieuse et surnaturelle unité d’opération entre des personnes distinctes. Et cela confirme, nous allons l’observer, que l’ «identité dans l’être» entre le Sacrifice du Christ et «notre sacrifice» ait pour fondement l’ «identité dans l’être» que réalise la Transsubstantiation.

L’«assimilation au Christ», laquelle se réalise primordialement dans le Sacrifice, est en effet susceptible d’un progrès indéfini : chacun des membres du Christ se convertissant sans cesse librement, comme personne, à l’opération surnaturelle dont il reçoit la grâce.

Or ce progrès en droit indéfini d’une conversion qui concerne l’être puisqu’elle est intime à la personne, ne pourrait précisément demeurer « indéfini », c’est-à-dire, en droit, toujours ouvert, s’il n’était enté sur une autre réalité : réalité absolue puisqu’elle doit transcender le progrès dont elle fonde la possibilité ; réalité de même nature que ce dont elle se trouve ainsi constituée principe de mesure.

Le progrès, en droit indéfini, de la conversion intime qui ressortit à l’être en chacun des membres s’assimilant au Chef, requiert une «conversion» concernant également l’être, et qui soit absolue.

Cette «conversion», c’est celle de l’«hostia immaculata».

— On comprend ainsi pourquoi l’ «hanc immaculatam hostiam» désignée par le geste de l’offrande et l’«hostiam immaculatam» d’après la Consécration sont, comme ce doit être, la même hostia immaculata ; et pourquoi cette «hostia immaculata» doit être signifiée comme «hostia», avant que la Consécration ne réalise ce que croit tout fidèle de l’Église catholique romaine.

L’acte du croyant offrant le «sacrificium nostrum», ordonné à être converti dans le Sacrifice du Christ, est en effet partie intégrante du Sacrifice ; cet acte doit, de soi, être concomitant à l’Acte par lequel le Christ réalise Son Sacrifice et assume le nôtre.

Or, y aurait-il un acte de foi sans objet ? Y aurait-il — pour un acte ! — un objet vague, indéterminé ? Et cela, au cours de la célébration liturgique dont l’excellence même exige qu’y soit parfaitement manifesté le propos de la liturgie : à savoir que tout soit pour tous clairement manifesté. L’acte du croyant offrant le «sacrificium nostrum» est requis pour que l’Acte du Sacrifice ait objectivement la plénitude de sa signification ; et, partant, pour qu’il ait, en faveur de l’homme, la plénitude de sa portée. Cet acte doit donc être posé avant l’Acte du Sacrifice[30], acte dont il est, en droit, partie intégrante. C’est qu’en effet cet acte du croyant-offrant, pour surnaturel qu’il soit, ne laisse pas d’être soumis aux conditions qui sont en propre celles de l’intelligence incarnée ; il ne peut subsister, il ne peut avoir de réalité, que si le contenu en est signifié : signifié comme spécifiant l’acte, et par conséquent en fait signifié avant que l’acte ne soit posé. Il s’ensuit que le croyant offrant le «sacrificium nostrum» doit signifier sa propre oblation humainement, antérieurement à la Consécration en vertu de laquelle l’oblat et l’acte d’oblation sont convertis conjointement et divinement.

— Telle est la portée de la mention qui est faite de l’«hostia» dans l’Offertoire de l’Ordo romain. Cette mention signifie ce que par le fait même elle induit à croire, savoir l’«identité dans l’être» entre l’«immaculatam hostiam» et l’«hostiam 􀀿 immaculatam» ; «identité dans l’être» qui, dominant le temps, fonde objectivement et inépuisablement jusqu’à la fin du temps le permanent achèvement du Christ glorieux qui convertit en son propre Sacrifice le sacrifice de chacun de Ses membres militants.

c) Maintiendra-t-on, après cela, que «les mots hostia, oblation ont disparu du nouvel Ordo, à bon droit» (p. 25) ?

Mentionner ces mots, et en particulier le mot «hostia», c’est précisément cela qui réfère expressément et organiquement à l’essence même du Sacrifice de la Messe ce qui en constitue la fin immédiate. Voilà ce que nous croyons avoir montré.

De surcroît, la mention de «hanc immaculatam hostiam» dans l’Offertoire répond au vœu exprimé par Vatican II. Et c’est le nouvel Ordo qui «soulève des difficultés», parce qu’il est présenté comme constituant l’application des directives dont en réalité il s’écarte.

Voici en effet ce qu’a demandé le Concile :

«Ordo Missæ ita recognoscatur, ut singularum partium propria ratio necnon mutua connexio clarius pateant…»[31]. «Qu’apparaissent mieux, dans l’Ordo Missæ, aussi bien ce qui constitue en propre chaque partie que la mutuelle connexion des parties entre elles…»

Or l’Offertoire, expressément ordonné à signifier et à réaliser la participation des fidèles au Sacrifice du Christ, se trouve-t-il «mieux manifesté selon sa teneur propre» parce qu’au cours de sa lecture on ne mentionne plus, du «sacrificium nostrum» : ni la transcendante ordination, savoir d’être offert à Dieu tel qu’il est, à Dieu un et Trine, à la très Sainte Trinité ; ni l’unique justification, savoir le Sacrifice du Christ ; ni le signe propre dans l’ordre sacramentel, savoir l’«hostia» ou «oblat», c’est-à-dire l’offrande expressément destinée au sacrifice ?

Or la connexion entre les deux aspects de la Messe qui en sont organiquement constitutifs, savoir le Sacrifice et la Présence, se trouve-t-elle mieux manifestée parce que le mot «hostia», et du même coup l’idée d’«oblat», est supprimé de l’Offertoire ? Alors que l’«hostia», et elle seule d’une manière absolue, réalise l’«identité dans l’être» en vertu de laquelle le Sacrifice du Christ ne laisse pas d’être «sacrificium nostrum» ?

— Faute de la précision signifiée dans l’Offertoire par le mot «hostia», c’est en fait l’unité du Sacrifice qui est compromise : sinon objectivement, du moins pour ceux qui y participent et qui ne sont plus induits à croire ce qui n’est plus exprimé.

La Présence n’étant plus manifestée comme fondant l’«identité dans l’être» entre le Sacrifice du Christ et «notre sacrifice», n’est plus manifestée non plus la connexion entre la Transsubstantiation qui réalise la Présence et le Sacrifice tel qu’il se trouve réalisé en son indivisible unité.

Pour que cette connexion soit «mieux manifestée», ou pour qu’elle demeure — comme on dit — «suffisamment manifestée», il faudrait d’abord que tout simplement elle le fût. Or elle ne l’est plus. De cela, malheureusement, la preuve est déjà faite. Le «Pourquoi» et le «Comment» qui intègrent en droit, simultanément nous l’avons vu, l’unité de la Messe Sacrifice et Sacrement ne peuvent plus se correspondre ; dès lors l’unité, disloquée, devient multiplicité : le «Comment» exige un autre «pourquoi», et le «Pourquoi» un autre «comment». Dialectique abstraite ? Non pas. Il suffit d’observer.

— La Conversion eucharistique n’étant plus signifiée comme réalisant l’«identité dans l’être» entre l’«immaculatam hostiam» [qui n’est plus mentionnée] et l’«hostiam 􀀿 immaculatam» [que la croix ne signe plus], la Conversion eucharistique n’est pas non plus signifiée comme étant ordonnée au Sacrifice tel qu’il est. Elle réalise, de soi, il est vrai, le Sacrifice du Christ. Mais, d’autre part, elle ne laisse pas de requérir, eu égard à l’homme, une raison d’être ; or cette raison d’être, n’étant plus signifiée par le mot «hostia», ne se présente plus comme étant immanente à ce qui est «converti».

La Conversion eucharistique doit donc avoir, eu égard à l’homme pour qui elle est instituée, un «pourquoi, qui ne lui est plus immanent et qui évidemment concerne l’homme. Ce «pourquoi», c’est la manducation[32]. Telle est la conséquence, inéluctable sinon visée, du dessein qui a présidé à la suppression de la locution «immaculatam hostiam». Cette conséquence, elle est explicitée tout au long du nouvel Ordo ; et elle est observable dans les faits, dans les multiples «eucharisties» qui ne sont plus le Sacrifice de la Messe ni partant celui de la Croix.

— L’«identité dans l’être» entre le Sacrifice du Christ et «notre sacrifice» n’étant plus signifiée primordialement par référence à son fondement absolu, savoir dans l’«hostia» objectivement, force est bien de lui assigner un autre «comment».

Et, de fait, c’est cela qui arrive. Les zélateurs les plus autorisés du nouvel Ordo développent complaisamment dans leurs prêches le thème suivant : «En communiant, disent-ils aux fidèles, vous devenez le Corps du Christ, vous devenez le Christ selon son Corps». «Corps mystique», bien sûr. Ainsi entendu, c’est vrai. Mais ces affirmations prennent une toute autre portée, et deviennent pour le moins des «vérités diminuées»[33], lorsqu’elles ont pour contexte, comme il est maintenant habituel, l’orchestration d’un autre thème, celui du sacerdoce des fidèles.

«Chacun devient le Corps du Christ, chacun devient le Christ selon Son Corps, et selon Son Sang. Chacun d’ailleurs est prêtre. En sorte que chacun, s’offrant soi-même en même temps que le Christ, est un avec le Christ S’offrant Lui-Même selon Son corps et selon Son Sang».Voilà, mises entre guillemets, quelques propositions fort confuses ; elles traduisent, aussi fidèlement que possible, les comportements mentaux et les attitudes extérieures qui sont suggérés au «peuple de Dieu».

Nous n’imputons à personne de professer explicitement les erreurs dont ces propos ou d’autres semblables favorisent l’éclosion. Mais force est de reconnaître, dans le labeur de leur dialectique, la nostalgie de la vérité perdue.

L’ «identité dans l’être» entre le Sacrifice du Christ et «notre sacrifice», il faut la croire pour la vivre, et il faut la signifier pour la croire. Et cela, au cours de la Messe : non pas, (seulement) dans les traités sur la Messe, mais dans l’Action en laquelle consiste chaque Messe. Si donc l’«identité dans l’être» qui concerne le Sacrifice n’est plus signifiée comme étant primordialement réalisée dans l’hostia c’est-à-dire ex parte objecti, force est de la signifier comme se réalisant entre ceux qui offrent l’«hostia», c’est-à-dire ex parte subjecti.

Et comme, dans l’ordre pratique, ce qui est signifié seul l’est par le fait même comme étant auto-suffisant, il s’ensuit qu’en référant aux seuls offrants l’unité du Sacrifice, on prive celle-ci de son véritable fondement. On substitue à l’ «identité dans l’être» qui est absolue et parfaite dans son ordre, une «identification» dont il est impossible qu’elle se réalise absolument selon l’être.

Ce que prêchent les commentateurs du nouvel Ordo n’est pas faux ; cela constitue même un aspect important de la vérité. Et cependant ces zélateurs séduisent, au sens précis de ce mot, attendu que, sous l’appât de la facilité, ils ne donnent que des «scorpions au lieu de poissons» (Matth. vii. 10).

Ils proposent en effet de concevoir et de réaliser l’unité de la Messe comme Sacrifice, en évinçant en fait ce sans quoi cette unité ne peut subsister. Ils énoncent comme étant la vérité une vérité subordonnée qui par le fait même se trouve réduite à être «la vérité diminuée»[34].

L’«identité dans l’être» entre le Sacrifice du Christ et « notre sacrifice » est réalisée en même temps que l’unité entre tous ceux qui offrent le Sacrifice : le Christ, le prêtre, les fidèles. Mais ce serait tout à fait impossible si cette «identité dans l’être» n’était primordialement réalisée, si donc elle n’était liturgiquemnt signifiée, dans l’«hanc immaculatam hostiam» «convertie» en l’«hostiam 􀀿 immaculatam».

 

* * *

— La seule justification du nouvel Ordo eût été qu’il manifestât mieux la nature et la finalité, et partant l’unité, du Sacrifice de la Messe.

Or, le nouvel Ordo «manifeste-t-il mieux la connexion» entre les deux aspects essentiels de la Messe ?

Non. Car manifester une chose, surtout si elle est difficile et plus encore si elle est un mystère, c’est tout simplement en montrer clairement le principe. Et comme le principe de l’unité de la Messe n’est ni le Sacrifice ni la Présence qui en sont les parties intégrantes, mais bien l’hostia qui enclôt dans le mystère, de la Conversion et le Sacrifice et la Présence, supprimer l’une des deux mentions qui seulement ensemble signifient l’unité organique de l’hostia elle-même, c’est renoncer à exprimer le principe et c’est donc ne plus aucunement «manifester la connexion» dont lui seul peut constituer la justification.

Il a pu falloir dix siècles pour que l’Église catholique romaine prît conscience du trésor commis à sa veille dans l’expérience de la Vie. De quel droit quelques liturges, plus savants qu’intelligents 40, fervents du passé parce qu’eux-mêmes l’exhument, et non de la Vérité qu’ «adultes = ils n’ont plus à recevoir, biffent-ils les «doublets» comme un maître d’école les fautes de calcul ou d’orthographe ? Piètres fixistes qui, le sachant ou non, sont les tristes pitres de la grande mascarade, celle du «progrès». Mais l’instinct de la foi ne peut renoncer au patrimoine sacré Lex orandi, Lex credendi. Ce que l’Église a progressivement découvert, et puis exprimé, elle pouvait «avant» s’en passer, il ne lui est plus possible, maintenant d’y renoncer 45. Faudrait-il, pour être mieux adulte, revenir au bas-âge ?

Messieurs les «Réformateurs», et vous Messieurs les Chevaliers, en voilà assez. Les croyants ne peuvent plus se laisser abuser.

Le nouvel Ordo «conserve la substance» de la Messe ? Il «manifeste mieux ce qui est propre à chaque partie de la Messe non moins que la mutuelle connexion des parties entre elles» ? Oui, très exactement comme la nouvelle célébration de la messe conserve le latin et manifeste mieux la splendeur du chant grégorien.

Rendre efficaces les dispositions prises par Vatican II consiste, pour l’ «exécutif» à tous les degrés, à faire le contraire de ce qu’a demandé le Concile en s’appuyant frauduleusement sur l’autorité du Concile. Maintenant «on a compris : le latin aura rendu service, même à ceux qui ne l’ont jamais appris. Et, en l’occurrence, il vaut même mieux, pour «comprendre», s’en tenir au «latin», au «coup du latin». On risquerait trop, si on recherchait plus avant, si on voulait «comprendre» complètement, de devoir souper avec «le père du mensonge».

Mais, dans ces conditions, le mieux qu’on puisse faire, concrètement, en pensée en parole et en action, c’est de ne plus prendre au sérieux ceux qui en fait font consister le sérieux à bafouer la Vérité et non à la servir.

«Ne pas prendre au sérieux», c’est «ne pas tenir compte» c’est le même devoir, en vérité et sous le regard de Dieu.

M.-L. Guérard des Lauriers, o. p.

 

Chapitre II

Deuxième question

 

Peut-on prouver, avec certitude, que le n.o.m. doit être tenu comme étant non-valide au point de vue de la praxis ?

Le sens de cette question a été précisé ci-dessus : Introduction [221].

À la question ainsi posée, je réponds affirmativement, quoiqu’indirectement. Voici comment.

Le n.o.m. doit être tenu pratiquement comme étant non valide, en vertu du tutiorisme communément admis en matière gravissime, parce qu’il est impossible de prouver qu’une célébration normée par le n.o.m. est valide.

Voici les deux arguments, indépendants l’un de l’autre, qui établissent cette dernière affirmation.

[1] Arguments « ex communibus »

Cet argument est fondé sur le fait que l’Église vit de la Messe, parce qu’elle est ordonnée à la Messe comme l’Épouse l’est à l’Époux.

Une religion se définit d’ailleurs par le sacrifice qui en est pour ainsi dire l’âme.

[11] Le principe sur lequel est fondé l’argument.

[111] L’observation prouve le principe par induction.

Il est midi, dans un hameau de montagne. De légers nuages commencent à poindre dans le ciel parfaitement limpide depuis l’aube. Il en fut de même au cours des journées précédentes qui se sont achevées avec de l’orage entre dix-huit et vingt heures, le ciel se clarifiant durant la nuit.

Dans ces conditions donc, la question se pose de savoir quel sera l’état du ciel, au même lieu, le même jour, à dix-neuf heures. Cette même question revêt une forme plus précise dans l’alternative que voici. Ce soir, à dix-neuf heures : ou bien le ciel sera parfaitement limpide comme il l’a été tout le matin, événement que je désigne par « V » ; ou bien le ciel sera nuageux, voire orageux, événement que je désigne par « non-V ». Il est certain que, ce soir à dix-neuf heures, se réalisera un et un seul des deux événements : soit « V », soit « non-V ». Lequel des deux ? Telle est la question.

Or le complexe de contingences que ne domine pas même le service de la météo rend parfaitement impossible une réponse certaine. Mais, immanente à cette non-certitude qui enveloppe solidairement les deux membres de l’alternative, subsiste une certitude que dégage l’intellection réflexive.

Étant donnés en effet les observations qui ont été faites les jours précédents, le plus probable est que la même altération du ciel vers midi, sera suivie vers dix-neuf heures, du même assombrissement. Or, si ce « plus probable » n’est pas « certain », il implique une conséquence qui, dans son ordre, est certaine. Cette conséquence, la voici. Puisqu’il est impossible de prouver avec certitude que se réalisera l’événement le plus probable, savoir « non-V », il est a fortiori impossible de prouver avec certitude que se réalisera l’événement le moins probable, savoir « V ». Cet a fortiori transpose en certitude, dans le champ de l’intellection réflexive, le « plus probable » qui ressortit à

l’appréhension objective.

[112] L’énoncé du principe.

Étant donnée une alternative dont les membres s’excluent mutuellement, et dont par conséquent, en telles circonstances concrètes, un et un seul des deux membres est ou sera réalisé ; si, dans l’ignorance où l’on est de l’événement, il est impossible de prouver avec certitude que, dans ces mêmes circonstances, est ou sera réalisé celui des deux membres qui est le plus probable, alors il est a fortiori impossible de prouver avec certitude que, dans ces mêmes circonstances, est ou sera réalisé celui des eux membres qui est le moins probable.

[12] Le syllogisme d’exposition.

Majeure. La conjoncture actuelle manifeste, comme étant le plus probable, que la n.m. doit être tenue pratiquement comme étant non valide. [Le plus probable est « non-V »]

Mineure. Or, on vient de le montrer (chapitre i), il est impossible de prouver « en droit » que le n.o.m. est invalide. [Il est impossible de prouver « non-V »]

Conclusion. Donc il est a fortiori impossible de prouver « en droit » que le n.o.m. est valide.

[Puisque, d’après les deux prémisses et en vertu du principe [112], il est impossible de prouver « V »]

[13] La preuve de la majeure et de la conclusion.

Si la n.m. était valide, elle serait « d’Église » au titre de finalité immanente.

Et comme la forme ou essence, et la fin, sont « un », la n.m., supposée valide, serait conforme,

 respectivement, à chacune des notes de l’Église.

Or il est de plus en plus probable, le temps s’écoulant, que le n.o.m. et les célébrations dont il est la norme, sont non-conformes à chacune des notes de l’Église respectivement.

Donc, il est de plus en plus probable, le temps s’écoulant, que le n.o.m. a toujours été invalide.

Les arguments qui établissent la mineure de ce syllogisme ne manquent malheureusement pas. Ne pouvant trop alourdir la présente étude, nous exposerons ces arguments ultérieurement, dans la revue Forts dans la foi. Nous allons cependant mettre en évidence, dans les paragraphes qui suivent, le caractère objectivement équivoque du n.o.m. Cette équivocité est incompatible avec les notes de l’Église, en particulier avec la « sainteté ».

Il convient, en vue de l’exposer clairement, de rappeler quelques généralités d’ordre épistémologique.

[14] Il importe de distinguer, en général, pour toute expression : « sens divisé » et « sens composé » ; et, corrélativement, « sens » et « portée ».

[141] Une expression non simple peut être entendue, soit au « sens composé », soit au « sens divisé ».

Le « sens divisé » répond à un point de vue analytique. Il est l’enchaînement des significations, supposées cohérentes entre elles, des différents termes composants. Autrement dit, telle expression non simple étant considérée, le « sens divisé » en est postérieur et subordonné aux significations respectives des éléments composants.

Le « sens composé » répond à un point de vue synthétique. Il consiste en ceci. Le « sens divisé » étant présupposé, il est considéré comme base d’interprétation en vue de déterminer, pour chacun des éléments composants, non plus la signification que celui-ci possède par lui-même, mais la portée qu’il acquiert concrètement en vue du rapport qu’il soutient avec l’expression prise comme un tout.

La distinction entre «sens divisé» et «sens composé» n’est que la conséquence, pour l’expression écrite, du comportement qui est propre à l’intelligence rationnelle, à savoir : «diviser et composer».

La pensée que je conçois comme un verbum mentis qui est simple, je l’exprime au moyen de mots dont chacun a un sens défini : en quoi, je divise. Mon interlocuteur doit, à partir de ces mots, dont le sens lui est connu, retrouver le verbum mentis qu’il fait sien : en quoi il compose. L’expression écrite a donc inéluctablement deux sens. Écrire ce qu’on pense, c’est forger le «sens divisé» à partir du «sens composé» ; lire en vue de retrouver la pensée, c’est avoir l’intuition du «sens composé» à partir du «sens divisé». Le «sens divisé» joue un rôle de médiateur indispensable

dans la communication de la pensée ; mais le sens véritable est le «sens composé», puisqu’il constitue en propre l’objet de la pensée.

[142] La «portée» d’une expression, et la manière d’en entendre le « sens » se commandent réciproquement.

Cette même observation vaut également, «sens» étant considéré soit en général, soit selon la distinction « composé » – «divisé».

1. Le «sens» et la «portée» d’une même expression se commandent réciproquement.

C’est ce que montre l’observation de sens commun.

Jésus dit : « Si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme et si vous ne buvez son sang, vous ne posséderez pas la vie en vous-même » (Jo. vi, 53), il donne à ses propres paroles une « portée » différente de celle que lui attribuent ses auditeurs. La « portée » est, pour Lui, spirituelle ; et pour eux physique. «Vous, vous êtes d’en bas ; moi, je suis d’en haut» (Jo. viii, 23). Devrait-on admettre qu’il y eût, pour «chair», deux sens différents correspondant respectivement à ces deux « portées » différentes ? L’hypothèse serait ruineuse, car Jésus parle bien de sa propre chair ; et c’est cette même chair, que les auditeurs peuvent voir et toucher physiquement, qui doit devenir une nourriture spirituellement. Il faut donc affirmer, entre les deux «sens» du mot «chair», une unité pour le moins analogique ; unité qui n’existe pas entre les deux «portées», l’une spirituelle, l’autre physique.

On voit, par cet exemple, que le «sens» tient à l’expression elle-même. Il peut, il est vrai, se ramifier ; mais, s’il s’élargit jusqu’à l’équivocité, l’expression est défectueuse, il faut soit la bannir soit la préciser. Tandis que la «portée» tient à l’ensemble des circonstances concrètes dans lesquelles l’expression est utilisée. La «portée» de la même expression peut être différente pour différentes personnes, selon que celles-ci connaissent ou ignorent les circonstances, ou sont plus ou moins aptes à en discerner la nature.

Le «sens» commande la portée, parce qu’il en rend compte intelligiblement ; c’est parce que telle expression a tel «sens», «sens» dont l’unité est pour le moins analogique, qu’elle prend, en telles circonstances, telle «portée».

La « portée » commande le « sens », parce qu’elle est, implicitement mais concrètement, la norme en fonction de laquelle le «sens» est précisé ; et c’est parce que tel groupe humain donne en fait concrètement à telle expression telle «portée», qu’il lui donne un «sens» sur lequel tous les membres du groupe sont implicitement d’accord, même si la plupart d’entre eux sont incapables de définir ce « sens » avec précision.

2. La correspondance réciproque qui existe en général entre le « sens » et la « portée », est spécifiée en particulier par les deux modalités : « sens composé » – « sens divisé ».

En d’autres termes, si le « sens composé » et le « sens divisé » d’une même expression sont différents, la « portée » de cette expression est en général différente, selon qu’elle est prise au « sens composé » ou au « sens divisé ». Et, réciproquement, si tel groupe humain donne en fait concrètement à telle expression telle « portée », il lui donne par le fait même le « sens » qui correspond à cette « portée » ; c’est-à-dire que tous les membres du groupe, qu’ils en prennent ou

non conscience réflexivement, comprennent cette expression en lui attribuant spontanément celui des deux «sens» «divisé» ou «composé» qui correspond à la « portée » admise par tous.

[143] Ces normes générales relèvent du sens commun, ce qui en fonde précisément la « portée » ; et si elles vont de soi, elles iront encore mieux après avoir été rappelées.

[15] Le sens de la « forme » traditionnelle en a toujours, dans l’Église, normé la « portée ».

Nous désignons par «forme», les formules consécratoires. Cet usage se réfère à la mise en œuvre de l’hylémorphis-me dans la théologie des sacrements. Le pain et le vin étant la «matière», les paroles de la consécration constituent la «forme».

[151] Le sens de la « forme ».

1. Hoc est enim corpus meum. Formule rapportée par saint Matthieu (xxvi, 28) [le seul des « hagiographes » qui ait été présent à la Cène], et par saint Marc (xiv, 22).

Ces paroles signifient et réalisent la Présence, par mode de substance :

– du Corps du Christ, en vertu de l’ordination transcendentale des espèces du pain au Christ selon Son Corps ;

– du Sang, de l’Âme, de la Divinité du Christ, en vertu de l’unité d’être du Verbe incarné, ressuscité et glorifié.

Hoc est enim Corpus meum réalise la Présence, exclusivement la Présence, et non le sacrifice.

La Présence n’est pas le Sacrifice.

La Présence est pour le Sacrifice.

Le Sacrifice est enté dans la Présence, et c’est pourquoi il faut que la Présence soit signifiée, affirmée, réalisée, avant que ne s’accomplisse le Sacrifice.

Hoc est enim Corpus meum signifie la Présence, en la réalisant, et ne signifie pas le Sacrifice.

2. Hic est enim calix Sanguinis mei, novi et æterni testamenti, mysterium fidei, qui pro vobis et pro multis effundetur in remissionem peccatorum.

Voici, au sujet de cette formule, la réponse que fait saint Thomas à une « difficulté » qui n’est pas nouvelle : « [La forme du sacrement] est efficace en vertu de l’institution du Christ. Or aucun des Évangélistes ne mentionne que le Christ ait prononcé toutes ces paroles. Celles-ci ne constituent donc pas adéquatement la "forme" de la consécration du vin. »

Réponse : « Le but des Évangélistes n’était pas de transmettre les formes des sacrements qui, dans la primitive Église, devaient rester cachées, comme dit Denys à la fin de la Hiérarchie ecclésiastique.

Mais ils ont visé à constituer une trame pour l’histoire du Christ. Et cependant tous ces mots peuvent se retrouver dans divers passages de l’Écriture. Car l’expression Ceci est le calice se trouve : en saint Luc xx, 20, et en I Cor. xi, 25. On trouve, en saint Matthieu xxvi, 28 : Ceci est mon Sang de la nouvelle alliance, qui sera répandu pour beaucoup en rémission des péchés. Les paroles ajoutées : éternelle et mystère de foi viennent de la tradition du Seigneur qui est parvenue à l’Église par l’intermédiaire des Apôtres, selon I Cor. xi, 23. J’ai reçu du Seigneur ce que je vous ai transmis. » (Somme théologique, IIIa q. 78, a. 3 ad 9m).

Les paroles de la « forme » signifient et réalisent la Présence, par mode de substance :

- du Sang du Christ, en vertu de l’ordination transcendentale des espèces du vin au Christ selon Son Sang, et pour autant selon son Âme ;

- du Corps, de l’Âme, de la Divinité du Christ, en vertu de l’unité d’être du Verbe incarné, ressuscité et glorifié.

Hic est enim calixin remissionem peccatorum réalise la Présence ; et, dans la Présence, réalise uniment le Sacrifice. Cette « forme » signifie la Présence, et signifie le sacrifice.

[152] Le « sens » de la « forme » en est le « sens composé ».

Il convient d’insister sur ce point ; lequel, non sans grave dommage, a été obscurci par la scolastique décadente et par les manuels qui l’ont suivie.

Observons d’ailleurs que, pour la « forme » de la première consécration Hoc est enim Corpus meum, il n’y a pas lieu de distinguer entre « sens composé » et « sens divisé ».

En ce qui concerne la « forme » de la seconde consécration Hic est enim… remissionem peccatorum, citons saint Thomas.

«Dans la confection de ce Sacrement, le ministre ne fait rien, sinon en prononçant les paroles du Christ» (IIIa q. 78, a. 1, fin).

C’est l’intention du Christ qui est efficace. Le prêtre, prononçant les paroles consécratoires in persona Christi, est l’instrument en acte dont use le Christ pour exercer l’opération qui Lui est propre. Les paroles prononcées ne sont pas seulement l’« occasion » de l’opération divine (saint Thomas, IV Sent. Dist. viii, q. 2, a. 3) ; elles contiennent en acte la virtus qu’elles appliquent à l’effet qui les spécifie.

Puis donc que la validité requiert de prononcer les paroles du Christ en tant que celles-ci sont « de Lui », elle requiert par le fait même de les prononcer toutes. Cette clause vaut en particulier pour la consécration du vin. On peut la préciser comme suit.

1. La « forme » est, dans la confectio du Sacrement, ce en quoi consiste la virtus d’opérer la transsubstantiation. La « forme », ce sont les paroles du Christ prononcées par le prêtre in persona Christi, en tant qu’elles signifient l’intention du Christ.

2. Il s’ensuit, pour trois raisons qui explicitent d’ailleurs la même vérité, que la « forme » est constituée par toutes les paroles que le Christ a prononcées :

21. La forme est, par nature, indivisible ;

22. La cause instrumentale dont use le Christ, c’est le prêtre en tant qu’il est actué selon l’intelligence en prononçant les paroles du Christ. Or, cette actuation ne comporte pas de « parties » qui répondraient respectivement à la signification de chaque parole comprise in sensu diviso. L’actuation est simple par nature ; et si elle est produite instrumentalement par la signification des paroles que le prêtre comprend en les prononçant, elle est produite principalement par le Christ, Lui-même en acte selon l’intention signifiante qu’expriment les mêmes paroles. La virtus conversiva procède donc simpliciter du Christ, du prêtre seulement instrumentaliter.

Le prêtre peut librement user ou ne pas user du pouvoir que lui confère le caractère. Mais le prêtre, en acte, ne peut déterminer les modalités de la virtus conversiva, laquelle est ce qu’elle est en vertu du Christ, et non en vertu de la personne du prêtre. L’instrument ne peut déterminer l’opération de la cause principale, que selon la forme qui lui est propre en tant qu’instrument. Cette forme, c’est en l’occurrence le caractère, actué par l’intention signifiante du Christ, à laquelle le prêtre se rend relatif en prononçant les paroles du Christ ; et ce ne sont pas les déterminations intelligibles que le prêtre peut faire de cette intention signifiante. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le prêtre, en quelque état qu’il soit psychologiquement, consacre validement, dès là qu’il a l’intention de faire ce que par lui veut faire le Christ (cf. 3).

23. L’intention signifiante du Christ est un mystère. Il est donc en droit impossible de distinguer, dans les paroles par lesquelles le Christ Lui-même l’a signifiée, de l’« essentiel » et de l’« accessoire ».

Le Christ rend il est vrai immanente au prêtre qu’il prend comme instrument, l’opération qui a pour terme la transsubstantiation, mais il n’en résulte pas que le prêtre puisse exercer quelque pouvoir sélectif que ce soit au sein de l’opération accomplie par le Christ.

3. On comprend, par ce qui précède, la fermeté de saint Thomas.

31. « Il faut donc tenir que toutes les paroles [qui suivent Hic est enim calix Sanguinis mei, jusqu’à l’anamnèse] appartiennent à la substance de la forme (sunt de substantia formæ). Mais Hic est enim… signifie la conversion du vin en Sang. Les paroles qui suivent désignent quelle est la vertu du Sang répandu au cours de la Passion, telle qu’elle opère dans ce sacrement » (IIIa q. 78, a. 3).

« Cette vertu n’est il est vrai, pour le Sang en tant que tel, qu’une propriété » [Elle est donc dérivée par rapport à la substance du Sang. Par suite, elle ne peut intervenir dans l’opération qui rend présente la substance du Sang ; en sorte que les paroles qui signifient cette “vertu”, ne peuvent faire partie de la « forme » de la consécration (telle était l’objection)]. Cependant cette “vertu” est essentielle au Sang du Christ en tant que celui-ci a été répandu au cours de la Passion. Or le Sang du Christ n’est consacré séparément d’avec le Corps, que parce qu’il a été répandu au cours de la Passion. Il s’ensuit que les paroles qui en expriment la “vertu” désignent des qualités qui sont essentielles au Sang du Christ en tant qu’il est consacré dans ce Sacrement. Par conséquent, elles appartiennent à la substance de la “forme” » (IV Sent. D. v Q. 2 a. 2, q. 1, 3m).

32. « En ce qui concerne les paroles qui sont en usage dans l’Église pour la consécration du Sang, certains estiment que l’intégrité de la forme ne les requiert pas toutes, mais seulement : Hic est enim calix Sanguinis mei. Mais cela ne convient pas (Sed hoc non videtur convenienter dici). Ces paroles qui suivent (Novi et æterni testamenti etc.) sont une détermination du prédicat (Sanguinis mei). Ces paroles concernent donc l’unité et la signification de la locution. Et comme, on l’a souvent répété, les formes des sacrements opèrent en signifiant (significando efficiant), c’est toute la locution prise dans son ensemble qui ressortit à la vertu efficiente de la forme (totum pertinet ad vim effectivam formæ) » (Commentaire I Cor. xi, 25, n° 681).

33. « Les significations [respectives] des parties sont, dans un discours, dispositives à l’égard de la signification du tout : laquelle résulte de la signification de la dernière partie coordonnée à toutes les précédentes. Et comme la virtus conversiva suit la signification [des paroles], c’est dans l’ultime achèvement de la signification qu’est donnée la vis conversiva à tout l’ensemble [du discours]. En sorte que les différentes parties du discours n’ont plus qu’un rôle “matériel”, au titre de composant de l’ensemble ».

On voit donc que, dans cette perspective qui est la vraie, Hic est enim calix Sangiuinis mei loin d’être la partie principale et autosuffisante de la forme, ou la « substance de la forme », en est une partie, au même titre que ce qui suit.

4. Concluons. La « forme » est une, insécable, intouchable. Le « sens » en est expressément le « sens composé ».

Notons, en passant, une importante conséquence. La substitution du pro omnibus au pro multis, introduite dans les traductions en « vernac » pour l’Allemagne, l’Angleterre, l’Espagne, l’Italie, le Portugal, fait déserter l’intention signifiante conçue par le Christ. Cette substitution rend donc certainement invalide la consécration du vin, et probablement celle du pain.

[153] Le sens de la « forme » traditionnelle en a toujours, dans l’Église, normé la portée ; parce que, comme il se doit, cette « forme » a toujours été entendue au « sens composé ».

1. La « portée » de la forme traditionnelle Hic est enim calix Sanguinis mei… in remissionem peccatorum consiste, aussi bien objectivement que pour toute cellule « d’Église » à rendre présent sur l’autel le Sacrifice de la Croix, celui-ci étant objectivement renouvelé dans l’ordre sacramentel. Et cela, comme il se doit, formellement et expressément, en vertu de la consécration du Sang.

Comme il se doit ; car le Sacrifice de la Croix ayant consisté physiquement en la séparation du Corps et du Sang, il convient que le renouvellement en soit accompli dans l’ordre sacramentel, au moment où le Sang est rendu présent d’une manière propre, et pas seulement en concomitance avec le Corps.

Formellement ; parce que tout sacrifice requiert, dans l’oblat, un changement objectif qui doit être concomitant à l’oblation. Or la Réalité d’ordre sacramentel qui se trouve objectivement différenciée en vertu de l’opération du Christ et du prêtre, c’est la Présence du Sang. Réalisée dans la première consécration en vertu de l’unité d’être du Verbe incarné, elle est en outre, dans la seconde consécration, en vertu de l’ordination transcendentale des espèces du vin au Christ, distinctement selon son Sang : la présence du Sang est, comme telle, la même ; mais le mode de réalisation est différent. Le « passage » de la première consécration à a seconde, convertible avec la Présence simultanée des deux oblats consacrés, implique donc, par le mode de réalisation de la Présence du Sang, quoique non pour cette présence elle-même, un achèvement, et pour autant un changement. Ainsi, en vertu même de l’essence du sacrifice, c’est-à-dire formellement, le Sacrifice se trouve réalisé dans l’ordre sacramentel en vertu de la seconde consécration ; laquelle évidemment ne peut être seconde que parce qu’il y en a une première.

Expressément ; c’est-à-dire que le Sacrifice est renouvelé, comme on vient de le rappeler, formellement dans la Présence du Sang telle qu’elle constitue l’effet propre de la seconde consécration. Et de plus le Sacrifice n’est pas réalisé selon la Présence du Corps qu’il présupposait cependant nécessairement. Car la Présence du Corps étant réalisée selon le mode maximal dès la première consécration, ce mode n’est affecté d’aucun changement objectif par la seconde consécration.

2. La «portée» de la forme traditionnelle n’est adéquatement exprimée que si on entend cette «forme» au sens composé.

La « portée » de la « forme » est en effet, on vient de le voir (1), la réalisation du Sacrifice dans l’ordre sacramentel ; et le Sacrifice n’est mentionné, comme il se doit, qu’au moment où il est accompli, c’est-à-dire lorsque sont proférées les paroles qui constituent la seconde partie de la « forme » et qui achèvent d’en déterminer la « portée » dans l’ordre intelligible.

Saint Thomas insiste sur ce point dans tous les lieux où il traite des formules consécratoires.

«Étant donné que le sacrement de l’Eucharistie est le mémorial de la Passion du Seigneur, c’est seulement le sujet de la Passion qui est «représenté» (repræsentatur) dans la consécration du Corps du Christ. C’est en effet en vertu de la Passion que le Sang du Christ fut à part le Corps ; en sorte que les conditions mêmes de la Passion du Seigneur sont exprimées par les paroles subséquentes [novi et æterni testamenti, mysterium Fidei, qui pro vobis et pro multis effundetur in remissionem peccatorum] dans la consécration du Sang plutôt que dans celle du Corps» (IV Sent. D. 8 Q. 2 a. 2 q. 1, 2m).

« C’est dans la consécration du Sang qu’est exprimé directement le mystère de la Passion (exprimitur directe) » (IV Sent. D. 8 Q. 2 a. 2 q. 2) (Idem : q. 3, 8m).

«La Passion n’est pas signifiée dans la consécration du Corps comme elle l’est dans celle du Sang » (IV Sent. D. 8 Q. 2 a. 2 q. 3, 6m).

3. Voilà donc qui est clair.

La « forme » traditionnelle, fondée, en ce qui concerne la première Consécration, sur celle des sources révélées qui est la plus autorisée, exprime avec une rigoureuse exactitude les rapports qui lient étroitement Présence et Sacrifice.

La Présence est pour le Sacrifice, le Sacrifice n’est réel que par et dans la Présence. Il faut donc que la Présence soit réalisée avant que le Sacrifice ne le soit lui-même. Et comme il est propre à l’ordre sacramentel de signifier en réalisant, tout comme Dieu connaît en créant, le Sacrifice doit être signifié au moment où il est réalisé, c’est-à-dire en l’acte même de la seconde consécration, et pas avant.

Or il est signifié par la « forme », entendue au sens « composé » et prononcée intégralement. Et la formule de la seconde consécration est rigoureusement conforme à la réalité, en précisant : « … de mon Sang qui va être répandu pour vous et pour beaucoup » ; car le Sang est répandu, c’est-à-dire que le sacrifice est consommé dans l’ordre sacramentel en l’instant où le prêtre achève de prononcer toutes ces paroles : instant qui est postérieur à celui où il prononce « va être répandu ».

Objecterait-on que si un prêtre venait par exemple perdre connaissance après avoir prononcé les mots Hic est enim Calix Sanguinis mei, la consécration du vin serait valide, bien que la « forme » fût incomplète ? Nous répondons en nous référant à une analogie. Si un prêtre se trouvait mis inopinément dans l’impossibilité physique de procéder à la seconde consécration, en l’instant où il achève la première, cette première consécration serait-elle valide ? La réponse est claire : oui si ce prêtre avait l’intention de procéder à la seconde consécration, non dans le cas contraire. La raison en est manifeste ; si en effet un prêtre se proposait de ne consacrer que l’hostie et non le vin, il n’aurait ni l’intention de « faire ce que fait l’Église » ni par conséquent l’intention du Christ. Or, il en irait de même, en vertu des principes rappelés par saint Thomas, pour un prêtre qui, sciemment et de propos délibéré, mutilerait la « forme », en y distinguant une partie « substantielle » et une autre partie jugée par le fait même « accidentelle », alors que « toutes les paroles appartiennent à la substance de la forme (sunt de substantia formæ) ».

4. Concluons donc que le « sens » de la forme traditionnelle en a toujours, dans l’Église, normé la « portée ». Nous allons voir, au cours des paragraphes suivants que, tout au contraire, il est impossible que le « sens » de la « forme nouvelle » en norme la « portée ».

Avant d’y procéder, observons cependant que la « forme » de la seconde Consécration peut également être entendue, avec vérité, au « sens divisé ».

Hic est enim Calix Sanguinis mei… mysterium fidei : affirmation au présent, qui concerne la confection du sacrement ; qui pro vobis et pro multis effundetur in remissionem peccatorum : affirmation au futur qui, entendue séparément de la précédente conformément au « sens divisé », signifie : ce même Sang, dont il vient d’être question, est celui qui, le soir du jeudi saint, allait être répandu pour vous et pour beaucoup, en rémission des péchés.

Prononcer les paroles de la « forme » en leur donnant cette « portée » constituerait un « récit » du Sacrifice, mais en écarterait la réalisation dans l’ordre sacramentel. Les deux consécrations seraient donc, ipso facto, invalides.

Il y a donc une manière d’entendre la « forme » qui est « vraie », c’est-à-dire conforme à certains aspects de la réalité ; bien que l’intention spécifiée par cette manière de comprendre et d’interpréter la « forme » détruise la validité.

Celle-ci requiert que la « forme » soit prise au « sens composé » ; elle est annihilée si la « forme » est prise au « sens divisé ».

On comprendra ci-après ([17]) la portée de cette observation.

[16] Il est impossible que, prise au « sens composé », qui est le sens véritable, la forme du n.o.m. Hoc est enim corpus meum, quod pro vobis tradetur, ait le même « sens » et la même « portée » que la forme traditionnelle Hoc est corpus meum.

Deux modifications ont été apportées à la « forme », le 3 avril 1969. D’une part, quod pro vobis tradetur a été ajouté à Hoc est enim corpus meum. D’autre part, mysterium fidei a été supprimé et converti en « acclamation » proférée par le « peuple ». C’est sur la première de ces modifications que nous fixerons l’attention.

[161] Rappelons tout d’abord que le Sacrifice du Christ n’est renouvelé, dans l’ordre sacramentel, que dans la seconde consécration ([153] 3). Et que, dans l’ordre sacramentel, ni le Corps ni le Sang ne sont, au sens propre, « livrés » ; bien que Sang soit « répandu ».

1. En effet, selon la réalité propre de l’ordre sacramentel, ni le Corps ni le Sang ne sont « livrés », comme ils le furent sur la Croix par séparation d’avec l’Âme.

C’est donc l’ontologie de la Présence qui tout à la fois précise et fonde l’affirmation [161].

Cette première raison se trouve corroborée comme suit.

Selon la réalité propre de l’ordre sacramentel, le Corps demeure présent d’une manière toujours égale à elle-même, en vertu de la première consécration ; et cela, dans l’Hostie consacrée, soit avant soit après la seconde consécration. Or le Corps n’est pas « livré » lors de la seconde consécration, puisqu’il est alors rendu présent, non « formellement » en vertu de quoi que ce soit ayant raison de changement ou de séparation, mais « formellement » en vertu de la « concomitance » qu’implique l’unité d’esse du Verbe incarné. Il s’ensuit donc que le Corps n’est jamais « livré ».

Semblablement, le Sang n’est pas «livré» lors de la première consécration, puisqu’il est alors rendu présent, non «formellement» en vertu de quoi que ce soit ayant raison de changement ou de séparation, mais «formellement» en vertu de la «concomitance» qu’implique l’unité d’esse du Verbe incarné. Et comme le Sang demeure toujours «un» avec le Corps, en cette même manière, c’est-à-dire par mode de substance, il s’ensuit que le Sang n’est pas «livré», puisque le Corps ne l’est pas.

2. Si, selon la réalité propre de l’ordre sacramentel, ni le Corps ni le Sang ne sont « livrés » comme ils le furent sur la Croix, c’est-à-dire par séparation d’avec l’âme, selon cette même réalité, le Sang est répandu, c’est-à-dire séparé du Corps comme il le fut sur la Croix.

Le Sang set en effet séparé du Corps, lors de la seconde Consécration, en ce sens que la Présence en est alors spécifiquement distincte quant à la Communication même exercée par le Christ, de la Présence que la première Consécration réalise pour le Corps.

3. Ainsi, en usant de la rigueur d’expression que requiert une matière aussi grave, à la Messe, le Sang est répandu puisqu’il est séparé du Corps dans l’ordre sacramentel ; tandis que ni le Corps ni le Sang ne sont livrés, puisqu’ils demeurent unis à l’Âme. Il s’ensuit la conséquence que voici.

[162] Pries au «sens composé», la forme «nouvelle» ne peut avoir ni le même «sens» ni la même «portée» que la forme « traditionnelle ».

1. Quant au « sens », c’est évident.

Hoc est enim Corpus meum, quod pro vobis tradetur signifie en effet le Corps, en tant que celui-ci doit être livré. Tandis que, nous venons de le voir ([161]), Hoc est enim Corpus meum signifie, en la réalisant, la Présence du Corps, et ne signifie pas que le Corps soit « livré ».

2. Quant à la « portée ».

Le Corps n’étant « livré », en quelque moment que ce soit au cours de l’action consécratoire, l’adjonction de la clause quod pro vobis tradetur : « qui va être livré », entraîne que, prise dans son ensemble, c’est-à-dire au sens « composé », la première formule consécratoire ne peut avoir de portée réelle dans l’ordre sacramentel ; c’est-à-dire selon ce type de réalité qui est en propre celui de l’ordre sacramentel.

C’est dans l’ordre physique que le Corps a été en la situation de « devoir être livré », c’est-à-dire séparé du Sang et de l’Âme, bien que demeurant uni à la Divinité. Et par conséquent, c’est seulement dans l’ordre physique, et c’est seulement avant la mort sur la Croix, plus précisément le soir du jeudi saint, qu’a été conforme à la réalité, c’est-à-dire vraie, l’affirmation prise uniment, dans son ensemble, c’est-à-dire au « sens composé » : « Ceci est mon Corps qui va être livré pour vous. » Cela a été vrai eu égard au Sacrifice de la Croix. Cela n’est pas vrai : et, qui plus est, ce ne peut pas être vrai, eu égard au Sacrifice de la Messe.

3. Cela d’ailleurs ne doit pas surprendre. Car si le « sacrifice » consiste toujours en une « séparation », aussi bien dans l’ordre sacramentel que dans l’ordre physique, les modalités de cette séparation sont, ici et là, différentes.

La « séparation » est réalisée, dans la mort physique, entre l’Âme d’une part, le Corps et le Sang d’autre part. La « séparation » qu’inclut analogiquement le Sacrifice de la Messe concerne, «matériellement » si on peut dire, le Corps et le Sang ; et non pas l’Âme puisque celle-ci est toujours également présente, concomitamment soit au Corps soit au Sang. Et le changement, réel dans l’ordre sacramentel, qui constitue le Sacrifice de la Messe en tant qu’il renouvelle le Sacrifice de la Croix, concerne formellement, comme on l’a expliqué ([153]), la Présence du Sang, celle du  Corps étant expressément présupposée.

Le Sang est répandu, c’est-à-dire séparé du Corps ; parce que, selon le mode de Présence qu’entraîne directement l’ordination transcendentale de chacune des espèces consacrées au Christ, respectivement selon Son Corps et selon Son Sang, la Présence du Sang est réalisée indépendamment et pour autant « séparément » de la Présence du Corps. Voilà comment le Sacrifice de la Messe est semblable à celui de la Croix, et comment il en est le renouvellement.

Tandis que le Corps et le Sang sont unis entre eux, comme ils le sont à l’Âme et à la Divinité, au cours de l’une et l’autre consécration. Et, en ce sens, le Sacrifice de la Messe rend présent sur l’autel le Sacrifice de la Croix.

Dans ces conditions, le rapport que soutient avec le Sacrifice le Corps considéré en lui-même distinctement, n’est pas le même à la Croix et à la Messe. Dans le Sacrifice de la Croix, le Corps et le Sang y sont rigoureusement à parité ; le Corps est, par la mort, « livré » pour les pécheurs ; le Sang est, par la mort, répandu [est livré] en vue de la rémission des péchés. La séparation du Corps et du Sang ne fait qu’exprimer, dans l’ordre physique, la séparation ontologique d’avec l’Âme ; séparation en vertu de laquelle le Corps, directement, est « livré », le Sang l’étant parce qu’il est répandu à partir du Corps.

Tandis que, dans le sacrifice de la Messe, c’est l’enchaînement organique entre la Présence du Corps et la Présence du Sang, toujours respectivement unis à l’Âme, qui constitue en propre la réalité du Sacrifice.

Le rapport entre le Corps et le Sacrifice n’ayant pas la même structure à la Croix et à la Messe, il n’est pas surprenant que le «mode de signifier» qui convient au premier cas soit en fait, quant à la «portée», fallacieux dans le second. Qu’une formule soit « scripturaire » ne suffit pas à en fonder, encore moins à en justifier l’emploi dans la confection d’un sacrement. Le prétendre est une erreur, dont la Tradition de l’Église est demeurée vierge. Cette Tradition a été rompue le 3 avril 1969.

[17] Est-il possible que, prise au « sens divisé », la forme du n.o.m. Hoc est enim corpus meum quod pro vobis tradetur ait la même signification que la forme traditionnelle Hoc est enim corpus meum ?

Nous allons d’abord ([171]) déterminer, par une analyse d’ordre sémantique, quelles sont les conditions nécessaires pour qu’il en soit ainsi, c’est-à-dire pour que, prise au «sens divisé», la «forme nouvelle» puisse avoir la même signification que la forme traditionnelle. Nous confirmerons ensuite ([172]) cette détermination par le rapide examen de certaines liturgies grecques, celle de Saint-Jean-Chrysostome en particulier. Noue verrons également ([173]) que les liturgies latines qui remplissaient mal ces conditions ont été rapidement abandonnées, si tant est qu’elles aient jamais existé. Et nous conclurons ([174]) que la « forme » nouvelle, reviviscence sénescente de ces lointains ancêtres ne peut pas même en avoir la « vérité diminuée ».

[171] La « forme » nouvelle, prise au « sens divisé », ne pourrait avoir le même sens que la « forme » traditionnelle, que si la clause « nouvellement » introduite (Paul VI dixit : innovetur) quod pro vobis tradetur pouvait être, soit mentalement omise, soit conçue d’une manière seulement implicite.

1. Le « sens divisé » de la « forme nouvelle » est objectivement double.

Ce sens résulte en effet, comme celui de toute expression composée, de l’assemblage supposé réalisé entre les significations respectives des parties composantes, savoir en l’occurrence : d’une part, la signification de la forme traditionnelle Hoc est enim corpus meum ; d’autre part, la signification de quod pro vobis tradetur. Déterminer le « sens divisé » requiert donc deux actes différents.

Il est dès lors possible que le mot « corps », qui dans l’une et l’autre partie de la « forme » nouvelle, désigne le Corps du Christ, y soit pris respectivement à deux points de vue différents, en deux sens différents, à savoir :

1) « Ceci est mon Corps » : en tant que le pain est transsubstantié ;

2) « Ce Corps qui va être livré pour vous » : en tant qu’’il demeurait uni à l’Âme, dans l’imminence de la mort qui devait l’en séparer.

Le « sens divisé » inclut donc, en l’occurrence, une irréductible dualité.

2. Or il est impossible qu’un même acte soit spécifié de deux manières différentes.

Il est impossible, pour exercer l’acte de juger exprimé dans le verbe est, de se placer simultanément à deux points de vue différents. Il est impossible que l’objet d’un seul et même acte de l’esprit soit pris simultanément en deux sens différents. C’est la raison pour laquelle, nous l’avons observé ([161]), le « sens composé » de la « forme » nouvelle exclut la signification de la forme traditionnelle.

Et donc, si en vue de poser concrètement l’acte d’intelligence que requiert concrètement tel acte de consacrer, on veut utiliser la « forme » nouvelle au « sens divisé », force est de choisir : pour spécifier cet acte, un point de vue et un seul ; pour le mot « corps », une acception et une seule ; et donc, pour l’objet de cet acte, une des deux parties de la « forme » nouvelle et une seule.

Seule la partie retenue est alors l’objet du jugement proféré dans l’affirmation « est », et exprimée dans un verbum mentis, auquel correspond normalement un verbum oris ; puisqu’en effet, pour un acte de locution supposé conforme à ce qu’en exige la nature, la parole extérieure (verbum oris) exprime le verbe mental (verbum mentis) (cf [251]).

3. Donc en vertu de (1) et (2), pour que la « forme » nouvelle puisse avoir le même sens que la « forme » traditionnelle, il faut que la seconde partie, « nouvellement » ajoutée, quod pro vobis tradetur ne tombe pas sous l’affirmation est en laquelle consiste l’acte de juger.

Quelle peut être, dans ces conditions, la « portée » de la clause quod pro vobis tradetur ?

Étant supposé que ces mots sont prononcés par le prêtre, il leur correspond par le fait même un verbum oris. Mais deux cas sont possibles, selon qu’à ce verbum oris est ou non associé un verbum mentis.

31. La clause «nouvellement» ajoutée quod pro vobis tradetur fait l’objet d’un verbum oris, et non d’un «verbum mentis»

Cette prétérition est contre nature, puisque c’est au verbum mentis qu’il revient expressément de susciter, de justifier, de faire subsister, le verbum oris.

Il s’ensuit qu’au point de vue de la psychologie du sujet, cette prétérition est une « restriction mentale » ; elle « restreint » en effet le mens lui-même dans l’exercice de la fonction principale qui est la sienne, quant à la communication de la vérité.

Concluons. La « forme » nouvelle, entendue au « sens divisé », peut avoir, d’une première manière, la même « portée » que la « forme » traditionnelle. Cette première manière consiste en ce que le célébrant prononce seulement par les lèvres, et non par l’esprit, la clause « nouvellement » ajoutée : quod pro vobis tradetur. Et cela implique, au sens propre, pour le célébrant, une restriction mentale.

Nous reviendrons au paragraphe [26] sur les conséquences qui en résultent.

32. La clause « nouvellement » ajoutée quod pro vobis tradetur est censée faire, uniment comme il se doit, l’objet d’un « verbum oris » et d’un « verbum mentis ».

Il s’ensuit, nous l’allons voir, que ce verbum mentis devrait être, supposé que ce soit possible, « implicite ».

En effet, dans les conditions que nous venons de préciser, « qui va être livré pour vous » doit être coordonné intelligiblement à « ceci est mon corps », sans tomber directement sous le est dont l’affirmation constitue l’acte de juger. Car, s’il en était ainsi on retrouverait inéluctablement : soit, pour le mot « corps », la dualité de « mode de signifier » ci-dessus examinée [(1) et (2)] ; soit, pour l’ensemble de l’expression, le « sens composé ».

Le « sens divisé » de la « forme » nouvelle ainsi interprétée se présente donc comme suit :

a) Hoc est enim Corpus meum : Ceci, qui est du pain, est ceci qui est le Corps du Christ. Le « ceci » et le « sujet virtuel » de la « conversion » en vertu et au terme de laquelle le Christ est substantiellement présent selon Son Corps. Tels sont le « sens » et la « portée » de la « forme » traditionnelle.

b) Quod pro vobis tradetur : Ce Corps [quod] va âtre livré pour vous.

Cette, affirmation b) est considérée disjonctivement d’avec l’affirmation a) ; c’est en quoi consiste le « sens divisé » pour la « forme » prise dans son ensemble. Le « mode de signifier » qui doit être attribué à Corps dans l’affirmation b) est donc déterminé par le verbe « va être livré ».

c) Les deux affirmations a) et b) doivent être liées intelligiblement, puisqu’elles sont censées être l’objet d’un même acte mental, lequel a pour objet la « forme », prise au « sens divisé ». Or elles ne peuvent être liées que par ce qui leur est commun, c’est-à-dire par « corps ». Et comme le sens de là « forme » nouvelle est supposé être celui de la « forme » traditionnelle, « corps » doit être pris explicitement au sens qu’il a dans l’affirmation a), sens qui est parfaitement déterminé par le mode de signifier de l’affirmation est, laquelle est au présent. Et comme ce mode de signifier exclut celui qui est inhérent à l’affirmation b), il est impossible, nous l’avons observé [21], que ces deux « modes » soient visualisés l’un et l’autre explicitement à parité. Affirmer a) explicitement, en donnant à cette affirmation le « sens » et la « portée » de la « forme » traditionnelle, entraîne donc qu’il est impossible d’affirmer b) explicitement. Cette affirmation de b), supposé qu’elle soit possible, ne peut l’être qu’implicitement.

d) Concluons. La «forme» nouvelle, entendue au «sens divisé», peut avoir, d’une seconde manière, le même «sens» que la «forme» traditionnelle. Cette seconde manière, supposé qu’elle soit possible, consiste en ce que le célébrant n’affirme qu’implicitement la clause «nouvellement» ajoutée : quod pro vobis tradetur. Et cela implique, pour le célébrant, une sorte de strabisme mental dont nous examinerons les conséquences au paragraphe [26].

[172] Comparer la « forme » de certaines liturgies grecques, celle de Saint-Jean-Chrysostome en particulier, avec la « forme » nouvelle, rend manifeste et pour autant confirme, que la seconde comporte une radicale viciosité.

1. La « forme » nouvelle n’est-elle pas un texte de saint Paul, repris d’ailleurs dans la « forme » de la liturgie dite de Saint-Jean-Chrysostome ?

Exposons, d’une manière précise, cette apparente difficulté.

a) Rappelons, pour plus de clarté, les trois textes :

Hoc est enim corpus meum (Matth. xxvi, 26 ; Marc. xiv, 22) ;

Hoc est enim corpus meum, quod pro vobis datur (qui est donné pour vous) » (Luc. xxii, 19) ;

Hoc est enim corpus meum, quod pro vobis tradetur (qui va être livré pour vous) (I Cor. xi, 24).

b) Or, la liturgie de Saint-Jean-Chrysostome, dont la validité est hors de doute, emprunte à saint Paul la clause que reprend équivalemment saint Luc, et que la Vulgate a précisément transcrite en latin : quod pro vobis tradetur.

c) L’argument que nous venons de présenter ([16], [171]), n’est-il donc pas détruit par le fait : si,

dans l’Église, la « forme » nouvelle a été reconnue comme valide, comment prétendre qu’elle ne peut pas l’être ? Contra factum, non valet argumentum.

2. La « forme » nouvelle diffère du texte de saint Paul, repris dans la liturgie de Saint-Jean-Chrysostome, par le modus significandi.

Le « mode de signifier » est différent dans les deux versions, l’une grecque, l’autre latine. Au lieu et place du verbe au futur que comporte la version latine de I Cor. xi, 24, figure en effet, dans les trois versions grecques, un participe présent : « Ceci est mon corps ; ce corps qui, pour vous, est : « étant donné » (didÙmenon) (Luc. xxii, 19) ; « étant rompu » (kl≈menon) (I Cor. xi, 24 et liturgie de Saint-Jean-Chrysostome) ». Le participe présent joue le rôle d’un adjectif verbal. Le sens est donc ; « Ceci est mon corps, ce corps à qui il appartient, pour vous, d’être donné (saint Luc), d’être rompu (saint Paul, Saint-Jean-Chrysostome) ».

Il faut même ajouter que le texte de saint Paul présente des variantes selon les différents manuscrits.

La leçon la plus courte est vraisemblablement la meilleure. C’est celle que retient le Père Allo

(Commentaire sur la première épître aux Corinthiens) : « toËtÙ (ceci) mou (de moi) §stin (est) tÚ (le) s«ma (corps) ; t« (ce 􀀠corps) Íp¢r (pour) Ím«n (vous) » (I Cor. xi, 24). « Ceci est mon corps qui [est] pour vous » : « TÚ Íper-Ím«n », sans aucun participe.

Les participes qui figurent dans les autres versions, en particulier Saint-Jean-Chrysostome et la Vulgate, ont été ajoutés pour compléter une locution qui paraissait trop elliptique, et qui constitue donc très probablement la «leçon» primitive.

Notons, en passant, que présenter comme étant le fruit d’un « retour aux sources » une formule qui, en réalité, premièrement est un « ajout », deuxièmement est propre à la transcription latine, est une odieuse tromperie. On ne peut l’imputer qu’au « père du mensonge » (Jo. viii, 44), non du tout au Saint-Esprit.

Quoi qu’il en soit, tous ces textes, selon la version grecque, affirment tout simplement ceci : Être en état d’oblation est une qualité qui est inhérente au Corps du Christ.

Et, en effet, cette qualité lui appartient dès la conception, en vertu du décret de prédestination : « Vous n’avez voulu ni sacrifice ni oblation, mais vous m’avez formé un corps… Alors j’ai dit “me voici, je viens ô Dieu pour faire votre volonté”. C’est en vertu de cette volonté que nous sommes sanctifiés par l’oblation que Jésus-Christ a faite, une fois pour toutes de son propre corps » (Heb. x, 5-10).

Cette même qualité, en laquelle consiste l’état d’oblation, s’est actuée si l’on peut dire par la mort, d’une manière définitive. La mort a passé ; l’état oblatif dure éternellement : « le Christ est entré dans le ciel même [par son sacrifice], afin de se tenir désormais pour nous, présent devant la face de Dieu » (Heb. ix, 24).

3. L’irréductible difficulté qui est inhérente à la «forme » nouvelle, est montrée, a contrario, par la forme dite de Saint-Jean-Chrysostome.

31. Si la « forme » nouvelle soulève difficulté, c’est parce qu’elle contrevient à la norme ci-dessus rappelée ([171] 2).

Il est impossible qu’un même acte soit spécifié de deux manières différentes ; il est impossible, pour exercer l’acte de juger, d’attribuer à un même mot deux significations différentes correspondant respectivement à deux modus significandi différents.

Or la « forme » nouvelle comporte deux parties. Et, qu’elle soit prise au « sens composé » ou au « sens divisé », l’origine de la « difficulté » tient précisément à ce que chacune des deux parties implique, immanent à elle-même, un modus significandi qui lui est propre.

Si on considère le « sens composé », il doit n’y avoir qu’un seul verbum mentis. Dès lors, le modus  significandi qu’implique la seconde partie de la « forme » nouvelle exclut le modus significandi que requiert la première partie, lequel est celui de la « forme » traditionnelle ([16]).

Si on considère le « sens divisé », il n’est pas impossible en droit, au point de vue de la logique, d’admettre l’existence de deux verba mentis respectivement spécifiés par les deux parties de la « forme ». Mais se peut-il, au point de vue de la psychologie métaphysique, qu’un même acte mental intègre deux verba mentis, même en supposant que l’un est « explicite » et l’autre « implicite » ? Telle est la seconde forme de la même difficulté ([171] 32a).

32. Si la « forme » dite de Saint-Jean-Chrysostome est valide, en d’autres termes, si elle ne soulève aucune « difficulté », c’est parce qu’elle est conforme à la norme que nous avons ci-dessus rappelée ([171] 2).

La raison en est que l’affirmation « Ceci est mon Corps, auquel il est inhérent d’être rompu pour vous » ([172] 2), s’entend, comme il se doit dans l’usage concret, au « sens composé » ; et, corrélativement, elle comporte un seul modus significandi, lequel correspond à l’état du Corps tel qu’il est dans l’Hostie. C’est ce qu’éclaire le contraste entre les deux cas que nous comparons.

Il est, de soi, possible, d’attribuer simultanément à un même sujet, d’une part une opération, d’autre part une qualité. Il n’est donc pas incompatible, avec l’opération ayant pour « sujet », dans l’ordre sacramentel, le Corps du Christ, de mentionner, par mode de qualité, que ce Corps est, de toute éternité, ordonné à être livré. Telle est la « forme » dite de Saint-Jean-Chrysostome.

Tandis qu’il est impossible d’attribuer simultanément à un même sujet deux opérations qui sont du même genre, et qui, tant par leurs caractères propres que par les modus significandi qu’elles impliquent respectivement, s’excluent mutuellement. Il est incompatible avec l’opération sacrificielle réalisée dans l’ordre sacramentel, de signifier par mode d’opération que le Corps du Christ va être livré. Et cela est incompatible, parce que l’opération sacrificielle propre à l’ordre sacramentel ne porte pas formellement sur le Corps ; et parce que, signifiée au futur dans l’ordre sacramentel, l’opération sacrificielle a formellement pour objet la consécration du Sang, et non celle du Corps.

33. Que soit valide la forme utilisée dans la liturgie de Saint-Jean-Chrysostome n’implique donc pas que la forme du n.o.m. puisse avoir la même portée que la forme traditionnelle.

Alléguer une telle « implication », c’est-à-dire alléguer que la « forme » nouvelle est valide, parce que la « forme » dite de Saint-Jean-Chrysostome est valide, ce ne serait possible que moyennant une fraude portant sur le « modus significandi ».

Il faudrait en effet « faire comme si » quod pro vobis tradetur était une apposition dans laquelle le « temps » serait ipso facto celui de la proposition qui fait l’objet du jugement, c’est-à-dire le présent est de Hoc est enim Corpus meum, alors que le « temps » explicité dans quod pro vobis tradetur est le futur.

Or, « faire comme si » on faisait ce qu’en réalité on ne fait pas, en propres termes, c’est frauder.

34. Le célébrant qui use de la « forme » nouvelle, en visant à lui donner la signification de la « forme » traditionnelle, peut donc avoir trois comportements différents.

Il est possible de le confirmer, en observant que ces comportements se trouvent, a priori, situés et précisés par la méthode de dichotomie.

De deux choses l’une en effet :

1) Ou bien le célébrant « prend au sérieux » le fait qu’il prononce quod pro vobis tradetur.

Alors, nous venons de le voir, deux cas sont possibles :

11) Ou bien le célébrant ne profère pas de verbe mental, c’est-à-dire qu’il ne conçoit rien qui correspondrait à ces paroles. Il pratique alors la restriction mentale (31).

12) Ou bien le célébrant profère le verbe mental qui correspond aux paroles quod pro vobis tradetur. Mais, supposé que ce soit possible, ce verbe demeure à l’état implicite tandis que le verbe mental que spécifient les paroles Hoc est enim Corpus meum, est explicite.

Le célébrant pratique alors, s’il y réussit, le strabisme mental (32) ; car c’est la force intellective elle-même qui, dans ces conditions, est parasitée par une actuation secondaire dérobée à l’actuation primaire.

2) Ou bien le célébrant ne prend pas au sérieux le fait qu’il prononce quod pro vobis tradetur.

Alors il peut, en les proférant seulement des lèvres [ore, non mente], concevoir mentalement autre chose que ce que ces paroles signifient.

Ce troisième cas constitue une désintégration beaucoup plus profonde que les deux premiers, eu égard à la norme connaturelle de l’intellection. Cette norme est un effet que, le même acte étant uniment « penser » et « parler », les paroles signifient ce que conçoit l’esprit ; en d’autres termes, l’unité d’exercice du verbe mental et du verbe oral doit en contenir l’identité quant à la spécification ([251]). Receler une dualité, au lieu et place de l’identité, c’est frauder.

4. Concluons. On voit que comparer la « forme » nouvelle avec la forme dite de Saint-Jean-Chrysostome : d’une part, confirme la conclusion du paragraphe précédent ([171]), par la première partie (1) de l’alternative posée en (34) ; d’autre part, décèle la radicale viciosité de la « forme » nouvelle, par la seconde partie de la même alternative.

Au lecteur qui estimerait trop subtiles les considérations que nous venons de développer, nous faisons observer que si les protestants acceptent la « forme » nouvelle, et pas la « forme » traditionnelle, il y a certainement une raison. Nous reviendrons sur ce point au paragraphe suivant [1924].

[173] La « forme » nouvelle n’a-t-elle pas été en usage aux premiers siècles de l’Église ?

Nous examinons dans ce paragraphe quels sont les fondements de cette hypothèse. Précisons brièvement quelle en est la portée. S’il était vrai que la « forme nouvelle » ait été en usage aux premiers siècles de l’Église, cette « forme », que nous appelons « nouvelle » serait en réalité primitive par rapport à la « forme » traditionnelle. Ne s’en trouverait-elle pas, ipso facto, accréditée ?

Anterior, ergo melior ?

Notre propos n’est pas d’insérer ici une étude historique. Mais la Tradition étant une source de la doctrine révélée, il importe particulièrement de la consulter lorsque les réalités dont il s’agit sont d’institution divine. Nous allons voir que trois documents suggèrent comme n’étant pas impossible le fait que la « forme » nouvelle ait été en usage à Rome au iiie siècle, bien qu’ils n’établissent pas le fait avec certitude.

1. Le document intitulé : La Tradition apostolique.

L’auteur en est saint Hyppolite de Rome. Il s’opposa, au titre d’antipape à saint Calixte (􀁧 222) ; ce qui ne l’empêcha ni de mourir martyr (235) ni d’être canonisé. Il écrivit, vers 215, en grec. Or possède un fragment d’une antique traduction latine, conservée dans une collection normes juridiques orientales. Voici, d’après Dom Bernard Botte 1, le texte de l’anaphore :

Accipite manducate, hoc est corpus meum quod pro vobis confringetur.

Similiter et calicem dicens : Hic est sanguis meus qui pro vobis effunditur. Quando hoc facitis, meam commemorationem facitis.

Le Dictionnaire d’archéologie, tome xxi colonne 619, remplace confringetur par frangitur.

Telle est probablement la raison pour laquelle Dom B. Botte traduit confringetur par le présent : « Prenez, manges, ceci est mon corps qui est rompu pour vous. »

1 Hyppolite de Rome, La Tradition apostolique d’après les anciennes versions, par Bernard Botte o.s.b. Paris Cerf 1966.

(Note de l’auteur)

Effunditur est au présent, et Dom B. Botte traduit : « De même, le calice, en disant : ceci est mon sang qui est répandu pour vous. Quand vous faites ceci, faites-le en mémoire de moi. »

On voit par là, au point de vue strictement littéral, qu’en ce qui concerne, dans la « forme », la partie « nouvellement » ajoutée quod pro vobis tradetur : le futur tradetur n’est pas mieux fondé que le présent frangitur.

2. Le document intitulé : Les Constitutions apostoliques.

Il s’agit d’une vaste compilation en huit livres, dont le huitième est un remaniement de la Tradition apostolique. Le texte est écrit en grec. L’anaphore comporte, pour le Corps, l’adjectif verbal au futur yrÍptÙmenon (de yrÍptv : rompre, briser, broyer) ; lequel apparut dans I Cor. xi, 24, dans le codex D.

Les Constitutions apostoliques n’apportent donc pas de précision nouvelle.

3. Le De sacramentis du pseudo-Ambroise.

« Ce texte n’est pas, comme le Canon romain, un texte proprement liturgique. C’est une citation donnée par un écrivain au cours d’un traité sur la messe, texte qu’il explique et qu’il commente ; ce qui a permis à certains auteurs, entre autres F. X. Funk, de n’en pas faire grand cas. » 2

Voici, d’après Dom B. Botte 3, le texte de l’anaphore :

« Accipite et edite ex hoc omnes, hoc est enim corpus meum quod pro multis confringetur » (v, 21).

« Accipite et bibite ex hoc omnes, hic est enim sanguis meus » (v, 22).

« Accipite et edite ex hoc omnes, hoc est enim corpus meum » (v, 23).

Cette « source » n’apporte donc, elle non plus, aucune précision nouvelle.

4. On voit donc qu’on peut se borner à considérer « la Tradition apostolique ».

La formule quod pro vobis tradetur se trouve, pour autant, accréditée ; avec une probabilité 1/2 si on peut dire (tradetur ou frangitur). Il n’y a donc là qu’une vraisemblance.

De plus, cette vraisemblance n’est acquise que pour le début du troisième siècle. On ignore ce qu’ont pu être, avant 215, les formules consécratoires en usage dans la primitive Église.

[174] La « forme » nouvelle n’a-t-elle pas été en usage aux premiers siècles de l’Église ? Nous examinons dans ce paragraphe quelle est la vraisemblance de cette hypothèse.

Le « vrai-semblable », c’est le « semblable » au vrai. La « vrai-semblance » d’une chose, c’est, objectivement, le rapport que soutient cette chose avec la vérité qui la norme ; et c’est, subjectivement, la résultante des « raisons pour » et des « raisons contre ».

Nous allons déterminer la vraisemblance de l’hypothèse proposée, en précisant successivement :

1) quelles sont les « raisons pour » ([174]) ; 2) quelles sont les « raisons contre » ([175]), ce qui revient à rappeler quelles sont les raisons en faveur de la « forme » traditionnelle ; 3) quel est le fondement de la préséance soit des unes soit des autres ([176]).

Nous allons donc examiner, dans ce paragraphe [174], les raisons qui postulent en faveur de l’hypothèse énoncée en [173], [174]. Cela revient à examiner quelle est l’« autorité », au titre de « lieu théologique », du document intitulé « La Tradition apostolique ».

Citons deux opinions autorisées (1), (2) ; nous en tirerons ensuite les conclusions (3).

2 F. Cabrol, cité dans le Dictionnaire d’Archéologie, page 21 col. 647. (Note de l’auteur)

3 Ambroise de Milan. Des Sacrements. Des mystères, par Dom B. Botte, Paris, Cerf 1961. (Note de l’auteur)

1. Dom B. Botte (op. cit. paragraphe 11, pp. 16-17).

« Il faut d’ailleurs ici éviter un anachronisme. C’en est un de considérer que l’analyse d’Hippolyte représente le Canon romain du iiie siècle, au même titre que celui de saint Grégoire est celui du vie. Au iiie siècle, on en est encore à la période de libre composition (1), Hippolyte nous le dit lui-même.

Les formules de la Tradition apostolique sont des textes composés à Rome au iiie siècle, mais ce ne sont pas des textes officiels immuables, ce sont des modèles.

… Il faut donc se garder d’exagérer dans un sens ou dans l’autre. Ce n’est pas une description de « la liturgie romaine » du iiie siècle à l’état pur ; mais il est encore beaucoup moins vraisemblable qu’Hippolyte ait présenté une description qui n’avait aucun rapport avec la réalité vécue à Rome. »

2. J. A. Jungmann s.j. Missarum solemnia. (Théologie n° 21, Paris Aubier 1954 ; p. 111)

« Le coeur de l’action eucharistique et par là de la Messe entière est, dans toutes les liturgies connues, le récit de l’institution contenant les paroles consécratoires. Ce qui nous frappe ici surtout, c’est de constater que les textes de ce récit – et ce trait est d’une netteté particulière dans les plus anciens, qu’ils aient été transmis jusqu’à nous, ou qu’ils aient été restitués grâce aux études comparatives – ne reproduisent jamais purement et simplement l’un des textes de l’Écriture. Ils remontent à une tradition antérieure à l’Écriture. Nous touchons ici une conséquence du fait que l’eucharistie fut célébrée longtemps avant que Paul et les évangélistes aient pris la plume. Les fortes divergences des textes bibliques eux-mêmes sur ce point précis s’expliquent sûrement par le même fait. Nous avons manifestement en eux des vestiges de vie liturgique de la première génération » (p. 111).

Le même auteur continue :

« L’adoption du texte scripturaire est également presque complète. De tous les éléments du récit dans le n. t. il ne manque à notre canon, en dehors de l’invitation à répéter le geste énoncé dans saint Paul et dans saint Luc dès la consécration du pain, et du trait noté par saint Marc xiv, 23 : et biberunt ex illo omnes qu’un seul fragment de texte ; mais, chose étrange, un fragment très riche de sens, l’apposition ajoutée par Paul et Luc aux mots Hoc est corpus meum : quod pro vobis datur. Son absence étonne d’autant plus qu’elle figurait dans les deux plus anciens textes romains qui nous soient parvenus, sous cette forme : quod pro vobis (ou pro multis) confringetur. Elle a donc dû être sciemment supprimée entre le ive et le viie siècle, pour un motif que noue ignorons. [Botte, p. 6 émet l’hypothèse que la suppression pourrait tenir à la simplification du rite de la fraction. C’est peu vraisemblable]. Par contre, le plus ancien texte connu de la messe romaine, celui de saint Hippolyte, omet près de la moitié du texte biblique » (p. 111).

Le R. P. Jungmann explicite, au n° 30 de son ouvrage (version en anglais), « les deux plus anciens textes romains » auxquels il fait allusion. Nous les avons reproduits ci-dessus ([173] 1).

3. Les deux savants auteurs que noue venons de citer nous dispensent donc tout à la fois un enseignement objectif et une prudente circonspection.

a) Ignoramus, ignorabimus !

Dom B. Botte, avec une sereine fluence qui n’étonnera personne, n’affirme clairement qu’une seule chose, à savoir que la connaissance de la liturgie romaine primitive relève actuellement, non du «certain» mais du «peu vraisemblable».

Ce qui en effet est «beaucoup moins vraisemblable», c’est que la description d’Hippolyte n’ait aucun rapport avec la réalité. Or ce « beaucoup moins » se réfère à un degré qui déjà est « peu » ; tel est le modus significandi usuel. « Quoi », est peu vraisemblable ? Il faut le chercher dans le membre de phrase qui précède, savoir : «La [Tradition apostolique] n’est pas une description de la liturgie romaine du iiie siècle à l’état pur». Ce qui donc est peu vraisemblable, puisque cela n’est pas, c’est que la description d’Hippolyte corresponde à la réalité « à l’état pur ».

Voici donc, en termes clairs, le bilan de la connaissance historique.

Première affirmation, qualifiée « peu vraisemblable » : « La description d’Hippolyte fait connaître la liturgie romaine du iiie siècle à l’état pur ».

Seconde affirmation, qualifiée « encore beaucoup moins vraisemblable » : « La description d’Hippolyte n’a aucun rapport avec la réalité vécue à Rome ».

Or la seconde affirmation n’est pas seulement « encore beaucoup moine vraisemblable » ; pratiquement, elle est fausse. Car, si un témoin décrit une situation, pourrait-on supposer que la description qu’il en propose n’ait « aucun rapport avec la réalité » ? Ce témoin ne livrerait pas même un mythe, il serait un halluciné.

En sorte que le degré de vraisemblance de la première affirmation n’est pas majoré par comparaison avec celui de la seconde qui est « zéro ».

Il faut par conséquent conclure que Dom Botte estime peu vraisemblable que la description d’Hippolyte fasse connaître la liturgie romaine du iiie siècle à l’état pur.

On voit donc que, de l’aveu des spécialistes compétents, il est impossible de savoir si quod pro vobis tradetur a été intégré à la « forme » aux premiers siècles de l’Église.

b) Altiora te ne quæsieris.

Le R. P. Jungmann reconnaît qu’à partir du viie siècle, la « forme » a été, dans l’Église latine, Hoc est enim Corpus meum. Il le reconnaît, en affirmant que l’apposition quod pro vobis tradetur « a dû être sciemment supprimée pour un motif que nous ignorons ».

Prenons acte de la conclusion. Il est certain que la « forme » traditionnelle est demeurée inchangée durant treize siècles au moins.

Mais observons également que le R. P. Jungmann affirme plus qu’il ne prouve. Car l’apposition quod pro vobis tradetur n’a été supprimée que si elle a existé. Et le R. .P. Jungmann ne prouve pas, pas plus que Dom Botte, que cette apposition ait existé.

4. La vérité est donc :

que premièrement on ignore si quod pro vobis tradetur était intégré à la «forme» dans les premiers siècles de l’Église ; car on ne peut le supposer qu’avec trop peu de vraisemblance ; que, deuxièmement, si cette apposition a existé, elle a été supprimée sciemment au viie siècle ou avant ; que, troisièmement, la cause de cette absence ou de cette suppression échappe à la compétence des historiens : altiora te ne quæsieris.

[175] La « forme » traditionnelle n’a-t-elle pas été en usage dans l’Église, dès les temps apostoliques ?

Nous allons dans ce paragraphe établir la vraisemblance de cette thèse.

La « forme » traditionnelle est accréditée par la Tradition vivante de l’Église, par l’« Autorité de cette Tradition ».

Car c’est cette « forme » qui a pour ainsi dire normé le jaillissement même de la vie de l’Église, durant treize siècles au moins. Le fondement immédiat de la « forme » traditionnelle, n’est donc pas l’interprétation aléatoire d’un document écrit, mais la certitude que diffuse l’expérience de la vie.

Comment se peut-il que cette « forme » ait été changée ? Nous l’examinerons au paragraphe suivant ([176]), en comparant l’hypothèse qui a fait l’objet des paragraphes [173] et [174], et la thèse que nous allons maintenant exposer.

La « forme » traditionnelle est précisément colle qui s’insère organiquement dans la Tradition vivante de l’Église et qui, par le fait même, en est inséparable.

1. L’Église a toujours estimé que la Tradition dont elle prend sans cesse conscience constitue, pour la « forme » traditionnelle, un fondement auto-suffisant.

Citons trois témoignages.

– Innocent III, en date du 29 novembre 1292, repend par la lettre Cum Marthæ circa, à Jean exarchevêque de Lyon :

« Tu Nous demandes qui a ajouté dans le canon de la messe à la forme des paroles que le Christ lui-même exprima quand il transsubstantia le pain et le vin en son corps et sang, ce qu’aucun des évangélistes n’a exprimé… Dans le canon de la messe se trouve interposée l’expression mysterium fidei aux paroles elles-mêmes… En vérité, nous voyons qu’il y a beaucoup de choses qui ont été omises par les évangélistes, soit des paroles soit des actes du Seigneur, et que nous lisons avoir été suppléées ensuite par les Apôtres, soit en paroles soit par leurs actes… » (Denz. 414).

– Le Concile de Florence, par la bulle Cantate Domino du 4 février 1441 promulgua un décret doctrinal à souscrire par les Jacobites comme condition préalable à leur retour à l’unité de l’Église catholique. Ce décret contient le paragraphe suivant : « Mais comme dans le décret pour les Arméniens on n’a pas expliqué la forme des paroles que l’Église Romaine, fondée sur l’autorité et la Doctrine des Apôtres, a toujours employée dans la consécration du corps et du sang du Seigneur, Nous avons cru convenable de l’insérer dans celui-ci : dans la consécration du corps, elle emploie cette forme de paroles : Ceci est mon corps et dans celle du sang : Parce que ceci est le calice de mon sang, du nouveau et éternel testament, mystère de foi, qui sera répandu pour vous et pour beaucoup en rémission des péchés » (Denz. 715).

– Catéchisme du Concile de Trente. Du Sacrement de l’Eucharistie, ch. xviii :

« Nous devons tenir pour certain que la « forme » de la seconde consécration est ainsi formulée : Ceci est le Calice de mon Sang, de la nouvelle et éternelle Alliance, le mystère de la Foi, qui sera versé pour vous et pour plusieurs, pour la rémission des péchés. De ces paroles plusieurs sont tirées de l’Écriture, et l’Église a reçu les autres d’une tradition apostolique. On trouve dans saint Luc et dans l’Apôtre : Ceci est le Calice ; et dans saint Luc ainsi que dans saint Matthieu : de mon sang, ou mon sang de la nouvelle Alliance, qui sera versé pour vous et pour plusieurs, pour la rémission des péchés.

Quant à ces autres expressions, éternelle et mystère de la Foi, nous les tenons de la tradition interprète et gardienne de la Vérité catholique. »

Ces trois documente affirment, avec autorité, cela même que, nous l’avons vu, observait déjà saint Thomas : « la Tradition du Seigneur est parvenue à l’Église par l’intermédiaire des Apôtres. »

Nous tenons donc ce principe comme étant établi, au regard de l’intellectus fidei. Il est possible que certaines données aient été à l’origine, communiquées seulement par paroles et par gestes, au sein de la Tradition qui est vie, sans laisser de trace en quoi que ce soit d’écrit. C’est d’ailleurs, notons-le en passant, une manière d’assurer l’arcane qui est en usage dans les religions orientales.

Les historiens critiques objectent que ce n’est pas prouvé. Mais d’une part, eux non plus ne prouvent rien, ils doivent eux-mêmes l’avouer ([174] a) ; et, d’autre part, ils méconnaissent que la critique historique n’est ni la seule ni surtout la principale source qu’il faille consulter, en vue de décider de la vérité.

On reconnaît la triple errance de l’historicisme, condamné par saint Pie X dans l’encyclique Pascendi :

1) Ruiner la possibilité de croire, en exigeant, pour exercer la Foi, des arguments d’ordre rationnel qu’il est en fait impossible de donner.

2) Ériger en absolu, par le truchement de cette exigence, une discipline qui, au mieux, n’étreint la vérité que prostituée dans la contingence.

3) Placer sous l’hégémonie de cette discipline, et sous le régime de l’opinion, les données les plus primitives de la métaphysique et de la révélation.

Ces errances n’ont pas positivement raison de preuve, en faveur du principe que nous avons rappelé (12) ; elles le confirment cependant, parce qu’elles décèlent, dès l’origine, l’inanité des critiques qui en sont hypothéquées.

2. La « forme » traditionnelle n’est-elle pas constituée par les paroles mêmes du Seigneur ?

21. La « portée » de cette question, en concerne la fois l’objet et le principe de résolution.

– Paul VI fait ressortir que la « forme » nouvelle est constituée par les verba dominica (Missale romanum ; editio typica p. 9). C’est à bon droit. Le prêtre confectionnant le Sacrement « en étant tourné vers la mémoire du Christ », il convient en effet qu’il utilise les propres paroles du Christ.

– En est-il réellement ainsi ? La « forme » de l’Eucharistie est-elle constituée par les verba dominica ?

Le fait est que la question se trouve re-posée, par la promulgation du n.o.m.

Car, d’une part, la « forme » a été changée. Et, d’autre part, la même réponse affirmative est donnée à cette même question : après le changement, par Paul VI ; avant le changement, par toute la tradition que réfléchissent les documents cités plus haut (11, 12), et dont saint Thomas par exemple, en citant saint Ambroise, se fait l’écho : « La forme de ce sacrement est-elle Ceci est mon Corps, Ceci est le Calice de mon Sang ? [Après avoir formulé quatre objections, saint Thomas se réfère à saint Ambroise pour accréditer sa propre conclusion]. La consécration est opérée par les paroles du Seigneur Jésus, non par » [le reste]. Consecratio fit verbis et sermonibus Domini Jesu (saint Ambroise, De sacramentis iv, ch. 4) (Somme théologique, iiia q. 78 a. 1).

La question (2) se trouva donc « re-posée ». Voilà le fait. Il faut en examiner le « comment ».

22. Comment la question (2) se trouve-t-elle à nouveau posée, par la promulgation du n.o.m. ?

– La question se trouve posée par le fait que le libellé des verba dominica, justement chers à Paul VI, a été changé. Car changer sans raison, ne changer que pour changer, ce serait directement contraire à la Tradition, aussi chère à Paul VI que les verba dominica. Or, les formules étant employées expressément pour signifier, la motivation du changement est à deux degrés. C’est-à-dire que, premièrement, il faut qu’au changement de « forme » corresponde un changement de « contenu » ; et que, deuxièmement, ce changement de « contenu » ait lui-même une raison.

– En ce qui concerne le premier point, nous nous bornons présente ment à prendre acte du fait.

Nul ne fera accroire que la « forme » nouvelle ait exactement la même « portée » que la « forme » traditionnelle. Car, supposé qu’il en fût ainsi, d’une part, c’eût été « changer pour changer », et porter par conséquent une atteinte sacrilège au Dépôt le plus sacré ; d’autre part, les protestants refuseraient la « forme » nouvelle au même titre que la « forme » traditionnelle.

Observons d’ailleurs que le changement concerne formellement la « portée » de la formule, par le jeu du « mode de signifier », et non le contenu intelligible objectivement signifié.

C’est parce que, spontanément, ils se sont placés à ce second point de vue, que les commentateurs n’ont pas fait cas des différences que la promulgation du n.o.m. a mises en évidence.

Ainsi saint Augustin, après avoir transcrit Matth. xxvi, 26, poursuit simplement : « Ces mêmes choses sont notées par Marc et Luc : Haec et Marcus Lucasque commemorant » (De consensu Evang. Livre iii, ch. 1). Il explique ensuite pourquoi saint Luc fait deux fois mention du Calice, mais il ne signale même pas le quod pro vobis datur que saint Luc ajoute à saint Matthieu. Semblablement, saint Thomas, commentant I Cor. xi, 24 (leçon v) s’étend très longuement sur la métaphysique de la transsubstantiation, qu’implique Hoc est Corpus meum. Et il termine brièvement : « Le Christ, en disant quod pro vobis tradetur, touche au mystère de ce sacrement ; lequel est en effet représentatif de la passion divine par laquelle Il a livré pour nous son Corps à la mort ». Ainsi, au point de vue du contenu intelligible, quod pro vobis tradetur achève Hoc est enim Corpus meum et permet de le mieux situer.

– Ainsi, la question posée par la promulgation du n.o.m. concerne formellement la « portée » : la « forme » a été matériellement modifiée, pour que la « portée » en soit changée. Mais, d’une part, cette modification entraîne évidemment que la question (2) se trouve re-posée ; et d’autre part, le changement de « portée » requiert lui-même d’être justifié.

Voilà donc, apparemment ou réellement ? deux interrogations.

Tout, cependant, serait simple, si ces deux changements, l’un concernant la question (2), l’autre la «portée» de la «forme», étaient objectivement la même chose exprimée à deux points de vue différents. Il n’y aurait alors qu’une seule interrogation. Et il faudrait alors comprendre la réforme de Paul VI de la manière suivante : La « forme » a été modifiée matériellement pour que la « portée » en soit changée ; mais ce changement de « portée » consiste tout simplement en ceci : la « forme » nouvelle est constituée par les verba dominica [tandis que la forme traditionnelle ne l’était pas]. C’est bien cette manière de comprendre qu’impose à l’esprit le texte de Paul VI. C’est qu’en effet, la « forme » étant modifiée, le lecteur attend qu’une raison en soit donnée ; or, la seule détermination attribuée à la nouvelle « forme » est d’être constituée par les verba dominica. Le texte ne comporte pas la proposition que nous soulignons et plaçons entre crochets ; mais il n’est cohérent que si on le sous-entend.

Or, comprendre de cette manière, ce serait se laisser induire en erreur. Car la motivation véritable du changement de « portée », n’est pas avouée. Il n’est cependant possible de la déceler, que si d’abord on écarte l’estimation qui en est erronée. Nous allons donc montrer que la motivation du changement de « portée » n’est pas que la « forme » nouvelle soit constituée par les verba dominica ; parce que, même s’il en est ainsi, la « forme » traditionnelle est, elle aussi, et a fortiori constituée par les verba dominica.

23. La « forme » traditionnelle est constituée par les paroles même du Seigneur.

– Cette affirmation se trouve, nous l’avons vu, remise en question. Exprimons-la avec précision.

Désignons par verba dominica les paroles que le Christ a prononcées en instituant l’Eucharistie.

Nous avons observé (11) que, dans l’Église, on a toujours admis, globalement, trois choses qu’il est plus clair de distinguer.

a) Un principe. Il convient éminemment que la forme de l’Eucharistie soit constituée par les verba dominica.

b) Une norme générale concernant la mise en oeuvre de ce principe. La « forme » qui est intégrée à la confection d’un sacrement est, en droit, d’institution divine (c’est d’ailleurs le principe a) ). Les déterminations ultérieures qui en sont éventuellement requises sont normées par l’exigence propre de l’ordre sacramentel ; elles n’ont pas à être subordonnées à des élaborations d’ordre technique, qui sont étrangères à la nature du sacrement.

c) Un fait. Les verba dominica sont telles et telles.

La Constitution Missale romanum : 1) réaffirme le principe a) ; 2) ne donne guère d’assurance concernant la norme b) ; 3) donne à entendre que les verba dominica sont transcrites avec exactitude dans I Cor. xi, 24, et non dans Matth. xxvi, 26. Qu’en est-il au juste ? C’est ce qu’il faut examiner.

– Les témoignages concernant les verba dominica.

Nous avons ci-dessus ([172] a) rappelé quels sont les trois témoignages écrits. Saint Marc, pour ce qui nous occupe, suit saint Matthieu. Et la question, re-posée, est de savoir s’il faut retenir, avec toute la Tradition, le témoignage de saint Matthieu (et de saint Marc).

Or, la valeur d’un témoignage dépend, au premier chef et toutes choses égales d’ailleurs, du rapport que soutient le témoin avec ce dont il témoigne. Qui a assisté l’évènement, qui y a participé activement, c’est celui-là qui, toutes choses égales d’ailleurs, a qualité pour témoigner ; c’est celui-là que d’abord il faut croire, et écouter. Il faudrait avoir perdu le sens, pour accorder la préséance au témoignage inéluctablement médiatisé de celui qui n’a pas assisté à l’évènement.

Or, il est certain que saint Matthieu a participé à la Cène ; il est très probable que saint Luc n’y a pas assisté ; et il est certain que saint Paul n’y a pas assisté.

Il faut, il est vrai, tenir compte de ce qu’affirme saint Paul : « J’ai reçu moi-même du Seigneur ce que je vous ai transmis… » (I Cor. xi, 23).Saint Paul a donc reçu les verba dominica qu’il transmet.

Mais quel qu’a pu être le mode de la réception, il a été autre que le mode de la transmission. À cause de cette différence, le « contenu transmis » peut se trouver affecté par les habitudes de pensée de l’auteur inspiré. Cette donnée, sur laquelle on a tant insisté depuis un demi-siècle, vaut pour saint Paul en particulier.

Tandis que le témoignage de saint Matthieu, supposé qu’il soit vraiment de lui (cf [176]), jouit de ce privilège que le mode de transmission en est humainement le même que le mode de réception.

Et il est clair qu’un évènement aussi sublime a laissé, dans la mémoire de l’Apôtre, un souvenir aussi aigu qu’indélébile. L’expérience montre que les circonstances dans lesquelles le plus intime de l’être est atteint ou bien passent inaperçues ou bien sont intégralement retenues.

– On voit donc qu’en ce qui concerne les verba dominica au sens précis qui a été défini, le témoignage de saint Matthieu l’emporte sur lui de saint Paul, ex parte testis.

C’est ce qu’a estimé toute la Tradition. Et c’est l’une des raisons pour lesquelles, en application du principe et de la norme ci-dessus rappelés [a) et b)], la « forme » traditionnelle est constituée par le texte de saint Matthieu. Il est par conséquent plausible qu’elle ait été en usage dans l’Église dès les temps apostoliques.

D’autre part, il est faux que le changement de « forme » ait pu être motivé par l’introduction des verba dominica. Attendu que celles-ci sont « déjà » dans la « forme » traditionnelle ; et, même, l’authenticité en est mieux assurée que dans la « forme » nouvelle.

[176] Comment se peut-il, et pourquoi se fait-il que la « forme » traditionnelle ait été changée ?

1. Le changement paraît impossible, parce qu’il n’est aucunement fondé dans les témoignages scripturaires concernant les verba dominica.

Changer la « forme » requiert expressément, nous l’avons observé ([175] 22), d’être justifié, et ne pourrait l’être que par référence au motif effectivement allégué, savoir la fidélité aux verba dominica. Or les témoignages qui concernent les verba dominica ne sont d’aucun appui pour la clause nouvellement ajoutée quod pro vobis tradetur. D’une part en effet, ex parte testis, saint Matthieu l’emporte sur saint Paul ([175] 23). D’autre part, ex parte objecti, rappelons : que premièrement la version grecque, originale, de saint Luc comporte un adjectif verbal qui est au présent (ce Corps à qui il appartient d’être donné pour vous) ; que, deuxièmement, la meilleure leçon du verset paulinien ne comporte aucune détermination verbale (ce corps à qui il appartient d’être pour vous).

L’argument que nous proposons suppose évidemment que les témoignages scripturaires ci-dessus allégués ont été rédigés par les témoins auxquels ils sont respectivement attribués. Si l’attestation de saint Matthieu, en réalité n’est pas de saint Matthieu, il est impossible de faire valoir, en sa faveur, quelque préséance que ce soit.

2. C’est la « remise en question » des témoignages scripturaires concernant les verba dominica, qui a au moins rendu possible, sinon provoqué, le changement de la « forme ».

21. En quoi consiste cette « remise en question » des témoignages scripturaires concernant les verba dominica?

Il suffit, pour le comprendre, de lire attentivement le passage du R. P. Jungmann que nous avons déjà cité ([174] 2), et dans lequel nous soulignons le point important.

« Les textes du récit de l’institution remontent à une tradition antérieure à l’Écriture. Nous touchons ici une conséquence du fait que l’eucharistie fut célébrée longtemps avant que Paul et les évangélistes aient pris la plume. Les fortes divergences des textes bibliques eux-mêmes sur ce point s’expliquent sûrement par le même fait. Nous avons manifestement en eux des vestiges de vie liturgique de la première génération » (page 111).

Voilà donc remise en question, incidemment maie radicalement, la valeur des témoignages scripturaires concernant le récit de l’Institution. Ils ne seraient, et cela « manifestement » ! que des vestiges de vie liturgique de la première génération.

22. Si ladite remise en question est « valable », c’est-à-dire si on peut tenir dato non concesso que les récits de l’Institution sont simplement « des vestiges de vie liturgique de la première génération », alors on s’explique, non toutefois sans conditions (cf. 23), que la « forme » traditionnelle ait pu être changée.

Si, en effet, le verset 26 du chapitre xxvi de saint Matthieu est une sorte d’irruption ou d’éruption qui vient on ne sait d’où, mais « manifestement » d’ailleurs que tout le contexte, alors il faut remettre en question de la même manière saint Luc. xxii, 19 et également I Cor. xi, 24. Il faut tenir à la fois : que l’épître est de saint Paul ; et que, d’autre part, saint Paul ayant rédigé bien après que l’eucharistie ait été célébrée, il est « manifeste » que les versets 24, 25, 26 (et ceux-là seulement !) sont dans le texte attribué à saint Paul un vestige de vie liturgique dont l’expression est imputée à saint Paul. Ce qu’on allègue comme étant manifeste, concernant saint Matthieu, il faut l’affirmer de saint Paul. Car, si saint Paul a « reçu du Seigneur », « intellectuellement ou imaginativement (?) », saint Matthieu a reçu du Seigneur, à la fois spirituellement et physiquement, c’est-à-dire conformément à la nature de l’homme et à l’économie du sacrement.

Si donc il en est ainsi, dato non concesso faut-il le répéter, alors on peut « choisir », ad placitum, pour la « forme » de l’eucharistie, l’un des témoignages imputés à saint Matthieu, ou à saint Luc ou à saint Paul. Car ces témoignages sont égaux, négativement. En ce qui les concerne, deux choses sont « manifestes », conformément, notons-le en passant, aux deux pseudo-principes de l’évolutionnisme élaboré par le Père Teilhard de Chardin.

Le premier est que tout découle d’un donné originel. Ce donné est en l’occurrence, « la vie liturgique de la première génération ». Ce survient après, précisément parce que c’est après, ne peut venir que de ce qui est « posé » avant : post hoc, ergo propter hoc. Les récits de l’Institution sont postérieurs à la vie liturgique de la première génération ; donc, manifestement, affirme le R. P. Jungmann, ils en sont un « vestige ».

Le second pseudo-principe consiste, dans le langage savant du P. Teilhard, en l’« effacement des pédoncules évolutifs ». C’est-à-dire qu’ayant affirmé – premier principe – que ce qui est après était déjà dans ce qui est avant, on doit affirmer – second principe – qu’il est impossible de savoir comment ce qui est après procède de ce qui est avant. « Les récits bibliques de l’Eucharistie sont des vestiges de vie liturgique de la première génération ». C’est « manifeste », puisque le R. P. Jungmann le tient pour tel. L’auteur se croit donc dispensé de toute explication. Comment les vestiges de vie liturgique ont-ils été parachutés dans les textes bibliques ? Est-ce en passant par le cerveau des auteurs inspirés ? Est-ce par interférences fortuites dans la copie des manuscrits ? Ignoramus, ignorandum est.

Ainsi, « c’est manifeste » affirme le R. P. Jungmann. — « Mon Père, quelle preuve donnez-vous ? »

— « La preuve, c’est précisément qu’il est en droit impossible de savoir comment cela arrive ».

Concluons qu’il est manifestement impossible de prendre le R. P. Jungmann au sérieux.

23. La remise en question des témoignages scripturaires ne rend compte du changement de la « forme » sacramentelle que si on renonce à affirmer que les verba dominica constituent, pour cette  forme », la norme primordiale.

Il est en effet impossible que le « vestige » contienne davantage que ce dont il n’est qu’un vestige ; et il est impossible qu’il le contienne avec plus de certitude. Les récits bibliques de l’Institution ne contiennent donc, selon la théorie du R. P. Jungmann, que ce que contenait « la vie liturgique de la première génération ». Cette vie liturgique comportait la célébration de l’Eucharistie, avec les verba dominica ; cela, on peut et on doit le supposer. Mais, d’une part, jusqu’à quel point la « première génération » a-t-elle entendu le réaliser ? Et d’autre part, qu’a-t-elle réalisé. On n’en sait rien, puisque le document le lus ancien remonte à 215, et puisqu’il renseigne d’une manière imprécise ([174] 3)

Le liturgisme absolu débouche dans l’ignorance invincible. Si, pour fonder la « forme » de l’Eucharistie, on prétend survoler les récita bibliques et se référer à la liturgie primitive parce qu’ils n’en sont que les vestiges, il est impossible d’avoir quelque assurance que ce soit concernant les verba dominica. C’est Hippolyte, pose-t-on, qui est le premier témoin, puisqu’il est, pour la liturgie discipline supposée première, l’auteur du récit le plus ancien. Hippolyte ne parlant pas de saint Matthieu, le verset attribué à saint Matthieu n’est qu’un vestige… comme beaucoup d’autres. Hippolyte citant un texte qui est semblable à I Cor. xi, 24, ce verset est supputé authentique, il est les verba dominica, parce que l’usage en fut « liturgique ». Or, en réalité, de l’aveu unanime des auteurs compétents ([174], 3), il n’y a aucune certitude.

On voit donc que l’argument auquel ont recours les liturgistes-historiens pour montrer que les verba dominica sont I Cor. xi, 24, plutôt que Matth. xxvi, 26, cet argument ruine le fondement même de quelque certitude que ce soit concernant les verba dominica. C’est par conséquent une forfaiture et une tromperie que de présenter une soi-disant redécouverte des verba dominica, comme fondant la substitution de la « forme » nouvelle à la « forme » traditionnelle.

3. La « remise en question » doit être mise en question.

31. La « remise en question » des témoignages scripturaires concernant l’Institution doit être examinée, parce qu’elle est présentée au titre d’opinion.

C’est ce que manifeste l’usage des deux adverbes « sûrement », et « manifestement », dans le passage du R. P. Jungmann que nous avons souligné (21).

Ces adverbes, en fait, diminuent la portée objective de l’affirmation, car s’ils la modalisent dans le sens d’un «plus», c’est en la référant au sujet. Si affirme : «c’est cela», ou bien je dis la vérité, ou bien je mens. Si je dis : «c’est sûrement cela», j’induis mon interlocuteur à partager l’assurance que j’ai moi-même ; mais je consignifie que je ne suis pas absolument assuré, assuré au point de pouvoir affirmer simpliciter : «c’est cela». En d’autres termes, si je pouvais affirmer tout simplement : «c’est cela», il serait vain de dire : «c’est sûrement cela». Les mêmes remarques valent pour «manifestement».

Le R. P. Jungmann affirme, d’autorité, une thèse chargée de très graves conséquences ; il tempère apparemment ce dogmatisme intransigeant, en induisant le lecteur candide à partager sa propre conviction. « Je trouve que c’est manifeste, vous êtes donc mentalement diminué si vous êtes d’un autre avis ». Cette présentation est fort habile ; mais elle ne prouve rien. Le R. P. Jungmann ne présente en réalité qu’une hypothèse, au titre d’une opinion à laquelle il accorde sa propre conviction. Il convient donc d’examiner cette hypothèse.

32. La « remise en question » des témoignages scripturaires concernant l’Institution de l’Eucharistie, découle immédiatement de la doctrine élaborée par Henri Irénée Marrou au sujet de la connaissance historique.

H. I. Marrou définit l’histoire comme « le fruit d’une action, d’un effort en un sens créateur… une aventure spirituelle où la personnalité de l’historien s’engage tout entière » (H. I. Marrou, De la connaissance historique. Paris, Éd du Seuil, 1954 ; p. 204).

C’est cette conception de l’histoire que l’auteur impute aux Évangélistes. Et il tire, de cette imputation, les conclusions qu’il exprime catégoriquement : « Il serait plus naïf encore d’imaginer qu’on puisse décomposer ce témoignage [des Évangélistes] et, séparant le bon grain de l’ivraie, isoler un pur noyau de “faits” authentiques : les Évangiles ne sont pas un témoignage direct sur la vie du Christ, ils sont un document primaire, et d’une valeur incomparable, sur la communauté chrétienne primitive : nous n’atteignons Jésus qu’à travers l’image que ses disciples se sont faite de lui… » (p. 108).

H. I. Marrou se réclame d’ailleurs de théoriciens antérieurs : « Nous commençons seulement (car les fondateurs de la formgeschichte, encore trop soumis à la tradition établie par le xixe siècle, n’ont pas su tirer toutes les conclusions qui se dégagent des principes si féconds si féconds qu’ils ont eu le mérite de poser) à nous rendre compte qu’il fallait d’abord comprendre ce qu’était un Évangile : ce n’est pas un recueil de procès-verbaux, de constats d’évènements, plus ou moins exacts ou tendancieux… » (p. 107).

L’hypothèse du R. P. Jungmann est, on le voit, la stricte application, dans un domaine particulier, de la thèse énoncée en général par H. I. Marrou.

Si « nous n’atteignons Jésus qu’à travers l’image que ses disciples se sont faite de lui » (Marrou), nous n’atteignons la Cène « qu’à travers la vie liturgique de la première génération » (Jungmann).

Quant aux récits bibliques de l’Institution, « ils n’en sont pas des procès-verbaux », « ils ne permettent pas d’isoler comme un noyau un fait authentique », « ils ne sont pas un témoignage direct sur la vie du Christ » (Marrou). Ils sont tout simplement « des vestiges de vie liturgique de la première génération » (Jungmann).

Il était prévisible que l’ouvrage de H. I. Marrou, tant par l’objet que par la foi ardente de l’auteur, aurait une grande influence, notamment dans cet univers clos qu’est le monde ecclésiastique.

L’affirmation gratuite du R. P. Jungmann n’a pas de fondements autres que ceux de la doctrine marrouaque, dont elle est simplement l’application. Nous sommes donc reconduits à examiner, brièvement, cette doctrine.

33. La thèse élaborée par H. I. Marrou au sujet de la connaissance historique est une thèse d’historien, dans laquelle l’ivraie étouffe le bon grain. (Nous renvoyons à la Revue des sciences philosophiques et théologiques ; tome 39, n° 4 ; pp. 569-602).

Cette « thèse » consiste à opposer deux conceptions de l’histoire, l’une personnaliste (h = P/p), l’autre objectiviste (h = P+p), et à faire l’apologie de la première. L’histoire (désignée par h), est « la connaissance du passé humain » (p. 32), « connaissance élaborée en fonction d’une méthode systématique et rigoureuse » (p. 33). Cette méthode est spécifiée par le rapport qui existe entre le passé P, et le présent de l’historien p. L’historien objectiviste (et positiviste) vise à réduire p, le plus possible, afin de dégager P. L’historien personnaliste admet d’emblée que P est donné dans p.

L’auteur est contraint de concéder que l’historien doit se faire «objectiviste» sur certains points, par exemple : «Napoléon Bonaparte a existé» ; cependant, ces données triviales étant dénuées d’intérêt, H. I. Marrou soutient que l’histoire est en droit personnaliste. Et comme il ne propose, habilement, pour l’établir, que des comparaisons dénuées de portée véritablement analogue, il affirme en définitive, sans le prouver, que la conception personnaliste de l’histoire est la seule vraie.

Il affirme par conséquent, catégoriquement et sans le prouver, non seulement que P peut être connu dans p, maie également que P ne peut être connu que dans p : « nous n’atteignons Jésus qu’à travers l’image que ses disciples se sont faite de lui » (p. 108). Cette assertion n’est pas imputable à un excès de langage. Elle réfléchit avec exactitude l’exclusivisme aberrant qui écarte a priori, sans qu’aucune raison en soit donnée, les conclusions établies par des méthodes qui n’ont l’agrément ni d’ H. I. Marrou ni de ses disciples.

Ainsi, quand saint Jean dit : « Et celui qui l’a vu en rend témoignage, et son témoignage est vrai… » (Jo. xix, 35) ; ou bien : « Ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et ce que nos mains ont touché du Verbe de Vie » (I Jo. i, 1), faudrait-il comprendre, en vertu d’une théorie de l’histoire supposée la seule vraie, que saint Jean n’entend pas renvoyer à Jésus en s’effaçant devant Lui, mais que saint Jean entend livrer l’image qu’il s’est faite de Jésus ?

Et quand saint Matthieu, qui assista à la Cène, rapporte les paroles de Jésus : « Prenez et mangez, ceci est mon Corps » (Matth. xxvi, 26), faudrait-il admettre que ce qu’affirme saint Matthieu n’est pas historiquement prouvé ; parce qu’en vertu de la thèse du R. P. Jungmann supposée vraie, rien de l’Eucharistie n’est historiquement accessible qu’au travers de la vie liturgique de la première génération ?

Qui faut-il croire, même en ce qui concerne la nature de l’histoire ? Saint Jean ou H. I. Marrou ?

Saint Matthieu accrédité par quinze siècles de tradition, ou le R. P. Jungmann ou Paul VI qui affirment sans donner aucune raison ?

34. Concluons. La mise en question des témoignages scripturaires qui concernent l’Institution de l’Eucharistie et les verba dominica, est privée de tout fondement. La vérité est qu’on ne possède, actuellement, aucun document concernant formellement la liturgie eucharistique des deux premiers siècles. S’il n’est pas impossible que la « forme » quod pro vobis tradetur ait été en usage dans la primitive Église, il est, a fortiori, positivement possible, et plausible, qu’elle ne l’ait pas été. Comment se peut-il, dans ces conditions, que la « forme » ait été changée ? Il fallait bien, pour cela, donner une raison. Cette apparence de raison, ce fut, nous venons de le voir, une fallacieuse remise en question. Que ce changement fût ainsi rendu possible n’exigeait cependant pas qu’on le réalisât. La raison déterminante, non avouée mais opérante, le pourquoi du changement et pas seulement la possibilité, est que les protestants acceptent la « forme » nouvelle, tandis qu’ils refusent la forme traditionnelle. Nous serons en mesure de le mieux expliquer, au paragraphe [19], après avoir précisé, en fonction de ce qui précède ([16], [17]), quel est le statut sémantique de la « forme » nouvelle.



[1] Tout ce paragraphe [3], qui demanderait beaucoup de précisions voire de corrections, est l’occasion de présenter le dessein que j’ai en mettant au propre le présent «manuscrit». Il est de rendre hommage au R. P. Guérard des Lauriers qui, par ses études et par ses écrits, a si bien mérité de l’Église catholique et lumineusement porté le témoignage de la foi. Il est aussi de contribuer au discernement théologique de la réforme liturgique issue de Vatican II, afin que le rejet en soit plus motivé et plus vigoureux. Il est enfin de pouvoir fournir à tous ceux qui veulent réfléchir et travailler un document d’une valeur exceptionnelle. Ce document, toutefois, est un travail inachevé, qui aurait demandé à être repris, unifié et corrigé — ne serait-ce que pour tenir compte des acquis des travaux postérieurs du R.P. Guérard des Lauriers. Cela n’a pas été fait par l’auteur et je n’ai pas l’intention (ni les capacités) de le faire à sa place. Je le transcris donc tel quel, sans y rien changer, pas même la ponctuation très particulière et parfois déroutante. Mais je me permettrai de marquer, par des notes de bas de page, mon avis sur telle ou telle affirmation qui me semble par trop imprécise ou erronée. Sauf mention contraire, toutes les notes sont donc de l’Abbé Hervé Belmont.

Pour revenir au paragraphe [3], le R. P. ne tient pas ici compte du fait que la notion d’infaillibilité est un analogue. L’Église catholique, par constitution divine, possède trois pouvoirs : le pouvoir de Magistère (ou d’enseignement), le pouvoir d’ordre (ou de sanctification) et le pouvoir de gouvernement (ou de juridiction). Elle est infaillible, mais de façon différenciée, dans l’exercice suprême et dans l’exercice habituel de ces trois pouvoirs. L’infaillibilité dans la promulgation des rites sacramentels garantit divinement et la conformité du rite à la foi catholique et la validité du rite (les deux choses sont d’ailleurs liées), mais elle ne rend pas du tout irréformables les rites en eux-mêmes. $Poser la question de la validité du n.o.m., tout comme poser la question de son accord avec la sainte foi, n’est donc pas nier l’infaillibilité de l’Église en la matière (ce que semble ici faire le R.P. Guérard des Lauriers), mais bien poser en même temps et inéluctablement la question de la validité de l’autorité qui l’a promulgué, autrement dit la question de l’existence de l’Autorité pontificale en Paul VI (et en ses successeurs qui maintiennent le n.o.m.).

[2] Ici, et en de très nombreuses occurrences de ce texte, il faut entendre ordination non pas au sens de transmission du sacrement de l’ordre, mais au sens de disposition juridique, sacramentelle ou magistérielle, par laquelle l’autorité ordonne l’Église et ordonne à l’Église.

[3] Marcel DE CORTE. Le Pape, la Papauté, l’Église («Courrier de Rome», n°169, pp. 2-8). «Ce n’est pas lui, le pape, porteur d’un nom qui lui appartient d’une manière exclusive, que l’infaillibilité affecte, mais l’institution dont il n’est que le représentant transitoire et mortel… Pie XII est infaillible lorsqu’il promulgue au nom de l’Église (et non au sien !)…» Tout ce paragraphe est un regrettable tissu de contre-vérités. L’infaillibilité appartient à toute l’Église, mais en étant dans la personne du Pape parlant «ex cathedra», sous les quatre conditions précisées, un charisme personnel.

M. Marcel De Corte a pleinement raison de combattre la papolâtrie. Il faut, pour le faire avec vérité, et partant avec fruit, remonter aux causes, analyser et critiquer le volontarisme. Il est au contraire dangereux et stérile d’alléguer, concernant le Pontife romain, une doctrine proche de l’hérésie qui est celle de l’église orthodoxe, non celle de l’Église catholique romaine. [Note de l’Auteur]

[4] Le Saint Sacrifice de la Messe. (Revue Itinéraires, n°146) Ce n° 146 ne contient pas la traduction française du Breve Esame adressé à Paul VI par les cardinaux Ottaviani et Bacci, elle est éditée à part. Le Nouvel Ordo Missæ. (Revue La Pensée catholique, n° 122.)

[5] Note doctrinale (publiée comme supplément à la revue Défense du Foyer, n° 111). Nous désignerons ce document par le mot Note. Et nous indiquerons entre parenthèses les pages auxquelles nous nous référons.

[6] Paul VI. Profession de foi, 30 juin 1968.

[7] Concile de Trente, Session VI. Décret sur la justification. Denzinger 1523.

[8] S. Thomas le rappelle comme allant de soi [iiia q. 48, a. 1 (Cf. ia-iiæ, q ; 114, a. 6)], et le pose en principe. Puis il observe que le Christ, ayant une grâce de Chef, mérite pour chacun de ses membres. Reste à expliquer «comment».

[9] Nous employons les deux expressions, «par dérivation», «par concomitance» : afin de ne rien présumer en ce qui concerne celle des théories du mérite qu’on peut adopter

[10] Saint Paul emploie ce mot (logizô) pour signifier le fait d’attribuer effectivement à quelqu’un une chose qui cependant ne lui est pas due en justice. Rom. iv, 4 ; iv, 9, etc.

[11] Creatura quædam est ([La nature humaine du Christ est] une certaine réalité créée) (S. Thomas. Somme iiia q. 2, a. 7).

[12] Cela eût été vrai, même si l’Incarnation se fût réalisée indépendamment du péché. Le sacrifice eût alors purement consisté dans le «sacrum facere» ; et il eût atteint, en l’état du Verbe incarné, sans aucun acte violent, son parfait accomplissement. L’Incarnation étant en fait rédemptrice, elle réalise ce même accomplissement, autrement cependant

[13] Bernard Durst, o.s.b. Wie sind die Gläubigen an der Feier der hl. Messe beteiligt ? Beuron, Beuroner Kunstverlag 1951.

[14] Revue des Sciences religieuses 27, 1953, pp. 314-316.

[15] Concile de Trente : Acta t. viii (Fribourg, Herder, 1919, pp. 916 sqq). N° 420, Abusus, qui circa venerandum Sacrificium evenire solent, partim a patribus deputatis animadversi, partim ex multorum praelatorum dictas et scriptis excerpti, [8, augusti] 1562. (…) Item consideranda in offertorio quaedam, ut illud, quod panis non consecratus vocetur hostia sancta et immaculata, oblata pro vivis et defunctis.

— Item illud, quod vinum, antequam consecretur, vocetur calix salutaris. (p. 917 ; lignes 16-18.)

[16] Item in offertorio pro defunctis consideranda sunt quædam verba, quae ad infernum damnatorum pertinere videntur. (p. 917, lignes 26-27).

[17] Les renseignements qui suivent se trouvent dans la note 2, p. 916.

[18] L’Évêque de Vintimille observe,  à propos de la liste des abus» : «Mais Mgr le Cardinal Seripandus ne prendra pas en considération les motifs [indiqués dans cette liste]». «Cela montre assez (poursuit la note 2) que le libello est loin d’avoir parfaitement plu. C’est ce qui résulte également d’une lettre de l’Archevêque de Corinthe. Ces collectionneurs d’abus en ont mis ensemble tant et tant, qu’il y aurait beaucoup à dire. A moins que la doctrine ne devienne pour beaucoup l’occa-sion de tromper ; en vue de plaire à César et à la France qui désirent faire traîner en longueur et provoquer des délais».

[19] [Episcopus Mutinensis] Quia omnes isti canones comprehenduntur in canonibus antiquis, antiqui essent innovanti, non autem nova edenti… Canones abusuum non placent, sed fiat unus canon, ut dixit Segobiensis (Acta, p. 933).

[20] Decretum de observandis et evitandis in celebratione missarum, publicatum in eadem sessione sexta Tridentina, sub Pio Papa quarto (Acta, pp. 962-963).

[21] Recte tamen hoc offertorium de poenis animarum in purgatorio detentorum intelligendum esse, demonstrat A. Franz, — l. c., 222 sq. (Renvoi 4, au texte relevé note 24).

[22] Il y a trois manières, chacune propre et irremplaçable, de signifier la même réalité : «conversion» est susceptible d’une acception très générale. Nous écrirons : Conversion, lorsque ce mot désignera en fait le cas de l’Eucharistie ; «transsubstantiation» désigne de soi un type particulier de conversion, au sens objectif passage d’une substance à une autre. On peut montrer que la transsubstantiation n’est pas impossible. Elle est, pour le croyant, une réalité dont l’expression est dogmatiquement précisée. Nous désignerons cette réalité en écrivant : Transsubstantiation ; «consécration» a, comme «conversion» de multiples sens. Nous écrirons : Consécration, pour désigner l’acte par lequel se réalise la Transsubstantiation. La Consécration connote donc un aspect temporel et liturgique : instant de la Consécration.

[23] Fin du XIè siècle. D’après le missel cartusien réédité à Lyon en 1713, conformément à l’ordination du Chapitre général tenu en 1706.

[24] C’est-à-dire rite parisien au début du XIIIè siècle.

[25] L’Ordo de S. Pie V comprenait, au cours du Canon (du Te igitur à la Communion) vingt-huit signes de Croix. Ces signes réitérés rappelaient constamment à l’attention du célébrant et des assistants que la Messe est précisément le Sacrifice de la Croix. Serait-ce donc un hasard que le nombre de ces signes ait été progressivement diminué par des ordonnances successives, depuis dix ans. Et enfin, dans le nouvel Ordo, il ne reste qu’un seul signe de Croix, organe témoin voué probablement à disparaître : et benedicas + haec dona… (Prex I, Te igitur) : ut nobis Corpus et + Sanguis fiant… (Preces II, III, IV, avant la Consécration). La liturgie use, comme l’ordre sacramentel, des signes sensibles, et pas seulement de paroles. Renoncer à ces signes, et également aux paroles qui en précisaient clairement le contenu, c’est en fait renoncer à la doctrine qui se trouvait signifiée simultanément par les uns et par les autres. L’offertoire cartusien comporte le signe de la Croix et conjointement la mention du Sang et de l’Eau.

Le nombre de ces signes de Croix figurait également dans la première liste des abus (Libello) relevés dans les Actes du Concile de Trente (Cf. note 23) : «Item in eo offenduntur multi, quod scil. supra hostiam consecratam fiant tot cruces et signa, quasi aliquid desit ad sacrificationem hostiae, si illa praetermittantur». (Acta, tome viii, p. 917 ; lignes 19-20)

«Beaucoup s’offusquent de ce que l’on fasse, sur l’Hostie consacrée, tant de croix et de signes comme si, à leur défaut, quelque chose manquait au caractère sacrificiel de l’Hostie».

Rien certes ne manque, ni à l’Hostie consacrée, ni au «Calice de l’Éternel salut». À eux seuls, objectivement, ils réalisent le Sacrifice de la Messe. Mais la grâce d’un sacrement, infailliblement attachée à la réalisation du signe, ne laisse pas d’être en fait mesurée par l’acte de foi de celui qui la reçoit. Et la ferveur de cet acte de foi est, en général, favorisée par les signes qui en suggèrent mieux la signification. Le nombre des signes de croix n’a pas été retenu par leConcile comme constituant un «abus». Les observations que nous avons présentées à propos de la désignation «hostia immaculata» valent, exactement de la même manière, dans ce second cas.

[26] Qui figure, entre autres, au rite cartusien primitif.

[27] Per hujus aquæ et vini mysterium ejus efficiamur divinitatis consortes, qui humanitatis nostræ fieri dignatus est particeps. Puissions-nous, par le mystère de ce pain et de ce vin, être rendus participants de la nature divine de Celui qui daigna revêtir notre humanité

[28] Nous mettons, dans ce qui suit, l’expression «identité dans l’être» entre guillemets afin de rappeler qu’elle doit être entendue au sens qui est expliqué dans tout le contexte.

[29] Vatican I. Constitutio de Fide catholica. Denz 3016.

[30] Certaines «secrètes» le confirment. Ainsi, celle de la Messe de la Sainte Trinité : «Sanctifica, quæsumus, Domine Deus noster, per tui sancti nomini invocationem, hujus oblationis hostiam et, per eam nosmetipsos tibi perfice munus æternum».— «Par cette hostie offerte en sacrifice, faites de nous-mêmes pour Vous une oblation éternelle».

En nous intégrant dans l’acte d’oblation que va réaliser la Consécration, nous désirons être nous-mêmes convertis en oblation éternellement. Et nous devons exprimer ce désir par une prière, avant l’Acte de la Consécration : car celui-ci ne réalise pour nous plénièrement que ce dont nous portons déjà en nous l’attente divinement.

La «Prex» III exprime la même idée : «Ipse [Christus] nos tibi perficiat munus æternum». Mais ce désir est exprimé après la Consécration, lorsque déjà est accompli l’Acte qui aurait pu, mais en l’instant où il fut posé, réaliser en l’assumant ce désir à la condition que celui-ci eût été préalablement exprimé.

Cette Prex III constitue un témoignage typique de haute compétence en faveur des liturges-chartistes qui l’ont élaborée. Ils savent beaucoup, et le savent. Ils ne comprennent rien, et l’ignorent.

[31] Constitution Sacrosanctum Concilium, n° 50, a.a.s. t. lvi, 1964, p. 114.

[32] Et comme, dans la réalité, le «pourquoi» et le «comment» ne peuvent pas ne pas s’enchaîner, la manducation ne se présente plus seulement comme constituant la «fin» de la «Coena dominica sive Missa». Peu à peu, graduellement et quoi qu’on en veuille, c’est la manducation qui devient expressive de la nature même de la synaxe eucharistique. Ce ne devrait pas être ? Certes ! Mais, c’est ainsi. Il faudrait enfin reconnaître la réalité des causes de ce qui justement est la réalité.

[33] Ps. xi. 2 : Diminutæ sunt veritates a filiis hominum.

Littéralement, selon le texte de la Vulgate : «Les vérités sont diminuées par les enfants des hommes». Cette traduction exprime bien le sens de tout le passage : «les fidèles disparaissent d’entre les enfants des hommes. On se dit des mensonges les uns aux autres : on parle avec des lèvres flatteuses et un cœur double».

Le nouvel Ordo est «double». Il «diminue la vérité», en ne suggérant de celle-ci qu’un aspect dérivé, et en laissant croire cependant qu’il en exprime l’intégralité

[34] Le lecteur pourra observer que ces conclusions sont semblables à celles du Père Philippe de la Trinité, au terme de son étude «L’offertoire du nouvel ordo missæ — Note critique» (La Pensée catholique, n° 129, pp. 26-40). L’Auteur compare le nouvel offertoire à celui de l’Ordo romain. Il n’a pas de peine à conclure que le nouvel offertoire est ambivalent et qu’il favorise l’interprétation protestante de la synaxe eucharistique. Si le nouvel offertoire inaugure un sacrifice, celui-ci est situé d’emblée comme étant un sacrifice subjectif, spirituel, et non comme étant un sacrifice propitiatoire se réalisant dans l’ordre sacramentel. L’Auteur compare ensuite deux des versions successives qu’ont comportées certains numéros de l’Institutio generalis (Introduction officielle au nouvel Ordo) ; il observe d’heureux amendements, et il estime que, en vertu même de l’idée qui les a inspirés, le nouvel offertoire lui-même devrait être amélioré.

Notre point de vue est un peu différent ; aussi ne nous parait-il pas inutile de publier la présente étude, achevée d’ailleurs il y a plus d’un an.

D’une part, ces «versions successives», passant toutes subrepticement sous la même signature donnée par le Pape le 3 avril 1969, manifestent, venant de l’Autorité, une désinvolture éhontée à l’égard des plus élémentaires exigences de la légalité. Au nom de la même signature, on annulera demain, contre l’orthodoxie, les concessions que par crainte du scandale on paraît lui faire aujourd’hui. L’optimisme vainqueur du P. Philippe de la Trinité nous fait craindre qu’il n’ait pas encore «compris».

D’autre part, souhaiter que soient réintroduites, dans le nouvel offertoire, les précisions qui le rendraient acceptable, alors que l’Offertoire romain exprime ce que précisément l’offertoire du Sacrifice de la Messe doit exprimer, c’est oublier que l’Église est fondée avant tout sur la tradition : Custos et Magistra (Vatican I. Constitutio de Fide catholica, cap. 3, Denz. 3012). L’Église n’est Maîtresse (et Mère, ajouta Jean XXIII) qu’en étant Gardienne, en «conservant le dépôt» (I Tim. vi. 20), non en substituant, à ce qui est clair pour tous et définitivement fixé, un processus évolutif ouvert à l’hérésie. Nous ne souhaitons pas que le nouvel offertoire soit amendé ; nous disons que l’Offertoire romain doit être conservé. De l’«esprit mou», Seigneur délivrez-nous !